autoText/data/LesForcatsDuMariage-lower.txt
2023-08-21 08:40:23 +02:00

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Raw Blame History

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parmi toutes les libertés revendiquées de nos jours, il nen est pas qui soulève plus de questions et de controverses que le divorce. le divorce est-il juste ? est-il moral ? ou bien est-il nuisible aux liens de la famille, et partant à lordre social ? lindissolubilité nest-elle pas nécessaire à la dignité du mariage, au bonheur et à lavenir des enfants ? la société a-t-elle le droit dintervenir dans lassociation de lhomme et de la femme ? a-t-elle le droit de leur prescrire des devoirs qui, dans lordre naturel, ne relèvent que de lamour, et den punir la violation ? aux époux seuls nappartient-il pas de juger ce qui est utile à leur bonheur et à leur progrès moral ? lautorité sociale peut-elle exercer une pression sur lâme et le corps des époux, simmiscer dans leurs rapports intimes, sans porter une grave atteinte à la liberté individuelle ? est-ce que ce droit quelle sarroge ne constitue pas un abus de pouvoir ? nest-il pas admis dans notre législation comme un principe, que tout contrat dassociation, aliénant perpétuellement la liberté des contractants, est nul de droit ? pourquoi cette exception pour lassociation du mariage ? mais, dabord, quest-ce que lautorité sociale ? et qui lui confère le droit dintervenir ? autrefois, elle reposait sur deux principes reconnus aujourdhui radicalement faux : la sanction divine et linégalité. elle était un droit pour ceux qui lexerçaient, quils sappelassent rois, aristocrates, prêtres. alors les inférieurs, stigmatisés comme tels, avaient le devoir dobéir à leurs supérieurs, prétendus élus de dieu. cétait dieu qui avait dicté les lois, dieu qui nommait ses représentants. telle était lidée autoritaire du passé. mais, dans lopinion moderne, lautorité nest plus quune fonction déléguée par les intéressés pour exécuter leur propre volonté. or, quelle peut être la volonté de deux êtres qui sunissent ? le bonheur, la garantie de ce bonheur, et pour les enfants, la sécurité de lavenir. ici comme partout le droit nouveau est en lutte avec le droit ancien. nos lois portent encore lempreinte de lantique despotisme et de larbitraire dune croyance et dune loi morale qui croulent de toutes parts. sans doute la loi essentiellement chrétienne de lindissolubilité, car ce fut dabord un dogme avant dêtre une loi, eut sa raison dêtre. dans la primitive église, elle a joué incontestablement un rôle moralisateur. elle a sauvé alors la famille qui périssait à rome par le divorce ou plutôt par la répudiation trop facile. sans doute, dans ces temps à demi barbares, le système de lindissolubilité fut lié au triomphe de la civilisation elle-même. on ne peut en nier dailleurs la grandeur morale. certes, léternité du lien conjugal serait lidéal. cest lespérance de linfini déposée dans les cœurs. il est impossible de saimer profondément, ardemment, sans souhaiter léternité de lamour. en outre, lamour a besoin de durée, parce que cest un élément de perfectionnement et de progrès, et parce que la famille est son but ; or, on ne peut se modifier en quelques mois, ni élever des enfants en quelques années. enfin la polygamie énerve les populations qui la pratiquent. le changement de relations porte aux excès, et les excès produisent chez lindividu un affaiblissement moral et physique, qui vicie la génération dans son germe. quels doivent être en effet lesprit et le but de toute loi morale ou sociale ? prévenir une souffrance, empêcher un mal. avant nos moralistes et nos législateurs, la nature a posé son code de morale : elle a mis le châtiment à côté du mal, la souffrance à côté de labus. mais si, pour prévenir les abus et les dangers réels de la polygamie, on tombe dans un mal pire, celui denchaîner pour la vie, comme deux forçats à un boulet, deux êtres qui se haïssent ; si lon arrive à faire un enfer de cette vie conjugale quon a posée comme réalisant lidéal de lamour, nest-il pas évident quil faut une loi qui brise le lien que la loi a formé, et qui répare les erreurs involontaires, si communes dans le mariage ? nous le répétons, lintervention sociale ne peut être quune délégation des intéressés, et par conséquent ne doit pas sexercer contrairement à leur vœu, à leur liberté intime et à leur bonheur. le but et la mission de la loi, cest dempêcher quon nuse de sa liberté pour faire tort à autrui. son rôle dans le mariage doit être principalement de garantir lexécution du contrat, de veiller à ce que les époux respectent leurs intérêts réciproques, et à ce quils remplissent les charges et les devoirs de la paternité. elle doit encore sattacher à prévenir la démoralisation, la souffrance, lappauvrissement social autant quindividuel. or, dans létat de notre société, dit un de nos écrivains les plus autorisés, monsieur legouvé, la théorie absolue, sans exception, de lindissolubilité ne ruine-t-elle pas le ménage mille fois plus que ne le ferait le divorce enfermé dans des règles sévères ? pour qui interroge les faits, il ny a point de doutes. qui crée parmi le peuple tant de bigamies de fait ? lindissolubilité. qui fait que trois ouvriers sur huit ont deux ménages ? lindissolubilité. qui fut cause quen 1830 la commission des récompenses, lorsquelle soccupa de secourir les veuves des combattants de juillet, vit arriver deux ou trois veuves pour chaque mort ? lindissolubilité. qui multiplie les enfants illégitimes hors de la famille ? lindissolubilité. qui multiplie les enfants adultérins dans la famille ? lindissolubilité. qui alimente la haine entre les époux ? lindissolubilité. qui amène les révélations scandaleuses et corruptrices étalées par la justice aux yeux du monde ? lindissolubilité. qui inspire des pensées de meurtre, et parfois de meurtre allant jusquau massacre ? lindissolubilité. or, quand un principe produit de tels effets dans une société, cest quil est ou radicalement mauvais ou en désaccord avec les lois et les mœurs de cette société. est-il surprenant quen présence de tous ces déchirements, de tous ces troubles dans les familles, quen présence des progrès effroyables de la démoralisation, est-il surprenant que tant de voix sérieuses, que tant de consciences austères réclament aujourdhui le divorce, que tant de partisans mêmes de lindissolubilité sentent fléchir leur conviction ? voici encore le raisonnement mesuré et très-solide que formulait sur cette grave question un magistrat éminent : oui, sans doute, disait ce juge, qui connaissait à fond lintérieur des familles, oui, le divorce est essentiellement contraire à lidéal du mariage. mais pour le repousser par cette raison, il faut dabord que le mariage lui-même ne soit pas contraire à son idéal. or, les unions actuelles ont-elles généralement rien de commun avec un contrat consenti par deux créatures libres et bénies par dieu ? quon en juge par le début. la jeune fille connaît à peine le jeune homme quelle épouse, ne comprend pas le contrat quelle signe, et ne sait pas les règles légales de la position quelle accepte. est-ce là le mariage, cette prétendue association où lun des deux associés na pouvoir ni sur ses biens, ni sur sa personne ? est-ce le mariage, cette union appelée moralisatrice où ladultère dun des deux conjoints nest pas puni par la loi ? est-ce le mariage, cette société pour léducation des enfants, où la mère na aucune autorité légale sur ceux quelle a créés ? est-ce le mariage, cette société de capitaux où la fiancée nentre et ne compte que comme un chiffre ? est-ce le mariage, cette union de vanité où lon vend une enfant de seize ans pour un titre ou une alliance ? il y a là contrat des corps et des fortunes, mais non pas fusion des âmes et des pensées. non, ce nest pas le mariage ; et linstitution du divorce, du divorce sévèrement restreint, est la conséquence forcée de lorganisation incomplète du mariage. lobjection principale, la seule spécieuse quon oppose au divorce, cest lavenir et la fortune des enfants. mais est-il juste quune génération soit sacrifiée à lautre ? les parents ne sont donc pas des êtres humains comme les enfants, ayant droit comme eux au bonheur, à la sollicitude de la loi ? a-t-on le droit de condamner un père et une mère à une vie de douleur ou à un veuvage forcé, afin de conserver à leur enfant quelque argent de plus ? car il ne sagit que de la fortune. que deux époux vivent dans la désunion, ou quils obtiennent la séparation, la vie de famille nest-elle pas brisée tout aussi bien que par le divorce ? quelle éducation reçoit lenfant ? constamment tiraillé entre deux pouvoirs contraires, quel respect conçoit-il pour le lien de famille ? il entend ses parents se charger daccusations et de récriminations dautant plus âcres que leur malheur est sans remède. ainsi constitué juge entre eux, il néprouve souvent pour lun deux ou même pour tous deux que mépris et désaffection. cette position fausse le rend nécessairement dissimulé, vicieux. et si les parents divisés se conduisent mal, quels exemples lenfant a-t-il sous les yeux ? si, au contraire, ces parents se remariaient légalement, il les verrait contracter, il est vrai, un nouveau lien ; mais ce lien serait honoré de tous. toutefois, nous sommes loin de réclamer le divorce facultatif. il ne devrait être prononcé, comme lavait établi dailleurs le code napoléon, quà la demande mutuelle et réitérée des époux et dans les cas limités où lon accorde actuellement la séparation. sans doute les enfants dun premier mariage perdraient une partie de leur fortune ; mais nen est-il pas ainsi quand un veuf ou une veuve se remarient ? et les enfants adultérins introduits frauduleusement dans le ménage ne diminuent-ils pas aussi, et dune façon plus coupable, la fortune des enfants légitimes ? et ces autres enfants, que le mari qui naime plus sa femme procrée en dehors du mariage, nont-ils donc aucun droit à la protection de la loi ? ne constituent-ils pas la plus effroyable plaie sociale, celle quil est le plus pressant de guérir ? que deviennent, en effet, ces enfants, voués par leur naissance à labandon, à une mort prématurée, ou bien à lignorance, à la honte, à la misère, et par conséquent au vice ? ne sont-ce pas ceux-là qui vont peupler les prisons et les bagnes ? la loi ne serait-elle pas plus sage de prévenir le mal que dy apporter un tardif remède ? mais, enfin, lorsquil ny a pas denfants, quel motif pour laisser enchaînés deux êtres qui se haïssent et qui sont séparés de fait ? les partisans de lindissolubilité, au seul mot de divorce, crient à la promiscuité, appréhendent un chaos social. cependant en angleterre, en suisse, en allemagne, en belgique, en russie et en amérique, où le divorce est établi, les mœurs sont au moins aussi respectées, et la famille aussi solidement assise quen france, en espagne, en italie, que dans tous les pays catholiques, où règne lindissolubilité, partant la licence et lhypocrisie quelle engendre. pour remédier à notre démoralisation croissante, la mesure la plus urgente, cest donc le divorce. quil soit établi, et lon verra, nous osons laffirmer, les unions non-seulement plus heureuses, mais surtout plus constantes. en effet, quarrive-t-il aujourdhui ? dès que le mariage est conclu, les époux rivés lun à lautre, ne craignant plus de se perdre, jugent inutiles les égards, les bons procédés. dans la sécurité même est le germe dun refroidissement réciproque. mais si le lien est dissoluble, tout change aussitôt. lépoux despote, vicieux, infidèle, réprime ses mauvais penchants, parce quil sait que sa compagne pourrait le quitter et porter à un autre son amour et ses soins. une femme acariâtre noserait plus faire souffrir son mari ; une coquette, le tromper ou le désoler. lhomme qui voudrait népouser quune dot ne ferait pas ce honteux calcul, parce quil saurait quune fois désillusionnée, sa femme romprait une union mal assortie. et lon ne verrait plus ces sortes de vols au mariage où lon se trompe réciproquement sur le chiffre de la dot, sur la situation pécuniaire des parents ; car ces mariages frauduleux seraient promptement rompus. mais on nous répond : la séparation remédie aux abus que vous signalez. nous prétendons quelle les aggrave au contraire. en effet, la séparation désunit sans délivrer, sépare les biens et laisse la femme en tutelle du mari ; sépare les personnes, et laisse au mari la responsabilité des fautes de sa femme, qui peut encore déshonorer son nom. en un mot, la séparation brise le mariage comme lien, et le maintient comme chaîne. cest le divorce avec mille contradictions, mille douleurs, mille immoralités de plus. que deviennent, par exemple, les époux séparés, sils sont encore jeunes, et cest presque toujours dans la jeunesse quon se sépare ? le concubinage est nécessairement leur refuge. cette position, fausse pour lhomme, est horrible pour la femme ; horrible aussi pour les enfants qui naissent de ces unions illégales. à supposer que la femme reste honnête, quelle est sa situation dans le monde ? personne ne croit à sa vertu. si elle na pas denfants, quelle est son existence ? quand descendant dans son triste cœur, si jeune encore, si plein de tendresse, elle ne rencontre que lisolement, un isolement éternel, à quelles révoltes ne sabandonne-t-elle pas ? quel ressentiment néprouve-t-elle pas pour celui qui cause son malheur, et quels désirs monstrueux peuvent germer dans son esprit ? ah ! tout ce quil y a dans lâme humaine de dignité et de sentiment de justice se soulève contre ce demi-divorce si cruel, si plein de souffrance et de haine, quil altère jusquà lamour maternel lui-même. mais encore, en dehors de ces généralités, il est certaines natures que le mariage ne peut enserrer, ne peut assouplir, des natures impatientes de toute contrainte, que tout lien irrite, exaspère, natures essentiellement mobiles, pour lesquelles le mariage est un supplice si intolérable, quelles sy soustraient de mille façons, mais non sans faire souffrir lêtre auquel elles sont rivées. natures incomplètes selon les uns, trop riches selon les autres, en tous cas exubérantes, avides démotions, altérées didéal ; natures dartistes souvent séduisantes, qui, libres, auraient peut-être à remplir un rôle utile dans notre mécanisme social ; mais qui, comprimées dans le moule banal du mariage, produisent toutes sortes de chocs, de douleurs, de désastres. le vice de nos conceptions morales, cest de vouloir ramener tous les caractères au même type, de vouloir rendre fidèles les êtres inconstants par nature, imposer les paisibles affections familiales à ceux que tourmentent la fièvre damour, la passion de linconnu. la vraie loi morale, la vraie loi de justice, de liberté et de progrès, ce nest pas de comprimer, mais de diriger les activités et les aspirations humaines. quel plus grand malheur pour un être constant que davoir donné sa foi et son cœur, que de se trouver uni éternellement à un être qui ne répond pas, qui ne peut répondre à son affection et qui poursuit incessamment dautres amours ? à quelle extrémité le désespoir poussera-t-il les victimes enchaînées dans cette cage de fer du mariage ? nentendez-vous pas ces cris étouffés de colère qui sélèvent contre le nœud conjugal ; et songez-vous que vous navez laissé quun seul moyen de le rompre, la mort ? voilà ce que ce livre a pour but de démontrer par lhistoire et lobservation des faits de chaque jour. en faveur du but, le lecteur excusera le réalisme forcé de certains caractères et de certains tableaux. monsieur gagneur. les forçats du mariage. le 21 avril 1860, le comte robert de luz, lun de ces oisifs fastueux quon appelle les rois de la mode, annonçait ainsi à son ami pierre fromont une nouvelle qui faisait scandale dans le monde du high life : mon cher ami, avant de lire cette lettre, mets-toi en parfait équilibre, cale ta chaise et cramponne-toi à tout ce qui peut te soutenir. es-tu solide ? oui. gare le choc ! eh bien ! je me marie !… allons ! remets-toi… le coup a été rude, hein ? ton pauvre robert !… que veux-tu ! il y a comme cela dans la vie des naufrages inattendus, des désastres inouïs ! cependant, rassure-toi : je nai subi dans ma personne aucune avarie grave, ni au moral, ni au physique. je continue à jouir de lusage complet de mes facultés. je possède encore toutes mes dents et la plus grande partie de mes cheveux. jai toujours bon estomac, et mon cœur se porte bien. je naspire en un mot ni à la monotonie nauséabonde du pot-au-feu, ni aux douceurs émollientes de la famille. quoi donc a pu me conduire à cette résolution désespérée ? un beau matin, le comte de luz sest réveillé comte job, cest-à-dire ruiné de fond en comble. les huissiers étaient à ma porte, menaçant de saisir mon mobilier et mes tableaux, mes beaux tableaux ! au mot tableau, tu tattendris, nest-ce pas ? mon cher artiste. toi qui es un sage, tu ne comprends guère quon puisse manger en dix ans une fortune de huit millions. jai jeté mon argent par toutes les fenêtres ; je suis un vil dissipateur, je le reconnais, je men flatte même ; car le dissipateur, selon moi, a une véritable mission sociale : il éparpille ces monstrueux amas de richesses qui font les grandes misères. or, que pouvait faire un pauvre diable de comte comme moi, sans comté et sans un sou vaillant ? travailler ?… à quoi ? ce nétait pas possible. sérieusement, est-ce que je suis fait pour cela ? le stoïcisme dans linfortune, les joies du travail austère, épargne-moi ces vertueuses sornettes. il y a parmi les hommes, comme parmi les végétaux, cela est incontestable, des êtres utiles et des êtres de luxe. toute modestie à part, puis-je me classer parmi les légumes ? non, car je ne suis bon à rien. ma destinée, cest le plaisir. le mariage, cette belle institution sociale, a été inventé évidemment par les hommes légumes à lusage des hommes légumes ; et si je me résous à descendre dans cette classe intéressante des légumineux, cest que mon mariage doit mapporter trois cent mille francs de rente. les industriels rabourdet payent à leur unique enfant le titre de comtesse. sinquiètent-ils autrement de son bonheur ? non. et pourtant, selon toute probabilité, elle sera malheureuse. toutefois, je suis moins pervers quon ne le pourrait croire : jai des remords. je sens fort bien que je commets-là une très-vilaine action. cest la première de ma vie. je le dis avec quelque fierté. vendre son titre, cest honteux, crieront les augustes fossiles du noble faubourg. mais moi, qui nattache à ce titre que la valeur quon veut bien lui donner, je le vends avec dautant moins de scrupules que les rabourdet me lachètent fort cher. ce qui me semble déloyal, immoral même dans le sens vrai du mot, cest dengager frauduleusement ma liberté, alors que je compte bien la garder tout entière ; cest de me lier par un serment éternel, quand dans six mois… que dis-je ? dans trois mois peut-être… tiens, je ne suis pas sûr, en ce moment même, dêtre fidèle à ma femme plus de quinze jours ; car ni serment ni sacrement ne pourront jamais faire que je ne sois par nature, par race, un parfait mauvais sujet, dautant plus inconstant que je suis plus blasé ; aussi passionné que sceptique, et plus sceptique que toi. quelle gracieuse fille pourtant que marcelle rabourdet ! on se demande par quel phénomène de génération de simples légumes, comme les rabourdet, ont pu produire une fleur aussi rare. cependant, comme artiste, tu apprécierais peu sa beauté. pour toi, qui es un vigoureux réaliste, les chairs sont trop blanches, trop morbides. ce nest point une baigneuse de courbet, cest une fine et frêle parisienne. figure-toi un petit pied cambré, coquet, un vrai pied de race, une main étroite, allongée, dune transparence nacrée et rose en dedans comme une coquille. le front un peu bombé, réfléchi et mélancolique, la bouche sérieuse, fière, un peu triste, mais un sourire, si bon, si tendre, et des dents mutines et fraîches, les dents dune enfant. elle a adopté une coiffure grecque qui sied à ses cheveux blonds, à son profil pur. elle est grande. son corps souple, trop souple même, semble toujours chercher un appui. je voudrais à la future comtesse de luz plus de hauteur dans lattitude. mais joublie de te parler de ses yeux. ils sont dun bleu sombre, profonds et lumineux. sais-tu ce que je lis avec terreur dans son regard ? une âme ardente et douce, des affections concentrées et éternelles. toutes les fois que je rencontre ce regard qui semble scruter le mien, jéprouve comme un frisson au cœur. je sens que cette pauvre fille va maimer de toute son âme, tandis que moi… au portrait que je viens de tracer, tu as pu croire que je laimais. eh bien ! non, je ne laime pas. jai beau me fouetter limagination, elle ne minspire que de la pitié. je suis attendri auprès delle, jamais troublé. pourquoi ? cest peut-être quà mon insu tout mon être se révolte à cette pensée damour forcé et éternel. ce devoir et cette chaîne perpétuelle me font comprendre par instants tous les crimes du mariage, me font comprendre comment une créature honnête, enserrée dans ces liens inextricables, peut devenir perverse jusquà la férocité. pour quelques drames sanglants qui se déroulent devant les tribunaux, que de forfaits ignorés, que de turpitudes secrètes, que de mystérieuses douleurs ! et en dehors de ces crimes effectifs, que de crimes de désirs ! ah ! si pour faire mourir son prochain, il ne sagissait que de cligner de lœil, disait jean-jacques, combien de couples resteraient debout ? après cela, je prête peut-être à ma fiancée des pensées et des sentiments qui ne sont point en elle. je lai vue au plus une dizaine de fois, et toujours devant maman rabourdet, cela va sans dire. que sait-elle de mon passé ? rien. jignore tout delle également. dans les pays où le divorce est établi, il est permis de se voir, de sétudier avant le mariage ; mais chez nous, où on se lie pour la vie, on ne doit que sentrevoir. au reste, cest peut-être logique : si lon se connaissait davantage, voudrait-on se lier pour toujours ? si marcelle, en effet, connaissait cet être capricieux, personnel, corrompu, qui sappelle le comte de luz, son cœur virginal ne frémirait-il pas à lidée de sunir à ce cœur fatigué, mais non rassasié, toujours avide démotions, dexcitations factices ? mon mariage est-il une exception ? point. tous les mariages aujourdhui se concluent dans des conditions analogues. faut-il sétonner que notre société tombe en pourriture, quand le mensonge, lhypocrisie, la corruption sont à la base même, dans la constitution du foyer ? le mariage indissoluble est, selon moi, la plus immorale de nos institutions. jai lair de faire du paradoxe. mais, si tu réfléchis, tu reconnaîtras que nos coutumes seules sont paradoxales, nos mœurs, absurdes, nos préjugés, idiots. ces colères, diras-tu, me seyent assez mal. cest vrai ; mais je suis irrité contre moi-même, irrité contre tout le monde ; car je me sens sur le point de perdre mon estime propre, et je ne prévois pas bien au juste de quelle façon je vais patauger à travers les entraves morales et matérielles du mariage. que ferai-je de mes passions ? la raison, peuh ! il ny a que les lymphatiques qui raisonnent. me jeter dans la politique, rechercher les dignités, les honneurs ? je ne suis pas ambitieux ; car je ne suis pas plus bilieux que lymphatique. étant nerveux-sanguin, il me faut les plaisirs qui surexcitent jusquà la fièvre : lamour, le jeu, le mouvement, le bruit, la vraie vie enfin. je termine ma lettre, déjà trop longue, par une bonne et honnête résolution. je veux faire quelque chose pour cette charmante fille qui va me confier son bonheur ; je veux rompre avec la princesse et avec nana. enfin, jirai ce soir annoncer mon mariage à ma belle juliette. jen ai froid entre les épaules. pauvre juliette ! elle maime tant ! et moi… je nose sonder mon propre cœur. laimer, cest beaucoup dire. mais ses regards pleins dun amour aussi ardent que naïf, sa voix aux vibrations émues, la volupté irritante qui émane de toute sa personne me troublent malgré moi. quon ne maccuse pas dêtre un libertin. je naurais eu quun mot à dire, pas même un mot ; un regard, une pression de main, eussent suffi pour que cette superbe fille me tombât dans les bras. je lai respectée pourtant. est-ce par vertu ? non, cest peut-être par un raffinement de corruption. tu ne saurais croire que de voluptés dans cette lutte contre le désir. et puis, un amour platonique, cétait si nouveau pour moi. enfin, je tai dit quelle lugubre histoire me fit faire la connaissance de cette enfant. eh bien ! je renoncerai même à cet amour chaste ; car il est plein de dangers pour elle, pour moi, pour lavenir de tous. quitte donc ton air rogue, donne-moi labsolution et récite sur ton pauvre robert un de profundis. dans quel abîme va-t-il rouler, grands dieux ? ton ami toujours, comte de luz. ayant terminé cette lettre, robert prit une autre feuille de papier qui portait ses armoiries avec cette devise : fiat lux. il écrivit : ma belle princesse et adorée souveraine, je vais me marier !!! pardonnez-moi de vous annoncer aussi brutalement cette nouvelle ; mais voilà une heure que je cherche en vain une formule décente pour vous instruire dun fait aussi prosaïque. il est vrai que mon émotion très-réelle en écrivant ces lignes, qui peut-être vont nous séparer à jamais, môte un peu de ma présence desprit ordinaire. croyez que pour recourir à cette honteuse extrémité, il a fallu que jy fusse contraint par dirrémédiables désastres. pardonnez-moi de vous les avoir cachés. vous meussiez offert peut-être dans votre royale générosité de partager vos roubles avec moi. mais ce que lhonneur mempêche daccepter dune femme que jaime, je puis sans honte laccepter dune femme que je naime pas, à cette condition que le contrat soit paraphé devant notaire. adieu donc ! et jai le cœur bien gros en prononçant ce mot. je ne vous dirai pas le : soyez heureuse traditionnel. non ; jespère que vous souffrirez un peu de notre séparation, pas trop cependant. je ne veux pas que des larmes rougissent vos beaux yeux. rappelez-vous nos conventions : tout entre nous doit rester élégant, le chagrin comme le bonheur. vous mavez toujours paru la plus complète personnification de la coquetterie noble, du plaisir délicat. notre amour na jamais été de la passion, car la passion vraie fait souffrir, et la vraie souffrance est laide. or, vous ne pouvez être que belle, toujours belle. tout mon mérite est davoir su vous comprendre et vous adorer comme vous êtes digne de lêtre. daignez donc, je vous en prie, garder un bon et tendre souvenir à votre admirateur toujours enthousiaste et profondément reconnaissant, robert de luz. robert essuya une larme et sourit. bah ! dans quinze jours elle ne pensera plus à moi, et le baron de t… recueillera mon héritage. il prit une feuille de papier encadrée dune large bande noire, et traça rapidement ces mots : ma chère nana, tu sais lévénement funèbre. cest dans deux jours lenterrement de ton pauvre robert. on se réunit après-demain 23 avril, dans son hôtel de la rue montaigne. invite tes amies. convoi de première classe. dîner de sept heures à dix ; de dix à trois heures du matin, bacchanale échevelée digne de la décadence romaine. que dis-je ? je veux que nous, pauvres petits crevés de la décadence parisienne, nous enfoncions ces grands romains dont on rabâche depuis trop longtemps. à trois heures lenterrement ; cotillon lugubre et carnavalesque. les dames en dominos noirs, les hommes en croque-morts. on parlera de cette fête dans la postérité la plus reculée. désarticule tes jarrets, aiguise ton esprit, chauffe ton entrain denfer. je veux quon te porte en triomphe, et que les foules te proclament la reine du sabbat. on vous supplie, ô trop belle nana, dêtre fidèle pendant deux jours encore, en signe de deuil, au malheureux trépassé. ton ex-othello, robert. ces trois lettres terminées, robert sonna : jetez ces lettres à la poste, dit-il à son valet de chambre. faites-moi servir mon dîner et quon apprête mon coupé. je sortirai à sept heures. puis il sétira les bras et soupira. quelle fatigue que lexistence ! pensa-t-il. les riches se donnent autant de peine pour samuser que les pauvres pour vivre. celui qui travaille, du moins, na pas le temps de sentir son cœur : la fatigue physique le sauve de ces fièvres morales qui nous usent avant lâge, nous, malheureux oisifs !… et cette agitation maladive devient pour nous, non-seulement un attrait, mais un impérieux besoin. cest pourquoi je ne puis aimer marcelle ; car ce serait le bonheur sans fatigue, sans souffrance. cest pourquoi jaimerai juliette, quoi que je fasse, parce que juliette, cest lémotion vertigineuse, la passion qui fait souffrir, mais qui fait sentir la vie… néanmoins, ce soir, jessayerai de rompre, je lui annoncerai mon mariage. il se leva. en pensant à juliette, une chaleur brûlante lavait envahi, ses mains étaient moites ; une sorte dangoisse lui tordait les nerfs. il ouvrit sa croisée. en cet instant le ciel, qui tout le jour avait été sombre, séclaira des feux pourpres du soleil couchant. robert sembla comme enveloppé de flammes. vive le soleil, la passion, le plaisir, lamour, tout ce qui réchauffe, tout ce qui fait vivre ! sécria-t-il gaiement. bon et généreux soleil, que de fois déjà ne mas-tu pas consolé ! et, chassant soudain la philosophie noire qui lavait un moment attristé, cet être mobile se baigna avec ivresse dans ces clartés chaudes et joyeuses. en véritable artiste, robert était un fanatique de la lumière, un idolâtre du soleil. le soleil, pour lui, cétait le créateur souverain, le dispensateur de la vie, la vraie source damour, cétait dieu lui-même. nos passions, disait-il, ne sont que des émanations de cet astre divin. aussi les hommes du nord sont-ils froids, flegmatiques, et les habitants du sud, ardents, enthousiastes. enthousiasme ne signifie-t-il pas dieu en nous, dieu, cest-à-dire la vie, la chaleur, lexpansion, la lumière qui rayonne, le soleil, en un mot ? son corps comme son âme semblaient formés dun rayon de soleil. ses cheveux blonds avaient des reflets dor qui scintillaient. sa peau dambre pâle avait elle-même un grain lumineux. ses yeux noirs paraissaient en pleine lumière dun jaune brun. son regard, parfois insaisissable comme sa nature fantaisiste, pouvait exprimer, dans la même heure, tous les contrastes, toutes les nuances de lesprit, ou toute la gamme des passions humaines. ce qui dominait pourtant, cétait une expression dardeur voluptueuse, non-seulement dans le regard, mais dans le tour des paupières et le bas du visage déjà fatigués, dans la narine soulevée, dans les lèvres sensuelles, rouges, un peu grasses, et jusque dans les dents petites et brillantes, où se lisait limpatience du désir. sa structure élégante et svelte naccusait point la force ; cependant on devinait dans cet homme une vitalité nerveuse très-puissante. sa main petite et blanche comme une main de femme, molle et fiévreuse comme celle des hommes adonnés aux voluptés, avait pourtant des muscles dacier. on citait de robert des faits qui dénotaient une vigueur peu commune. cétait bien réellement, comme il le disait lui-même, une créature de luxe faite pour le plaisir, pour ses excès et ses fatigues. gâté par son père, par sa mère, par toutes les femmes, resté maître dès vingt ans dune grande fortune, il ne semblait pas se douter à trente ans que la vie pût cacher des obstacles et des déboires. sa ruine lavait étonné plutôt quattristé. il comptait sur un prompt secours ; car très-naïvement il croyait quaucun malheur véritable ne pouvait latteindre. et cependant, quelque peu matée par linfortune, cette forte et exubérante organisation eût pu devenir une individualité remarquable. son esprit original, sa vive intelligence, son âme généreuse, sa parole passionnée leussent rendu apte aux fonctions sociales les plus élevées ; mais énervé trop tôt par lamour et par la morale facile de notre époque, il résumait toute sa philosophie dans ces mots notre vie na, et ne peut avoir quun but, le bonheur. le vrai sage doit le prendre où il le trouve, et le saisir vite quand il le rencontre. pour la première fois, cet enfant choyé de la fortune se trouvait en face dune situation sérieuse. comme il était resté, au milieu de sa vie de plaisir, scrupuleusement honnête, grande était sa perplexité, malgré le ton frivole quil tâchait daffecter. il dîna fort mal, du bout des dents. à sept heures, il sortit, et dit à son cocher : rue de vaugirard, en face du luxembourg. quand il y arriva, les portes étaient encore ouvertes. il traversa le jardin, sortit par la rue de fleurus. à langle de la rue jean-bart, il longea une muraille élevée et noirâtre, sarrêta devant une petite porte verte et sonna. une femme âgée vint lui ouvrir. madame de brignon ? demanda-t-il. elle sest trouvée un peu indisposée ce soir, et sest couchée. mlle delormel ? mademoiselle est au jardin, répondit la vieille femme. le jardin était assez vaste. il faisait déjà sombre. les derniers reflets du jour éclairaient seulement le haut des arbres. latmosphère était lourde, électrique et chargée deffluves printanières. robert, en pénétrant dans ce jardin, se sentit oppressé. il regarda sa montre. je nai que vingt minutes, pensa-t-il, car je dois être à neuf heures chez les rabourdet. il marcha plus vite. puis il ralentit le pas. on eût dit quil hésitait. tout à coup un petit cri contenu séchappa dun fourré de charmille. il sarrêta. où êtes-vous donc, juliette ? dit-il à demi-voix. une jeune fille sortit du massif, et se présenta en lui tendant la main. il prit cette main, et la porta à ses lèvres. juliette sappuya contre un arbre, comme si elle défaillait. quavez-vous ? demanda robert anxieux. rien. le froid sans doute. il est tard en effet, reprit robert, qui ne voulut pas sapercevoir du trouble quil causait. que faisiez-vous là toute seule ? toute seule ! ne suis-je pas toujours seule ? fit elle amèrement. je pensais… à quoi ? à vous. la voix de juliette, en prononçant ces mots, eut une vibration qui fit tressaillir le jeune homme. et que pensiez-vous de moi ? dit-il gaiement. je souffrais, répondit-elle dun ton brusque. il y a huit jours que je ne vous ai vu, et vous êtes mon seul ami. mille pardons, chère enfant, jai eu tant de daffaires sur les bras ! des affaires ! je croyais que vous naviez dautres soucis que vos plaisirs. je vais vous faire une grosse confidence. mais naurez-vous pas trop de chagrin si je vous raconte mes malheurs ? je vous en prie, dites-les-moi. je suis ruiné. ah ! tant mieux ! exclama juliette en lui serrant fortement le bras. je vous supposais plus damitié pour un vieux camarade. vous ne me comprenez pas. alors je demande une explication. il ne me plaît pas de mexpliquer. bizarre fille ! murmura robert. vous vous ennuyez bien ici, nest-ce pas, juliette ? oh ! oui, surtout quand je passe huit jours à attendre quelquun qui ne vient pas. il y avait des larmes dans sa voix. pardonnez-moi, dit robert. non. pourquoi ? parce que cela me coûterait, et que vous ny tenez guère. enfant gâtée. gâtée, moi ! votre grandmère est souvent grondeuse, jen conviens. quest-ce que cela me fait ? alors cest la solitude qui vous ennuie. en effet, depuis votre sortie du couvent, votre vie est bien triste pour une jeune fille. sans doute, je me suis assez mal acquitté du devoir que jai contracté, il y a bientôt huit ans, lorsque je promis à votre mère mourante de veiller à votre bonheur. ah ! je ne vous fais aucun reproche, dit-elle dun ton plus doux. vous avez été très-bon pour moi. elle sarrêta. trop bon, reprit-elle avec un soupir. que voulez-vous dire ? que vous mavez un peu gâtée en effet, et que si je me montre exigeante, cest votre faute. alors il faut que je devienne méchant ? non, oh ! non ! supplia-t-elle. écoutez, ma chère enfant, je veux vous parler sérieusement ce soir. votre grandmère se fait vieille ; moi-même, me trouvant ruiné, que vais-je devenir ? il vous faut un protecteur, un appui ; je veux vous marier. moi, me marier ! sécria juliette avec un rire nerveux. mais je ne pense pas à cela. jy pense pour vous, repartit robert avec gravité. je veux assurer votre avenir. vous avez vingt ans, peu de fortune. si votre grandmère venait à mourir, que feriez-vous avec votre complète ignorance du monde ? je connais le monde plus que vous ne le croyez. par les livres ? non, chère amie, vous ne le connaissez pas ; et cette ignorance est dautant plus dangereuse que votre esprit sest exalté au couvent dabord, par la religion mystique quon vous y a enseignée ; puis ici par la solitude et la lecture. les romans ! vous savez bien que la dernière fois que mon père nous a quittées, il a soigneusement soustrait de sa bibliothèque tous les livres damour. pas tous. vous mavez dit avoir lu paul et virginie, les confessions de jean-jacques et la nouvelle héloïse. vous me croyez romanesque ? je vous crois une imagination très-ardente ; et cest afin de prévenir les périls où pourrait vous jeter cette disposition desprit, que je désire vous marier. je vous trouverai un homme bon, riche, estimable. encore une fois je ne veux pas me marier, interrompit-elle sèchement. mon père et ma mère ont trop souffert du mariage. rentrons, il fait froid. en effet, juliette grelottait, ses dents claquaient, et son bras tremblait si fort sur celui de robert, quil lui demanda si elle avait la fièvre. cest possible, répondit-elle ; car je nai pas dîné. ils restèrent quelques instants silencieux. arrivés au salon : ne faites pas de bruit, dit juliette, grandmère dort. sa chambre est là. venez dans la mienne. robert sans doute prévit un danger. je ne puis marrêter longtemps, on mattend à neuf heures. dailleurs vous êtes souffrante, je reviendrai demain. ils se trouvaient dans une obscurité complète. non, venez, insista juliette, jai à vous parler. elle le saisit fortement par la main et lentraîna. il essaya encore de résister. je le veux, dit-elle dune voix troublée, mais impérieuse. arrivée dans sa chambre, elle alluma une bougie. cette chambre était tendue de mousseline blanche. des nœuds de satin bleu relevaient les rideaux du lit et des fenêtres. au-dessus dun prie-dieu était suspendu un crucifix divoire. et dans un enfoncement, sur un petit autel, sélevait une statuette de vierge entourée de fleurs. pourquoi lautre jour avez-vous refusé de me montrer votre chambre quand je limplorais, et pourquoi aujourdhui my amenez-vous de force ? demanda le comte sur un ton de plaisanterie. parce que… oh ! je le sais, parce que, telle est la raison suprême des femmes. pourquoi ne voulez-vous pas vous marier ? parce que… eh bien ! cest parce que… elle hésita. cest parce que je vous aime, reprit-elle impétueusement. et elle attacha sur robert un regard hautain et scrutateur. de luz resta un instant abasourdi : que répondre à cette étrange déclaration ? juliette, pour oser faire un tel aveu, sétait crue aimée. mais, devant lhésitation de robert, elle perdit sa fière contenance. en un instant, son visage passionné exprima les sentiments les plus opposés : lamour et la haine, la dignité offensée et lanxiété suppliante. elle était à la fois touchante et terrible. ses lèvres tremblaient. robert lobservait avec une sorte deffroi. lui avouer quil laimait aussi, cétait impossible ; lui dire quil ne laimait pas, ceût été la tuer peut-être. il ne répondit rien. mais elle interpréta ce silence ; elle poussa un gémissement étouffé et se jeta éperdue sur le divan. robert voulut sapprocher delle. sortez, sécria-t-elle en se relevant tout à coup. non, ma pauvre enfant, reprit robert ému, je ne puis vous laisser en cet état. depuis le jour où votre mère me pria, malgré ma jeunesse, de vous protéger, je me fis un devoir, bien plus, un point dhonneur de vous regarder comme ma fille. vous saviez bien pourtant que je vous aimais ? javais cru, en effet, le deviner. alors, pourquoi reveniez-vous ? je voulais mabuser. enfin, je serai sincère. à mon insu peut-être, le charme du danger mattirait. était-ce là remplir votre devoir vis-à-vis de votre fille ? jétais sûr de résister. mais, vous jouiez avec mon cœur. depuis un an je souffre. je ne croyais pas votre affection sérieuse. je me disais : cest une enfant ; elle maime parce quelle na jamais vu que moi. elle aimera de même le premier qui se présentera. pour qui me prenez-vous donc ? depuis que je vous aime, tous les autres hommes me semblent odieux, haïssables. quoi quil en soit du passé, mon enfant, nous devons aujourdhui dominer cet entraînement, puisque je suis pauvre. je vous aime mieux pauvre, vous serez plus à moi, reprit-elle avec un accent douloureux et attendri. oh ! la pauvreté, juliette, la pauvreté aurait bien vite tué lamour. jai entendu dire à grandmère que jaurais deux cent mille francs de dot. le comte ne put réprimer un sourire. jen dois déjà six cent mille, et deux cent mille francs font dix mille francs de rente, cest-à-dire la misère. mais je vous aimerais mendiant, criminel même ; je vous aimerais surtout malheureux. vous ne savez rien de la réalité, pauvre amie, calmez donc cette chère petite tête. ma tête ! cest mon cœur qui vous aime. allons, soupira-t-il, il le faut. il sassit à côté delle sur le divan et lui prit la main. chère juliette, peut-être, si javais su plus tôt… si… je vous aime aussi, moi… bien plus que vous ne le croyez. en cet instant, je suis aussi troublé que vous-même. mais mon amitié, mon dévouement très-réels me font un devoir de refouler tout autre sentiment. cest bon ! taisez-vous, sécria-t-elle en retirant sa main… eh bien ! juliette, tâchez de regarder de sang-froid ma position et jugez-la. je me marie dans huit jours. à ces mots, juliette se dressa toute pâle. elle voulut parler, mais les mots sarrêtèrent dans son gosier. puis elle retomba ; ses yeux fixes, agrandis par le désespoir, ne voyaient plus. sa douleur était horrible. robert sagenouilla devant elle et lui baisa respectueusement les mains en pleurant. elle les lui abandonnait ; car elle ne sentait ni ses baisers, ni ses larmes. quand elle eut dominé ce premier trouble, elle retira ses mains doucement, sappuya aux coussins, la tête renversée. elle fermait les paupières ; des larmes roulaient sur ses joues. pauvre enfant ! murmurait robert. son cœur saignait aussi. il nosait parler. tout à coup, elle se releva. adieu, adieu ! fit-elle dune voix strangulée. robert voulut encore protester ; mais le regard de juliette lui ordonnait si impérativement de sortir, quil se dirigea vers la porte. au moment où il la franchissait, il entendit un cri sourd. il se retourna, vit juliette chanceler, courut à elle. elle était évanouie. il la porta sur son lit, brisa sa ceinture, réchauffa dune haleine ardente ses lèvres et son cœur glacés. il lappelait avec passion des noms les plus tendres. peu à peu, sous linfluence de ce magnétisme véhément, juliette revint à la vie. ses bras rigides se détendirent, et deux-mêmes senroulèrent au cou de robert. ce fut un rêve, une extase. comment robert était-il là, dans ses bras ? elle ne pensait plus, ne se souvenait plus. une ivresse profonde paralysait ses sens et sa volonté. robert, je vous en conjure, dit-elle enfin, aimez-moi comme je vous aime. vous mavez pris mon âme. maintenant je ne pourrais vivre sans vous. ce que jai souffert depuis huit jours, vous ne le saurez jamais. vous ne pouvez mépouser, dites-vous, parce que je suis pauvre. mais donnez-moi un an de votre vie… tenez, six mois. en retour, je vous donnerai ma vie entière et mon éternité. quand vous me quitterez, je me tuerai ; mais je veux me damner pour vous. vous seul, vous serez mon dieu, ma religion, ma foi. robert, mon robert ! maintenant elle parlait dune voix suppliante et plaintive, et comme oppressée par un amour infini. robert éprouvait, lui aussi, une sorte de vertige. tant de beauté et de jeunesse, et cette douleur et cet amour naïfs le bouleversaient. il embrassait follement ses cheveux, ses bras, son cou, lui jurant de laimer toujours. elle se donnait à lui. peut-être allait-il céder au délire qui lemportait, lorsque minuit sonna. tout à coup sa situation lui revint en mémoire. on lavait attendu toute la soirée chez les rabourdet. on devait ce soir-là même poser les bases du contrat. il entrevit soudain son mariage manqué, les créanciers frappant de nouveau à sa porte, lhorrible misère prenant possession de son domicile. il frissonna et dit assez froidement : il faut nous quitter, ma chère amie. où allez-vous ? cria juliette qui eut un soupçon de la vérité. à minuit ? je vais me coucher, parbleu ! elle lui étreignit les mains avec force. ne me trompez pas, robert, jen mourrais. il promit de revenir le lendemain. pour rejoindre son coupé, quil avait laissé rue de vaugirard, robert dut faire un détour assez long. il vacillait dans la rue comme un homme ivre. il resta quelque temps enfoncé dans sa voiture sans penser à rien, plongé dans une somnolence voluptueuse. cependant, peu à peu, il reprit conscience de sa situation et put envisager froidement les nouveaux embarras quil venait de se créer. quallait-il faire de cet amour ? sans doute, il préférait juliette à marcelle ; mais marcelle le sauvait de la misère, quavant tout il redoutait. que résoudre ? un tel tumulte de pensées tournoyait dans son cerveau quil narriva pas à former une résolution. il attendrait au lendemain pour prendre un parti. il était maintenant trop tard pour se présenter chez les rabourdet. néanmoins il dit à son cocher : rue de provence, 27. il passa devant lhôtel ; toutes les lumières étaient éteintes. je ne dormirai pas, pensa-t-il. il se fit conduire à son cercle. il y trouva nombreuse réunion. on y jouait gros jeu. je vais jouer, se dit-il, et si je gagne, jépouserai juliette. le hasard déconcerte si souvent nos prévisions et nos projets les plus mûrement réfléchis, que le plus sage est peut-être de ne consulter que lui. cette idée de remettre au hasard le soin de trancher les difficultés de sa position, de jouer ainsi sa destinée au lansquenet, lui parut originale. il naurait dailleurs pas la peine dy penser. il sapprocha dune table où le jeu semblait fort animé. il reconnut, assis à cette table, un jeune homme quil navait pas vu depuis longtemps. il laccosta. étienne moriceau ! est-ce bien vous ? comme vous êtes changé ! cest ma barbe qui me change ainsi, répondit étienne. lorsque jétais officier de marine, je ne portais que les favoris réglementaires. et depuis quand avez-vous quitté la marine ? depuis un an. jai perdu mon père, ajouta-t-il avec tristesse. et votre fortune vous suffit ? je nen sais rien encore. mon père, vous le savez, était armateur, et, comme tel, avait des affaires dans tous les pays du monde. la liquidation sera longue. toutefois, ce que jai pu réaliser à nantes me permet de vivre de mes rentes. la marine, je crois, ne vous a jamais plu infiniment ? cest un métier assez rude. la discipline et les quarts de nuit surtout métaient insupportables. je suis indépendant comme un peau-rouge. je tiens un peu du sauvage par ma mère, qui était créole. cependant je naime pas laventure. jai, comme mon père, des goûts tranquilles et modestes. peut-être me marierai-je ; jai besoin daffection. depuis la mort de mon père, je voudrais me reconstituer un foyer. robert, en lécoutant, lobservait et se disait : voilà un assez beau garçon, suffisamment riche. il ma lair dun honnête légume qui ferait un excellent mari. si tout à lheure la fortune mest contraire, jy penserai pour juliette. il se mit au jeu à côté détienne moriceau. il gagna dabord une somme assez considérable. étienne perdait. robert, quoique beau joueur, apportait au jeu sa fougue expansive et ne cherchait nullement à dissimuler ses émotions. il ne posait, ni pour le calme de lhomme blasé, ni pour le flegme anglais. il était resté jeune, et le laissait voir. il suivait le jeu dun regard ardent. on devinait la fièvre qui lagitait aux spasmes de sa main nerveuse, aux contractions des muscles du visage, aux exclamations inconscientes qui lui échappaient. étienne, au contraire, semblait impassible. il était, lui, très-brun. ses cheveux et sa barbe un peu crépus, son teint fortement basané, révélaient son origine créole. ses yeux dun bleu pâle imprimaient à ce visage énergique une sorte détrangeté qui éveillait la curiosité et lattention. ce regard était dune extrême douceur, langoureux même et un peu couvert comme celui des hommes chez lesquels lamour domine. quétienne gagnât ou perdît, ce regard clair était impénétrable ; pas un muscle de son visage ne bougeait ; sa main très-petite et brune ramassait lor ou le jetait sur le tapis, sans quon y pût découvrir le moindre frémissement. sa voix, particulièrement harmonieuse, ne vibrait pas. je tiens ! banco ! je les fais ! à moi ! il prononçait ces mots avec un sourire si calme quon leût pu croire également indifférent à la perte comme au gain. le seul signe extérieur qui trahît chez lui une émotion assez vive, cétait la sueur qui perlait à son front. de temps à autre, on voyait une gouttelette rouler sur la tempe et se perdre dans les favoris. il me semble, lui dit tout à coup robert, que pour un homme qui accuse des goûts modestes, vous jouez un joli jeu. jai la passion du jeu, répondit-il tranquillement, en attendant que jen aie dautres. tiens ! vous avez des passions. ma parole ! on ne sen douterait pas. mon dieu ! oui, jai des passions, reprit-il avec le même sourire impassible, ou pour parler plus exactement, je les sens qui couvent. les occasions seules mont manqué. cependant cest ce qui manque le moins. le diable ne soccupe donc pas de vous ? comme marin, je nai pu avoir que des amours de passage. viendriez-vous à paris chercher des amours constants ? je suis venu ici tout simplement pour me distraire : je mennuyais à nantes. il est fâcheux que je me marie ; jaurais pu vous procurer quelques distractions. vous vous mariez, vous ? je ne suis pas encore décidé. je vous dirai cela dans quelques heures. à partir de ce moment, la chance tourna complètement. moriceau gagna, et robert perdit jusquà sa dernière pièce dor. il emprunta alors à étienne. à cinq heures du matin, il perdait 60, 000 francs ; il en devait 40, 000 à moriceau. eh bien ! je me marierai, dit-il avec un sourire amer ; le sort en est jeté. il soupira : pauvre juliette ! étienne comprit que cette perte venait de décider le comte de luz à un mariage qui ne lui convenait pas autrement. ne vous mariez-vous que pour payer cette dette ? demanda-t-il à robert. je vous assure que je ne suis nullement inquiet de mon argent. et même, si je pouvais vous rendre service… jai gardé un si agréable souvenir du voyage que nous fîmes ensemble que je serais vraiment heureux de vous obliger. quarante mille et six cent mille, repartit robert, font six cent quarante mille. outre cette énorme dette, il faut vivre ; et moi, je ne puis vivre à bon marché. jai voulu tenter une dernière fois la chance ; la chance a décidé : je me jetterai dans la gueule du minotaure. je vous invite à mon mariage dans huit jours ; mais auparavant, demain soir, à mon enterrement. il lui remit sa carte, lui serra cordialement la main, et ils se séparèrent. à dix heures du matin, après avoir dormi trois heures à peine, robert séveilla parfaitement dispos. ce qui surprenait en lui, cétait cette merveilleuse vitalité qui réparait si promptement les fatigues nerveuses ; cétait aussi cette vigueur ou peut-être cette mobilité desprit qui lui permettait de réagir aussitôt contre les impressions pénibles. cependant, quand il se rappela les événements de la veille, il eut un moment de stupeur. avait-il rêvé ? comment avait-il pu sengager autant vis-à-vis de juliette ? comment avait-il fait aux rabourdet laffront de manquer au rendez-vous sans les prévenir ? enfin ces 60,000 francs perdus au jeu dansaient dans son cerveau encore engourdi. de quelle manière pourrait-il réparer ces fautes et ces désastres ? il sétonna de se sentir aussi calme en face de ces embarras qui lui paraissaient inextricables. il en conclut que lêtre humain est dautant plus insouciant que son existence est plus précaire, et lavenir, plus désespéré. autrement, se dit-il, comment expliquer que tant de malheureux aient le courage de vivre ? cependant il fallait prendre un parti, quel quil fût : il résolut de se laisser aller à la dérive, et de suivre le cours des événements. il se présenterait dabord chez les rabourdet. heureux de cette résolution, il déjeuna avec plus dappétit quil navait dîné la veille, et sortit presque allègre. à une heure, il sonnait à lhôtel de la rue de provence. la famille rabourdet achevait de déjeuner. monsieur rabourdet était un parvenu dans lacception la plus boursouflée. il avait la majestueuse encolure et lembonpoint des satisfaits ; sa figure, à la fois auguste et épanouie, annonçait bien lhomme arrivé au but de ses efforts. il possédait ce quil appelait avec emphase le génie des affaires. il avait débuté dans la carrière commerciale comme simple mercier, et en avait gardé laptitude pour les détails minutieux de lexistence. mais sa haute intelligence, cest lui qui parle encore, aspira bientôt à reculer les bornes de cet horizon mesquin. les grandes affaires, les vastes spéculations lattiraient impérieusement. il se sentait créé pour les hautes fonctions sociales. il lui fallait une royauté, nimporte laquelle. ayant appris quen amérique, un riche spéculateur avait reçu le surnom de roi de lhuile oil king, la vocation de démosthènes rabourdet fut aussitôt décidée : il nembrasserait pas le commerce des huiles, mais le commerce des cotons. sil navait pas encore conquis le titre de roi du coton, il avait du moins réussi à réaliser dans cette industrie une fortune colossale. maintenant, il caressait à part lui une ambition secrète : il voulait arriver à la députation ; car il se croyait orateur. il prenait pour de léloquence ses phrases ampoulées et creuses. tel était le motif caché de lalliance quil contractait avec le comte de luz. il espérait que ce mariage lui rallierait aux prochaines élections le parti légitimiste fort influent dans son département. au résumé, monsieur rabourdet, en raison de la valeur quil saccordait, en raison surtout des brillantes destinées auxquelles il se croyait appelé, était un franc égoïste. dans son intérieur, il se montrait absolu, tyrannique. un phrénologue lui ayant dit, à laspect de son crâne chauve et élevé : vous avez la bosse de lautorité, vous êtes né pour le commandement, il fallait que tout ployât au moindre de ses caprices. madame sophie rabourdet était une petite femme rondelette, douce, un peu timide et passive. vivant avec un être qui se croyait digne de commander à lunivers, elle sétait naturellement reléguée au second plan. cétait une de ces natures prédestinées au martyre. elle avait beaucoup souffert néanmoins avant dêtre brisée ainsi. dabord elle avait aimé ou plutôt adoré son mari comme un fétiche, un demi-dieu ; mais monsieur rabourdet avait dédaigné cette tendresse, quil trouvait trop bourgeoise. enfin, la pauvre femme avait appris un beau jour que son mari entretenait une danseuse et fréquentait les coulisses. çavait été le dernier coup. alors toute sa tendresse refoulée se reporta sur sa fille. elle neut plus quune passion, un mobile, lamour maternel. elle poussait si loin ce sentiment, quil touchait parfois au ridicule, mais souvent au sublime. cétait une adoration aveugle, un dévouement, une abnégation de tous les instants. longtemps elle avait tremblé pour les jours de marcelle. elle sétait habituée à mille soins quelle croyait encore nécessaires. elle la voyait toujours enfant et la couvait de cette sollicitude inquiète qui ne sadresse dordinaire quaux petits. elle souffrait de ses moindres peines, et ne connaissait dautre bonheur que celui de la voir goûter un plaisir. la marier ! elle nen avait pas écouté la proposition sans terreur. la marier, ce serait peut-être se séparer delle. qui la soignerait alors ? qui donc irait voir chaque nuit si elle était bien couverte, si elle dormait dun sommeil paisible ? qui soccuperait de sa toilette ? car madame rabourdet sétait faite aussi la femme de chambre de marcelle. et sil allait la rendre malheureuse ! à cette pensée, ses pleurs coulaient abondamment. aussi, en la voyant ce jour-là, morne, songeuse, indifférente à ses caresses, la tendre mère maudit-elle intérieurement cet inconnu qui venait lui voler le cœur de son enfant. marcelle, en effet, était pâle, de cette pâleur diaphane que produisent les souffrances du cœur. ses yeux tristes étaient entourés dune ombre maladive qui annonçait une nuit passée sans sommeil. elle appuyait sur sa main sa tête languissante et ne répondait quavec effort aux questions de sa mère. voyons, mon petit mouton, suppliait madame rabourdet, mange seulement cette aile de perdreau pour me faire plaisir. je ne le pourrais pas. je nai pas faim du tout. tu es donc malade ? non, je ne me sens aucun mal. alors tu as du chagrin ? je tassure que je nai rien, chère mère. rien, rien, je vois bien, moi, que tu as quelque chose. et la pauvre femme poussait un énorme soupir. moi, je sais ce qua la fillette, dit dun air fin démosthènes rabourdet. elle est triste parce que le comte nous a fait faux bond hier au soir. sa conduite est infâme, inexplicable, exclama avec une colère concentrée la douce sophie. mon dieu ! cest un jeune homme, que voulez-vous ? repartit monsieur rabourdet. ce que je veux, cest quil ne fasse pas souffrir ma fille. ta ta ta, bêtise ! il faut que les femmes sachent attendre. sil la fait attendre déjà, que sera-ce plus tard ? non, non, je ne veux pas quelle souffre comme moi, pauvre mignonne ! je ne le veux pas, dit madame rabourdet, qui trouvait laudace de résister à son mari, quand il sagissait du bonheur de sa fille. vous ne serez jamais quune bourgeoise, répliqua lauguste mercier en jetant avec humeur sa serviette sur la table, et jamais vous nentendrez rien aux façons du grand monde. on les connaît, les mœurs du grand monde. le demi-monde est moins corrompu. parbleu ! le grand monde, cest deux demi-mondes, repartit démosthènes très-satisfait de sa réplique. non, sécria de nouveau sophie avec toute son énergie maternelle, marcelle népousera pas ce monsieur. elle serait malheureuse, je le devine, je le sens là. profitons, pour rompre, de limpolitesse quil nous a faite hier. taisez-vous, vous êtes folle ! ce mariage se fera, je le veux, et quon ne revienne pas sur ce sujet. il se leva dun air imposant et sortit. alors madame rabourdet se rapprocha de sa fille. elle avait les yeux pleins de larmes. écoute-moi, ma chérie, jai été bien malheureuse avec ton père. jai tout supporté à cause de toi ; mais te voir souffrir, cest la seule douleur que je ne pourrais endurer. marcelle appuya sa tête sur lépaule de sa mère et sanglota. je le savais bien, que tu avais du chagrin ! et tu me le cachais, vilaine égoïste. est-ce que déjà tes chagrins ne sont plus à moi ? tu veux rompre ce mariage, nest-ce pas ? eh bien ! moi aussi, je le veux, car jai peur, jai très-peur que ce beau comte ne fasse le malheur de ta vie. ah ! mère, il a lair si bon, se récria marcelle. tu laimerais ? oui, mère, de toute mon âme. pauvre petite ! soupira sophie. et elle laissa tomber ses deux mains sur ses genoux avec une expression de désespoir. tu veux donc lépouser ! marcelle, pour toute réponse, jeta ses bras au cou de sa mère. et un instant, ces deux excellentes créatures confondirent leurs larmes. promets-moi, du moins, reprit madame rabourdet, que tu maimeras toujours un peu. est-il possible que je cesse de tadorer, chère mère, tu maimes tant ! et je te verrai tous les jours, nest-ce pas ? sois tranquille, jobtiendrai de mon mari que nous ne nous quittions jamais. au moins je serais là pour te défendre, si… contre mon mari ? il maimera, va, jen suis sûre. je laimerai tant, moi ! jespère bien quil taime déjà. ne te la-t-il pas dit encore ? non ; mais ce nest pas étonnant, tu restes toujours là. eh bien ! il viendra tout à lheure sans doute, je te laisserai seule avec lui. il me semble que jaurais peur. tu as raison, je resterai ; cest moi qui linterrogerai, et je saurai bien découvrir… en cet instant même on sonna à la porte extérieure de lhôtel. marcelle tressaillit, sélança vers la croisée. elle vit entrer le comte. et toute rouge, le regard joyeux, le visage transfiguré : cest lui ! sécria-t-elle en sappuyant à un fauteuil, comme si elle défaillait. je nosais te le dire ; mais javais peur quil ne revînt pas. laisse-moi le recevoir seule, je préfère lui parler moi-même. comme elle laime ! murmura la pauvre mère. cependant robert avait été arrêté dans le vestibule par son futur beau-père. eh bien ! lui demanda monsieur rabourdet, pour quoi nêtes-vous pas venu hier ? marcelle est malade et madame rabourdet fort mécontente de vous. robert balbutia quelque mauvaise excuse. cest bien, je comprends… une femme, reprit à demi-voix, avec un clignement dyeux expressif, le futur démosthènes de la chambre. une chaîne difficile à rompre, je parie. elle sest cramponnée, la malheureuse, et vous lavez consolée de votre mieux. est-elle brune ou blonde ? jai entendu parler dune princesse. avez-vous dû en faire de ces passions, heureux scélérat ! ah ! si javais eu votre physique, votre nom, une vie moins laborieuse ! mais je nai que cinquante ans ; et tel que vous me voyez, je suis encore vert. je compte que vous me présenterez à vos amis et à vos amies, car je suis grand amateur. et la morale, objecta robert en riant. la morale, allons donc ! entre nous, cest bon pour les naïfs et pour les gens qui nont pas le sou. vous ne me connaissez pas, mon cher. je suis un esprit supérieur qui juge de haut les choses et les hommes. et les femmes, à ce quil paraît. hein ! jai deviné. cest la princesse qui vous a empêché de venir hier. je vous pardonne, car moi aussi jadorerais les princesses. en effet, une rupture difficile, repartit robert, qui voulait commencer sa confession générale. cest bon, cest bon ; je connais cela. mais que direz-vous à marcelle pour obtenir votre pardon ? la vérité. la vérité ! juste ciel ! gardez-vous en bien. est-ce quon avoue jamais ces choses-là ? cest déjà bien assez quelles se doutent, ces pauvres femmes ! ah ! une petite recommandation : marcelle est une charmante fille, vous en ferez une délicieuse comtesse. mais elle est fort impressionnable. sa mère la beaucoup trop gâtée. que voulez-vous ? les mères sont si tendres ! et moi, les affaires, les coulisses, les coulisses de la bourse et un peu aussi celles des théâtres, ajouta-t-il en se cambrant dun petit air fat mont empêché de veiller à son éducation. jaurais voulu la mettre au sacré-cœur. impossible ! madame rabourdet, qui est jalouse, nayant plus que moi à aimer, meût accablé de sa tendresse. jai fermé les yeux ; car je suis bon homme. donc marcelle, élevée en serre chaude par une mère trop faible, est un peu nerveuse quelquefois. elle ne se plaindrait pas ; elle souffrirait en dedans. ayez des ménagements pour la chère petite. si vous deviez la tromper, trompez-la bien. que jamais elle ne se doute. selon moi, cest là toute la morale du mariage… pour les hommes, entendons-nous. hélas ! monsieur rabourdet, nous sommes bien obligés de lavouer, pour les femmes aussi. nous nous comprenons admirablement, je le vois. tenez, je vous ai deviné tout de suite. jai vraiment une pénétration qui métonne moi-même. nous recauserons de cela. adieu ! on mattend. consolez marcelle. la fillette raffole de vous. voilà un singulier beau-père ! pensa robert. qui donc, en voyant ce mercier chauve et ventru, pourrait soupçonner en lui ces principes échevelés ? il trouva marcelle au salon. elle était assise à demi ployée, songeuse, le front penché en avant. il y avait tant de douceur, de résignation dans cette attitude courbée et mélancolique, que robert en fut profondément touché. il courut à elle avec lélan de sa chaleureuse nature. marcelle lui tendit la main, voulut sourire ; mais ses lèvres émues se refusèrent à cet effort. sa pâleur, le bonheur mêlé de souffrance qui soulevait sa poitrine, achevèrent dattendrir le comte. il sassit à côté delle. comme vous nous avez inquiétés hier au soir ! je nai pu dormir, dit-elle avec un accent de timide reproche. pardonnez-moi, chère marcelle ; si vous saviez dans quel grave embarras… je vous pardonne de tout mon cœur ; mais promettez-moi, jurez-moi que jamais vous ne me ferez attendre ainsi. je vous le jure, sécria robert très-sincèrement, si toutefois vous daignez maccorder votre main, lorsque je vous aurai dit… je ne veux rien savoir, monsieur, et je daigne vous accorder ma main. mais robert insista. laissez-moi parler, reprit-il avec gravité. vous ne me connaissez aucunement. avant daccepter votre main si confiante et si loyale, je veux me montrer à vous tel que je suis. marcelle eut peur ; car elle redoutait quelque révélation qui la forcerait à le mépriser ou à le haïr. sa pupille se dilata, ce qui était chez elle le signe dune anxiété violente. elle appuya la main sur son cœur comme pour y comprimer une douleur. parlez vite, alors, fit-elle. robert lui conta toute sa vie de plaisir et de désordre, et lui montra son vrai caractère. puis il se mit à genoux et prit dans ses mains les mains tremblantes de la jeune fille. je vous ai fait une confession aussi entière que je leusse faite à un prêtre. vous me connaissez à présent. serez-vous assez généreuse pour me donner labsolution, assez vaillante pour regarder lavenir sans trop deffroi ? marcelle était bouleversée par tout ce quelle venait dentendre. mais robert était à ses genoux repentant, suppliant presque, ce beau comte si séduisant, tant vanté… elle éprouvait tout à la fois une ivresse de cœur et une ivresse damour-propre. il eût pu accuser les plus grands crimes, elle eût tout pardonné. attachant sur lui un regard pénétrant, perplexe : maimez-vous ? dit-elle. je vous adore. en cet instant, il disait vrai. alors marcelle se rapprocha de robert. je vous confie, murmura-t-elle doucement, ma vie entière, mon bonheur et mon honneur aussi. faites-en ce que vous voudrez, ils sont votre chose, votre bien. merci, ah ! merci, mon amie adorée. votre femme. oui, ma bien-aimée femme. et il la pressa tendrement, respectueusement dans ses bras, effleurant à peine de ses lèvres la blonde chevelure de la jeune fille. marcelle éprouva un bonheur si profond, quelle ferma les yeux. il lui sembla quelle planait dans linfini. robert éprouvait, lui aussi, un sentiment quil navait jamais connu, la passion chaste. le mariage, qui avait été jusqualors le point de mire de ses intarissables satires, lui apparut tout à coup comme une institution auguste, morale, sainte même. il comprit, ce ne fut quun éclair sans doute, lunion indissoluble des cœurs, lamour éternel. quand il fut dehors, il pensa à juliette. un souvenir lugubre, le souvenir de madame delormel, traversa son esprit. il murmura : pauvre enfant. et deux larmes roulèrent sur ses joues. mais quels que fussent ses regrets, il ne songea plus à revenir sur sa résolution. juliette delormel était une superbe fille au profil oriental, à la démarche tantôt altière, tantôt féline. sa nature, comme celle de robert, semblait éclose sur une terre de soleil. on sentait un feu contenu dans la pâleur mate de son teint, dans ses paupières bistrées, un peu lourdes, dans ses longs yeux à demi-fermés, tantôt bruns, selon la lumière, tantôt dun vert orangé zébré dor. on eût dit que latmosphère embrasée des tropiques avait répandu ses ardeurs dans cette complexion énergique et jeté sa flamme dans ces prunelles à rayons dont le regard brûlait. son nez légèrement busqué, aux narines soulevées, ses lèvres voluptueuses dun incarnat humide, sa noire et massive chevelure, son cou un peu gras sur lequel se tordaient des boucles rétives, accusaient une de ces organisations chez lesquelles la passion impétueuse domine la tendresse et le sentiment du devoir ; une de ces organisations qui, entravées, peuvent devenir perverses, cruelles même. voici quelle fut lenfance de cette splendide personne qui semblait faite pour les bonheurs comme pour les douleurs les plus âcres. son père, monsieur delormel, avait épousé à cinquante ans une très-belle femme, quil adorait. mariée fort jeune, contre son gré, à un homme mûr quelle naimait point, ardente comme juliette et jetée dans ce monde parisien de mœurs si faciles, madame delormel partagea lamour dun jeune homme vivement épris. après cinq ans de mariage, monsieur delormel découvrit que sa femme le trompait. il ne pardonna point. il exigea une séparation amiable, et fit une pension à la coupable, à la condition quelle lui laisserait juliette. mais, dès ce moment, cette enfant quil avait aimée avec lidolâtrie quapportent les vieillards dans le sentiment paternel, lui devint odieuse. il doutait de sa paternité. comme elle ressemblait à sa mère, et lui rappelait dhorribles souffrances, il ne put supporter sa vue, et il la mit au couvent. la pauvre enfant navait que quatre ans. madame delormel avait eu, par suite de cette faute, une existence fort malheureuse. pendant plusieurs années, elle vécut avec son amant ; mais arrivèrent ces tiraillements, résultat inévitable dune situation fausse, quand lamour ne suffit plus à la légitimer, aux yeux mêmes des amants. enfin un jour, ce jeune homme, appelé pour régler des affaires de famille, ne revint pas. il se maria. madame delormel, épuisée par le chagrin, tomba dans une maladie de langueur. on lui ordonna le climat de nice. cest là que robert, qui alors débutait dans la vie, connut et aima, avec la générosité et lenthousiasme de la jeunesse, cette femme délaissée et presque mourante. son amour, tout ardent quil fût, navait pu ranimer ce cœur brisé. madame delormel avait eu le courage de le repousser ; mais elle en était morte. robert avait assisté à ses derniers moments. il avait obtenu que monsieur delormel lui amenât sa fille. enfin il lui avait juré de protéger cette enfant, si jamais la protection paternelle lui faisait défaut. lamour de robert avait été dautant plus vif que madame delormel lui avait résisté. par delà la tombe, il avait continué à chérir, à vénérer ce souvenir, le premier et le plus pur de sa vie amoureuse. telle était la raison de la tendresse dabord paternelle quil avait vouée à juliette. un an après la mort de sa femme, monsieur delormel, qui faisait de fréquents et lointains voyages, partit et ne reparut point. on supposa quil avait péri dans une expédition au centre de lafrique. mais quelques notes retrouvées dans sa bibliothèque, quelques dispositions particulières prises pendant son dernier séjour à paris, donnèrent à penser quil en avait fini volontairement avec une existence remplie damertume, vide de toute affection. à sa sortie du couvent, juliette, qui avait alors seize ans, était venue habiter avec sa grandmère maternelle, madame de brignon. cette femme âgée, maladive, qui avait voulu par ambition le mariage de sa fille, cruellement déçue dans ses vanités, était triste, souvent acariâtre, et vivait dans une solitude à peu près complète. connaissant la généreuse conduite de robert à légard de madame delormel, elle lavait fort bien accueilli. toujours vaniteuse, elle espérait aussi que le comte de luz épouserait un jour juliette. de là lintimité quelle avait laissée sétablir entre eux. madame de brignon, sèche, hautaine, égoïste comme toutes les femmes ambitieuses, navait eu pour sa petite-fille aucune de ces gâteries, de ces tendresses daïeule qui rapprochent les âges et font que les enfants chérissent les vieillards. ainsi lâme ardente de juliette avait été constamment refoulée. elle navait pas connu sa mère ; son père ne lui avait témoigné que de la répulsion ; sa grandmère navait pour elle que réprimandes et duretés. au couvent, elle avait aimé dieu avec la véhémence presque sensuelle quapportent les jeunes mystiques dans lamour divin. mais cette piété brûlante nétait point dans sa nature plus matérielle que contemplative. aussi le beau comte de luz eut-il bien vite supplanté le divin jésus. dailleurs robert était le seul qui lui eût montré de lintérêt, de laffection. était-il surprenant que cet amour eût fait en elle une aussi violente explosion ? cétait comme un incendie longtemps couvé et qui tout dun coup jette sa flamme dautant plus intense, incompressible, quelle a été plus longtemps contenue. elle ne douta point de lamour de robert. enfin, je suis aimée ! répétait-elle avec ivresse. il lui semblait voir tout autour delle ces mots flamboyer : je suis aimée ! cétait comme une clarté soudaine qui se répandait dans sa vie sombre et triste. elle priait dieu, le remerciait de son bonheur. elle riait, pleurait, et soudain, au souvenir de cette heure damour, elle ployait tout alanguie, et ses lèvres frémissantes murmuraient : robert ! mon robert ! je taime ! avec quelle impatience fiévreuse elle attendit le lendemain ! il allait venir ! à cette pensée, son cœur battait avec force : le bonheur loppressait. elle espérait le voir avant midi. ne devait-il pas être également pressé de la revoir ? midi sonna. il narriva point. elle lexcusa : venir si matin, ceût été la compromettre. toutefois langoisse commençait, cette angoisse de lattente que tous les amoureux connaissent, cette fièvre folle, cette torsion des nerfs, qui fait paraître la minute un siècle et le jour une éternité. qui na pas attendu et souffert ainsi na point aimé. à mesure que lheure avançait, langoisse grandissait. une chaleur brûlante lui montait au visage ; puis, tout à coup, elle pâlissait. un bruit de pas dans lantichambre, une porte quon fermait lui faisaient refluer tout le sang au cœur. lespoir éteint, une sueur froide lenvahissait ; elle se sentait défaillir. le tic tac de la pendule exaspérait ses nerfs. cette aiguille navançait donc pas. vers quatre heures, elle ne put tenir en place. elle allait au jardin et revenait. elle prenait un livre ; mais les mots dansaient sur le papier. elle lisait sans rien comprendre. elle se mettait au piano, jouait une mélodie douce qui berçait sa douleur. soudain, elle sarrêtait, sélançait au dehors, courait jusquà la porte du jardin, y collait son oreille, retenant son souffle. elle espérait reconnaître dans la rue le pas de robert. elle rentrait chancelante et désespérée. quavez-vous donc, juliette ? lui demanda madame de brignon. elle fut sur le point de lui avouer sa torture. elle, si fière, pour apaiser sa souffrance, eût imploré une caresse, une parole amie. mais sa grandmère ne lui adressait que des paroles maussades, des reproches aigres sur le peu dattention quelle lui montrait. ne voyez-vous pas que je suis malade ? ne sauriez-vous moffrir un verre de tisane ou me faire la lecture ? juliette écoutait sans entendre et ne répondait point. à six heures, robert nétait pas venu. il ne laimait pas ! à cette pensée il lui sembla que sa tête allait éclater. elle ne put dîner, prétexta un malaise pour se retirer dans sa chambre. elle se jeta sur son lit, ferma les yeux, et resta immobile, les deux bras étendus à ses côtés. deux ruisseaux de pleurs séchappaient de ses paupières, et roulaient sur ses tempes. ces larmes parurent la calmer. à huit heures quelquun sonna. ce nétait quune lettre, une lettre de robert. voici ce billet : plaignez-moi, chère juliette ; car je suis bien malheureux. ce que jai souffert depuis que je vous ai quittée hier, je nessayerai pas de vous lexprimer dans une lettre. quelle nuit jai passée et quel réveil ! je nai pu aujourdhui vous faire une visite ; mais demain, je tâcherai daller vous voir et vous raconter mes tracas, mes souffrances. votre ami reconnaissant et dévoué, de luz. ainsi elle devrait lattendre une journée encore. elle nétait même pas certaine de le voir le lendemain. ainsi il était malheureux, et cependant elle laimait. elle qui lui donnait toute sa vie, elle nétait donc pas tout pour lui ? quel pouvait être ce malheur ? le mariage dont il lui avait parlé lui revint en mémoire, et les tourments de la jalousie sajoutèrent aux anxiétés de lattente. mille projets insensés traversèrent son esprit éperdu. elle irait le voir, le suivrait jusque chez cette femme, provoquerait une rupture. ou bien elle se tuerait devant eux. une nuit et un jour tout entiers se passèrent dans ces tortures qui, à chaque heure nouvelle, devenaient plus poignantes. vingt fois elle relut le billet de robert, quelle commenta de toutes les manières. il souffre, il souffre, répétait-elle ; mais moi, je meurs. à neuf heures, rien, pas de lettre. la fièvre sifflait dans ses tempes ; ses genoux sentrechoquaient ; sa bouche était sèche et brûlante. quel châtiment ! dit-elle. je voudrais être morte. elle essaya de prier. elle ne le put pas. une idée superstitieuse envahit son esprit. navait-elle pas, la veille, appelé la damnation ? dieu sans doute lavait maudite. le démon sétait emparé delle. elle ne pourrait lui échapper. à quoi bon résister ? ne valait-il pas mieux se laisser rouler au fond du précipice, sabandonner à cette passion qui lenserrait comme une proie et la dévorait ? dès que madame de brignon fut couchée, elle jeta sur ses épaules un manteau sombre, senveloppa la tête dun voile noir, et sortit. avisant une voiture de place : rue montaigne, 17, cria-t-elle. ivre de douleur, elle allait chez robert. il lui avait écrit quil était malheureux. peut-être ne la trompait-il pas, peut-être souffrait-il réellement. ne devait-elle pas courir à lui pour le consoler ? à dix heures elle était devant son hôtel. sur le point de sonner, la raison lui revint un moment. sa démarche leffrayait. cétait une telle infraction à toutes les convenances, une opposition si brusque à la vie quelle avait menée jusqualors ! et puis, comment robert laccueillerait-il ? elle redoutait aussi les questions du concierge, des domestiques. le concierge qui se montra sur la porte paraissait ivre, et la laissa passer sans linterroger. dans la cour, elle hésita encore. les fenêtres étaient illuminées comme pour une fête. elle entendait un bruit de vaisselle, de rires, des éclats joyeux. une fête chez robert ! cétait son mariage peut-être. le vertige lempoigna de nouveau. elle gravit les degrés du perron et se trouva dans une vaste anti-chambre. les laquais, tout occupés du service, ne la virent pas. elle connaissait cet appartement, layant une fois visité avec sa grandmère pour satisfaire une curiosité de jeune fille. elle put donc pénétrer jusquà la chambre de robert, où les bruits lui parvinrent plus intenses, plus distincts. elle sarrêta, palpitante, écarta la portière et vit un spectacle qui la frappa de stupeur. dans une longue salle aux draperies sombres, sur lesquelles se détachait la blancheur des marbres, autour dune table somptueusement servie, une trentaine de convives mangeaient, buvaient, riaient, criaient, hurlaient. des torrents de lumière faisaient resplendir largent et la nacre des coupes, les cristaux et les fines porcelaines, les buissons de fraises, les pyramides doranges et de grenades, les raisins blonds et les pêches vermeilles, tous les miracles du bonbon, tous les prodiges du petit-four ; faisaient étinceler les regards prestigieux des femmes, les perles et les diamants de leurs parures, la neige de leurs épaules. cétaient des bacchantes au sourire provocant, et de virginales jeunes filles, fleurs à peine écloses, aux yeux encore pudiques ; ici une anglaise aérienne et blanche, un rêve de poète ; plus loin une méridionale ardente et brune ; de plantureuses normandes magnifiquement épanouies, et de frêles parisiennes toutes puissantes dans leur grâce et dans leur faiblesse. et les vins coulaient à flots dans les verres, apportant au festin leurs parfums et leurs flammes. cétait comme un sabbat, une mêlée indescriptible de paroles et de rires, de vérités et de paradoxes, de folles boutades et de réflexions sinistres. les axiomes profonds et les niaiseries burlesques, les agressions furieuses et les ripostes légères se heurtaient, sentrecroisaient, comme dans un combat les boulets et la mitraille. on eût dit quemportés par la tempête de lorgie, ces esprits en délire voulaient renverser toutes les digues, ébranler toutes les croyances, toutes les lois. on enterrait le comte robert. juliette dabord crut rêver. elle restait là, pâle, immobile, lœil fixe ; elle regardait, elle écoutait sans rien comprendre. mais peu à peu le sentiment de la réalité et de sa situation lui revint. ce fut horrible. cet homme quelle avait cru malheureux et quelle venait consoler, cet homme qui depuis deux jours la faisait mourir de douleur, il était là, au milieu de cette fête, le plus fou, le plus joyeux. sa belle tête lumineuse resplendissait de toutes les ardeurs du plaisir. mais elle sentit tout son corps frissonner, puis une traînée de feu lui courir dans les veines, quand elle le vit se pencher vers sa voisine, la superbe nana. cette belle fille avait un entrain de démon. couronnée de raisins, lœil plein déclairs, les lèvres rouges, entrouvertes, les cheveux épars sur ses épaules largement développées, souple et forte, orgueilleuse de sa beauté, fière de ses vices, elle apparaissait comme la reine de lorgie. on portait des toasts où lesprit français, gouailleur et sceptique, étincelait à travers les incohérences de livresse. à notre spirituelle grandmère, la première des pécheresses, à ève la blonde, criait nana, la coupe en main, car elle a mis un peu de gaieté dans lexistence. vive le péché, le joli, laimable péché ! à bas la vertu, la laide, la renfrognée ! hourrah ! pour nana ; hourrah ! répétèrent tous les convives. messieurs, dit à son tour robert, je bois aux amours illégitimes, les seules que dieu reconnaisse ; car elles ne sont faussées, ni par lambition, ni par les plates convenances du monde ; les seules honnêtes et morales, puisquelles ne reposent pas sur le mensonge. qui attaque le mensonge ? au mensonge, la base de nos sociétés morales, civilisées et indéfiniment perfectibles ! aux français de la décadence, ces singes perfectionnés qui ont pris aux anglais toutes leurs vilaines manières, leurs chevaux efflanqués, leurs jockeys ouistiti et leurs faux cols ! à la corruption des mœurs qui nous fait la vie douce et lamour facile ! oui, à la liberté de lamour ! à la variété surtout ! comprend-on, mesdames, que, dans un siècle comme le nôtre, affolé de liberté, la liberté de lamour soit la seule que personne ne songe à réclamer ? quelle nécessité, puisque chacun la prend ? à bas le mariage ! cria de nouveau robert, le mariage qui casse laile à lamour. ou plutôt non, vive le mariage ! cette chasse réservée, chère aux braconniers. à bas la famille ! vociféra une voix dénergumène, ce foyer glacé, ce vrai nid de discordes, de haines, de procès. et dennui donc. lennui, a dit lamennais, naquit un soir dhiver en famille. aux enfants naturels, ces touchantes victimes dune loi dénaturée, puisquelle les prive de leurs pères ! les enfants naturels, en voilà des gens heureux ! sécria nana. moi qui suis surnaturelle, cest-à-dire pourvue de père, mère, et dun tas de frères et sœurs, je nen suis pas plus fière, attendu quil faut que je nourrisse tout ça. raison de plus, reprit robert dune voix déjà chevrotante ; à bas le mariage et la famille, mais surtout la famille de nana ! lorgie allait crescendo, et ces privilégiés de la société, ces hommes gorgés de superflu, dépravés par toutes les jouissances, vomissaient contre lordre social les arlequinades les plus subversives. à robert, le plus spirituel des raffinés, le plus viveur des crevés, le plus sceptique des philosophes, le plus désemmaillotté de toute lisière, de tout préjugé ! ma lanterne, où est ma lanterne ? hurla une petite voix flûtée, un homme sans préjugés, je veux voir ça ! et moi, je demande quel est celui qui sérieusement a des préjugés, sécria pierre fromont. on affecte den avoir par bienséance, mais on nen a pas. moi, dit étienne moriceau, qui parlait pour la première fois, je crois pourtant à tout ce que vous jetez à bas, à la morale, à la famille, à lamour éternel. qui a parlé ? où est-il ? mon lorgnon, non, ma longue-vue, non, un télescope ; car il doit habiter la lune. tiens ! cest ce négrillon ? oui, monsieur, cest moi, répondit étienne avec calme, je bois à lamour éternel. ah çà ! il nous la fait à lopium, celui-là ! dit un petit crevé dont le visage était orné dun formidable pince-nez. lamour éternel, quéque cest que ça ? demanda nana. ça marche-t-il, ça se mange-t-il ? quel goût ça peut-il bien avoir ? monsieur, vous êtes un phénomène vivant, dit à moriceau sa voisine ; tenez, voilà vingt sous, payez-vous et rendez-moi la monnaie. il est très-riche, glissa robert à loreille de nana. alors nana, sadressant à étienne avec sa grâce la plus provocante : quentends-tu, monsieur, par lamour éternel ? est-ce un amour de quinze jours ou dun mois ? lamour éternel, ne le blaguez pas ; je le défends, moi. jen ai inspiré un dans ma vie. une femme maima ; elle mourut le lendemain : amour éternel. robert éleva de nouveau sa coupe. sa main oscillait un peu. mes amis, buvons à lamour toujours jeune, parce quil est inconstant : buvons à tous les amours ; aux amours dun jour, aux amours dune heure ; buvons même aux amours éternels, puisque la haute antiquité nous en fournit quelques exemples ; buvons aux amours vrais ; buvons encore aux amours trompeurs, ce sont quelquefois les plus vifs. ô mes gais amis, mes charmantes amies, aimez-vous les uns les autres ; cest dieu lui-même qui la dit, et par le fait, il ny a que cela de vrai et de bon dans la vie. croyez-en un quasi revenant, qui a déjà les deux pieds dans le tombeau du mariage. nana jeta ses bras au cou de robert. bravo ! hourrah ! sur la table robert et nana ! dun bond, tous deux sélancèrent. robert poussa du pied les corbeilles de fleurs, les pyramides de fruits. porcelaines de saxe et cristaux de bohême volèrent en éclats. cétaient des cris, des trépignements. on sembrassait. les uns pleuraient, les autres se balançaient, hébétés par livresse. quelques-uns roulaient sur le tapis. nana et robert exécutèrent sur la table une danse insensée. et juliette était là, lœil hagard, assistant à cette scène, qui lui paraissait une sorte de fantasmagorie infernale. quel attrait la retenait donc clouée à sa place ? était-ce simplement la curiosité ? nétait-ce pas aussi la passion ? cependant une réaction profonde sopérait en elle : le dégoût, la haine, une haine ardente avaient pris la place de lamour. lindignation lui prêta des forces. elle sassit devant le bureau de robert, et lui écrivit avec ces grandes lettres du désespoir : je vous hais, et je vous méprise. ne venez pas, je ne vous recevrais pas ; ne mécrivez pas, je ne lirais pas votre lettre. si je meurs, cest vous qui maurez tuée. juliette. le lendemain, quand robert, en séveillant, aperçut cette lettre, il courut à la rue jean-bart ; il appréhendait un malheur. le médecin sort dici, lui répondit-on. mademoiselle delormel a une fièvre cérébrale qui met sa vie en péril. pendant une semaine, juliette eut le délire. chaque jour, robert venait lui-même prendre de ses nouvelles. le huitième jour, il apprit que la malade avait recouvré sa connaissance, que tout danger était passé. il demanda à voir madame de brignon. la grandmère de juliette le reçut dun air sévère et hautain. je ne sais au juste, monsieur, lui dit-elle, ce qui sest passé entre vous et ma petite-fille ; mais ses révélations et les divagations du délire mont appris quelle vous aimait, et que votre mariage prochain a seul causé sa maladie. vous mariez-vous réellement, ou votre intention est-elle dépouser juliette ? madame, répondit robert atterré, jaime mlle delormel dune affection très-vraie, et cest pourquoi je refuse de lépouser. je suis complètement ruiné. jai de plus 600,000 fr. de dettes. vous même, voudriez-vous condamner votre petite-fille à la misère et à un malheur certain ? alors, monsieur, ne cherchez pas à la revoir. le médecin défend toute émotion vive. robert sinclina et sortit. il fut vivement affecté du congé que lui signifiait madame de brignon, car il ressentait pour juliette, non seulement une passion vive, mais un sérieux attachement. il avait eu des torts. comment pourrait-il les réparer, maintenant quil était à jamais séparé delle ? il lui fallut toute son insoucieuse philosophie pour chasser le remords et le chagrin qui par instant lobsédaient. la tendresse calme de marcelle laida aussi à apaiser la vivacité de ses regrets. elle laimait avec une ardeur et des élans si purs ! il se sentait auprès delle comme enveloppé dans une atmosphère douce, pénétrante, toujours égale. marcelle avait dans le regard, dans la voix, dans le sourire des langueurs pudiques qui ne le troublaient pas, mais lui causaient cette ivresse de cœur, symptôme du véritable amour. ainsi du moins, il ne tromperait pas cette femme qui se confiait à lui avec tant dabandon. parfois, cependant, son scepticisme lui revenait. il se disait avec une sorte de terreur : si jallais aimer ma femme, lui être fidèle, faire un bon et respectable père de famille, ce serait drôle, presque bête. la veille de son mariage, il reçut trois lettres : une de la princesse ircoff, une de nana, et ces simples mots de juliette : je veux vous voir. je vous attendrai demain à quatre heures. la princesse lui écrivait : je comprends vos motifs, mon ami, et je les accepte, puisque jy suis contrainte. vous avez cru que je ne pleurerais pas. jai sangloté. toutefois, dans lespoir de vous plaire encore, je tâche de me conformer à cette maxime que vous mavez apprise : pour être toujours belle, il ne faut aimer, pleurer et rire quà demi, attendu que tout cela plisse horriblement. jai donc essuyé mes larmes ; cependant mon cœur souffre toujours. vous seul pourrez le guérir, le consoler un peu. sans doute vous voyagerez cet été ; mais jentends que cet hiver, à votre retour, vous me présentiez la comtesse de luz. je veux pousser labnégation jusquà devenir son amie. votre souveraine toujours. je ne puis me résoudre à perdre ma royauté, et je ne souhaite dautre royaume que votre cœur. mais avant tout, votre amie à jamais, olga ircoff. veuillez remettre de ma part à votre femme ce bijou qui ne vaut pas quatre sous. cétait un gros diamant entouré de rubis, un bijou royal. voici la lettre de nana : mon pauvre robert, je técris pour la dernière fois ; car, après-demain, tu auras une légitime qui sarrogera le droit de fourrer le nez dans tes lettres. la présente est à la seule fin de te faire savoir que mon cœur te restera fidèle, et que jespère retrouver avec toi quelques beaux moments. tu es, je le sais, un homme parfaitement généreux : tu feras bien les choses, tu accorderas une lune de miel convenable à cette ingénue qui te donne ses millions. doit-elle être laide, grands dieux pour avoir tant de millions que ça ! pauvre lapin ! toi qui aimes tant les jolies femmes, quelle pénitence ! combien de temps va durer ton carême ? six mois. cest bien gentil. ciel et terre ! je frémis à la pensée que dans six mois il pourrait te pousser du ventre. cest là, dit-on, leffet le plus ordinaire, sinon le plus terrible, du mariage et de la vertu. qui meût dit, il y a deux mois seulement, que le brillant comte robert, le plus corrompu et le plus séduisant des mauvais sujets, serait un jour marié, père de famille, deviendrait un noble potiron, serait député, sénateur ! car une fois dans la voie du ramollissement, on ne sarrête plus. tu verras que sous peu tu siégeras dans une chambre quelconque. si lon mavait prédit ces choses sinistres et invraisemblables, je les aurais accueillies comme si lon meût annoncé à moi, nana, que jentrerais chez des béguines pour faire pénitence. tu peux croire que ce prophète de malheur eût reçu au visage un bel éclat de rire, voire même une carafe. aujourdhui, je ne ris plus, je pleure presque ; je serais inconsolable si je nétais sûre que tu ne taccommoderas pas longtemps au régime du conjungo. il ny aura ni curé ni maire qui tiennent, tu reviendras à ta nana. sans adieu donc. mes bras te restent ouverts, ô futur patriarche. robert sourit tristement et poussa un soupir de regret ; car ces deux femmes, malgré leur légèreté, lavaient réellement aimé. il froissa ces trois lettres, en fit une boule quil jeta distraitement dans le foyer. irait-il chez juliette ? il irait, quel que fût le motif de son appel. il lui devait cette marque daffection et de déférence. il était une heure. il shabilla et se rendit dabord chez marcelle. marcelle était seule, et lattendait avec impatience pour le remercier des splendeurs de la corbeille. que vous êtes magnifique, robert ! sécria-t-elle. toutes ces merveilles à moi, et choisies par vous, ce qui en double à mes yeux la valeur ! vous êtes heureuse ? oh ! oui. être belle par vous et pour vous ! mais vous-même, vous êtes heureux ? dites-le moi, je vous en prie, que je le croie, que jen sois sûre. je suis bien heureux. cependant jai des doutes, parfois, des inquiétudes. il me semble impossible que vous maimiez comme je vous aime. je ne suis quune petite fille gauche, sans esprit ; vous mintimidez beaucoup. je vous trouve charmante. quand je vous regarde, vous souriez ; mais depuis quelques jours, dès que vous croyez nêtre pas observé, vous paraissez triste, soucieux. sachez, monsieur, que je vois très-bien derrière mon dos. cest là, dit-on, un privilége tout féminin. cependant vous pourriez vous tromper quelquefois. oui, mais pas quand nous avons une glace devant nous. ainsi, tout à lheure, lorsque jessayais ce bijou, au moment où vous êtes entré, vous fronciez le sourcil ; vous aviez lair presque sombre, et mon cœur sest serré douloureusement. je vous en demande pardon, chère marcelle. je ne vous pardonnerai quà une condition : dites-moi ce à quoi vous pensiez. je ne me souviens plus. dans ce moment-ci, je pense que je vous adore, voilà tout. monsieur, insista marcelle, avec une petite moue denfant gâtée, je veux savoir tout de suite, mais tout de suite, la cause de votre air chagrin. voyons, puisque vous lexigez, je vais tâcher de me souvenir. dabord, je vous aime, et les grands amours, comme les grands bonheurs, rendent mélancolique ; et puis je vais prendre des engagements très-graves. est-ce quils vous pèsent déjà ? non, mais cest fort sérieux. enfin, les soucis des préparatifs… ah ! voici : je me rappelais en entrant que javais oublié décrire à mon tailleur. si mon habit nétait pas prêt, hein ! quelle catastrophe ! ce nest pas cela, vous avez des habits. il y a encore autre chose, fit-elle avec un soupir. non, cest tout, je vous lassure. eh bien ! jurez-le moi, et je vous croirai. quel enfantillage ! vous le voyez bien, vous ne voulez pas jurer ? mon dieu ! que je souffre ! elle retira la main que robert cherchait à saisir. vous me boudez, chère petite comtesse ? dit robert attendri. jai beaucoup de chagrin. pourquoi ? parce que jai peur… non, à mon tour, je ne vous le dirai pas. alors, vous voulez que je sois triste pour tout de bon ? eh bien ! jai peur… ah ! ce vilain mot ne peut sortir de mes lèvres… je crois que, par moment, je suis jalouse. cest mal, je le sais, vous soupçonner ! mais, cest malgré moi. je serais si malheureuse si vous me trompiez ! ma chère marcelle, je jurerai tout ce que vous voudrez, dit robert. eh bien ! jurez-moi que vous naimez aucune autre femme. je le jure, et jamais je nai aimé personne comme je vous aime. comme vous maimez, cest possible ; mais peut-être beaucoup plus. elle articula ces mots avec peine, et ses yeux se remplirent de larmes. vous pleurez, marcelle, vous pleurez ! sécria robert vraiment ému. que faut-il faire pour vous prouver mon amour ? je naime que vous, que toi, je te le jure ; tu es ma femme et la seule adorée. le crois-tu, dis ? eh bien ! regarde-moi, et tu verras si je mens. il parlait avec tant de sincérité et de tendresse que marcelle fut convaincue. je vous crois, robert, je vous crois. pardonnez-moi davoir douté de vous, davoir osé vous le dire ; mais le doute fait si mal ! robert, en cet instant, jeta les yeux sur la pendule. il pensait au rendez-vous que lui avait donné juliette. trois heures ! il faut, chère marcelle ! que je vous quitte. déjà ! restez encore, je vous en supplie. je suis attendu, dit-il gravement. qui donc vous attend ? soupçonneriez-vous encore votre mari, madame ? non, car je veux croire en lui. cest que, voyez-vous, robert, quand vous me quittez, il me semble que vous emportez mon cœur, et que je vais mourir. demain, chère amie, nous serons réunis pour la vie. il lattira à lui. marcelle appuya sa tête sur lépaule de robert. elle éprouva une émotion indéfinissable, comme si sa vie, son âme passaient en lui, et que leurs deux existences fussent à jamais confondues. quand il fut parti, marcelle courut se jeter au cou de sa mère. comme il est bon ! comme il maime ! mère, réjouis-toi : ta petite marcelle est bien heureuse. madame rabourdet ne répondit que par un soupir. robert, à quatre heures précises, entrait chez juliette. elle était levée, et, bien que sa pâleur fût extrême, elle semblait calme. toutefois, en lobservant avec attention, on eût pu voir se soulever la veine bleue de la tempe, et sa main se crisper au bras du fauteuil. quand elle entendit le pas de robert, elle ferma les yeux comme pour recueillir ses forces. robert, en la voyant si pâle, fut profondément remué. il voulut lui prendre la main. ne me touchez pas ! sécria-t-elle avec hauteur. en effet, je ne mérite plus que vous me traitiez en ami. jai à vous parler, reprit-elle péniblement, jai un service à vous demander. je serai heureux, reconnaissant même de vous le rendre. je ferais limpossible pour vous prouver mon dévouement. vous vous mariez demain, nest-ce pas ? cette question parut lui coûter un si grand effort que les muscles de son visage se contractèrent. cependant sa voix vibrante ne trembla pas. oui, demain, répondit robert, en baissant les yeux. vous mavez offert de me marier. je veux lêtre dans un mois. je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir, dit-il. mais vous oubliez que cela dépend aussi de la volonté dune autre personne, enfin, je dois partir demain… il nosa ajouter avec ma femme. ne venez-vous pas de me dire que pour mobliger, vous feriez limpossible, interrompit juliette avec impatience ? je le ferai, repartit robert qui songea soudain à étienne moriceau. dès que vous serez tout à fait guérie, je vous présenterai celui que, dans ma pensée, je vous destinais. juliette laissa échapper un soupir de soulagement. cest bien, merci ! dit-elle. au revoir. elle lui fit un signe de la main. il comprit et se retira. il se rendit immédiatement chez étienne. je viens, lui dit-il, vous entretenir dune affaire grave. il mest venu, cette nuit, à votre sujet, une idée lumineuse. vous excitez ma curiosité. voyons cette idée. non-seulement je me marie ; mais ce qui va vous surprendre davantage, reprit robert gaiement, je me fais courtier de mariage. en effet, daprès les toasts que je vous ai entendu porter lautre jour… et cest vous que je songe à marier, interrompit le comte de luz. comme je vous ai vu jaloux de mon bonheur, je veux faire le vôtre. je connais une femme, une perle. je me défie des femmes que vous connaissez, beau prince, repartit étienne avec un sourire sceptique. mon cher moriceau, je vais faire tomber dun mot cette défiance : jai aimé la mère… ne souriez pas dune pure affection. javais alors vingt-deux ans ; et je lui jurai à son lit de mort de protéger sa fille. la pauvre enfant na plus quune vieille grandmère, une véritable duègne, qui lui rend la vie fort triste. mes préoccupations pécuniaires et matrimoniales me lavaient fait négliger un peu. je viens de la voir pour lui annoncer mon mariage. ma belle pupille ma paru un peu languissante. jai pensé quun changement de vie et de milieu lui serait salutaire. je me suis souvenu de vous, de votre caractère excellent, de vos principes austères, de vos aspirations vers la vie de famille, et je me suis dit : voilà le phénix quil faudrait à juliette. quoique je ne sois guère religieux, je suis un peu superstitieux. je crois quen macquittant envers la mère, ce mariage, qui ferait en même temps deux heureux, me porterait bonheur. ah ça ! dit étienne, cest donc sérieux ? très-sérieux. alors, donnez-moi quelques renseignements sur la jeune personne et sur sa famille. robert lui raconta lhistoire douloureuse de madame delormel ; puis il ajouta : vous le voyez, elle a eu lenfance la plus abandonnée et la plus triste. je vous assure quelle na pas été gâtée, et quil vous sera facile de la rendre heureuse. mais alors, pourquoi ne lavez-vous pas épousée ? questionna étienne toujours soupçonneux. parce quelle na que 200 000 francs de dot, et que jai 700 000 francs de dettes. enfin, je lui porte un trop réel intérêt pour lui donner un mari tel que moi. et vous lavez vue souvent depuis sa sortie du couvent ? mon cher moriceau, je suis moins corrompu que je nen ai lair. ayant connu juliette tout enfant, et layant vue grandir, je la regarde absolument comme ma fille. vous pourriez le jurer ? je le jure, affirma robert, qui ne mentait pas absolument, car le sentiment paternel quil avait voué à juliette dominait peut-être lamour. le loyal étienne ne soupçonna aucune réticence. eh bien ! je consens à voir votre perle, mais à la condition que la vue ne mengage à rien. vous la verrez : je vous préviens toutefois que lorsque vous laurez vue, vous serez fort engagé, car vous en serez amoureux : elle est remarquablement belle. cependant vous y avez résisté, vous ? une barrière morale nous séparait. nimporte ; malgré le danger, je verrai votre protégée. ce qui mintéresse à elle, cest moins cette beauté remarquable que cette enfance douloureuse, privée de toute affection. ces dissensions de famille, ce scandale qui rejaillit nécessairement sur cette jeune fille innocente, mattirent au lieu de marrêter : non pas que jen espère de la reconnaissance ; mais il y a en moi un besoin de dévouement, de sacrifice. je voudrais une femme, non-seulement pour laimer, mais pour la protéger. si je mabandonne devant vous à cette sentimentalité que vous trouvez peut-être ridicule… ridicule, protesta vivement robert ; vous me voyez, au contraire, tout attendri. depuis notre voyage en grèce, jai deviné en vous des trésors daffection et de bonté. jai souffert, reprit étienne, beaucoup souffert dans mon enfance dune situation fausse et pénible. ma mère, comme la plupart des créoles, était indolente, coquette, emportée et jalouse. mon père, au contraire, était un homme excellent, affectueux, un peu faible peut-être. sa vie fut un enfer, tant que ma mère vécut. jaimais ma mère, malgré ses défauts, malgré la tyrannie quelle exerçait sur moi ; mais jadorais mon père et je nosais point le laisser paraître. or, placé entre eux, au milieu de cette discorde perpétuelle, je pris lhabitude de me replier sur moi-même. de là ma nature en apparence froide et concentrée. cependant je tiens de ma mère une certaine violence de tempérament que je parviens à dominer, à dissimuler même, et qui meffraye parfois. après la mort de ma mère, jentrai dans la marine ; ainsi, je nai pu jouir de laffection de mon père. voilà pourquoi je souhaite ces joies dintérieur que je nai jamais connues. je vous lavouerai donc, mon cher comte, au risque de vous faire sourire, quand je pense à ce bonheur : avoir une femme à aimer, une femme à moi, et des enfants surtout, de petits mioches qui me sauteraient sur les genoux, il men vient des larmes aux yeux. robert éprouvait une sorte de remords dabuser ainsi cet homme bon et candide. pauvre garçon ! pensait-il, sil épouse juliette, il pourrait bien encourir le même sort que son père. bah ! après tout, la vie est ainsi faite : les uns bourreaux, les autres victimes. alors, à quand la première entrevue ? demanda étienne. je me marie demain. dans quelques jours, je vous préviendrai. en quittant étienne, il se rendit de nouveau rue de provence. vous mavez paru si triste tout à lheure de mon départ, dit-il à marcelle, que je reviens diner avec vous. et puis, jai hâte de vous communiquer un beau projet. nous avions décidé, nest-ce pas, de partir après-demain pour litalie ? oui, mes malles sont déjà prêtes. eh bien ! je viens vous faire une autre proposition qui ma été inspirée tout à lheure par ce beau printemps. quoi donc ? cest aujourdhui le 1er mai. en allant vers le midi, nous trouverions peut-être une chaleur insupportable. puis les chemins de fer, les hôtels, quel bruit ! quel prosaïsme ! je comprends que pour des époux vulgaires, un voyage sauve lembarras du premier moment ; mais entre nous, marcelle, qui nous nous aimons comme de vrais amoureux, je vous assure que ces distractions forcées nous seraient odieuses. je vous approuve, dit marcelle. je me réjouissais de voir litalie avec vous ; mais jaime mieux encore rester ici tout absorbée dans mon bonheur. cest aussi ma pensée, reprit robert. je me sens le cœur trop plein de vous pour que mon esprit puisse rien voir et rien admirer en dehors de vous. cest vrai ? bien vrai ? sécria marcelle au comble de la joie. robert proposa daller passer les premiers temps de leur mariage dans une maison de campagne que monsieur rabourdet possédait aux environs de sceaux. en réalité, robert ne renonçait au voyage ditalie que pour obéir à juliette qui lui avait demandé limpossible, cest-à-dire de la marier dans un mois. le lendemain on signait le contrat, et le maire invité devait ensuite procéder à la célébration du mariage civil. à loccasion de cette cérémonie, lhôtel de la rue de provence recevait une société brillante, quoique un peu bigarrée. le comte de luz avait convié quelques grands noms pour flatter la vanité de son beau père ; et monsieur rabourdet, de gros financiers, ses rivaux de la bourse et du haut commerce, pour leur apprendre le chiffre de la dot princière de sa fille. lancien mercier, avec sa prévoyance commerciale, avait exigé dabord un mariage dotal ; mais marcelle, craignant de montrer à robert une défiance injurieuse, insista pour se marier sous le régime de la communauté. elle voulait se remettre entièrement, fortune, corps et âme, entre les mains de celui quelle aimait. quelques-uns louèrent, dautres critiquèrent la magnificence du roi du coton. monsieur rabourdet donnait à sa fille six millions de dot. pendant la soirée, robert remarqua une jeune femme qui parlait à marcelle avec beaucoup de vivacité. elle se distinguait de la partie féminine un peu vulgaire de la réunion par sa toilette dune élégance sobre et en même temps originale, par sa beauté à la fois calme et piquante, par la droiture quelque peu hardie du regard. la noblesse du profil contrastait avec laffectuosité et la grâce du sourire. elle avait au menton une fossette enfantine, indice de bonté, qui faisait pardonner les lignes un peu sévères du front. on devinait enfin, dès le premier abord, une âme fière, une intelligence peu commune et un cœur excellent. robert savança auprès des deux jeunes femmes. ma chère cora, dit marcelle, je te présente le comte de luz, mon mari tout à lheure. monsieur robert, je vous présente ma meilleure amie, madame dercourt. ah ! vous arrivez à propos, sécria cora avec son bon sourire ; car nous complotons contre vous. je donne à marcelle les plus mauvais conseils. les meilleurs, voulez-vous dire ? repartit robert. oh ! non, affreux ! reprit marcelle. mais soyez tranquille, je ne les suivrai pas. cette chère marcelle, continua cora, est imbue, à légard du mariage, des préjugés les plus funestes, les plus dissolvants. pourquoi voit-on tant de ménages malheureux ? cest, selon moi, parce que nos idées sociales et religieuses ont faussé les lois naturelles en enchaînant les époux dans des liens indissolubles, en imposant à la femme lobéissance passive, une chose avilissante, révoltante : obéir ! je pense comme vous, madame, dit robert avec galanterie. une femme dont nous sollicitons lamour, doit nous imposer ses volontés et non pas subir les nôtres. en amour, comme vous le dites, la loi naturelle ordonne au fort de se soumettre au faible. ah ! voilà donc un homme qui me comprend. à mon avis, prétendit marcelle, quand on aime, il doit y avoir une plus grande félicité à obéir quà commander. tu es une hérétique en amour, ma petite marcelle. labnégation quon nous prêche est non-seulement absurde, mais subversive. si la femme habituée à être traitée en enfant ou en servante par son mari, rencontre un véritable amoureux qui la traite en souveraine, quelle vertu ne lui faudra-t-il pas pour résister à cette flatterie de lamour ? si encore, se récria marcelle, tu ne prêchais que la désobéissance, mais tu entends quune femme garde sa liberté. voilà ce qui me paraît horriblement immoral. limmoralité, repartit cora, cest le mensonge, cest labandon de sa dignité. moi je soutiens que la liberté seule peut garantir la vertu et le bonheur dans le mariage. lunique convention que nous ayons faite, monsieur dercourt et moi, cest de nous quitter plutôt que de nous tromper, si nous devions jamais cesser de nous aimer. là est le secret de notre félicité conjugale. eh bien ! moi, reprit marcelle avec feu, je trouve odieux de prévoir, quand on saime, quil arrivera un moment où lon ne saimera plus. cette seule pensée me serre le cœur, métouffe. il ny a quun moyen pourtant, allégua cora, de prévenir des déceptions trop cruelles, cest de se faire le moins dillusions possible sur les sentiments humains. ah ! voilà des principes desséchants que je repousserai toujours. jétais tout à lheure jalouse de ton bonheur ; maintenant je nen veux plus. moi, jentends mengager pour la vie. jentends même obéir à mon mari, si toutefois mon seigneur et maître daigne me le permettre. non, chère amie, je ne le permettrai pas. mais au moins me permettrez-vous de vous aimer toujours ? conserver votre tendresse, tel est mon vœu le plus ardent. quant à moi, je vous jure… ah ! ne jurez pas, interrompit cora. mon mari, lui, ne ma rien juré : je le lui ai défendu. mais alors, madame, vous nêtes point mariée ? je le suis devant maire et curé, cest-à-dire aux yeux du monde ; mais je ne suis point liée vis-à-vis de mon mari. je lai prévenu loyalement que je ne me mariais que pour remplir une convention sociale. lidée est originale, dit robert. horrible, répliqua marcelle. à mon avis, le serment damour éternel, le lien indissoluble est non-seulement un commandement de léglise, mais un besoin du cœur. sache donc, pauvre chère, reprit encore la jeune philosophe, quil ny a quun moyen de retenir un homme, cest la menace permanente que nous pouvons le quitter. pourquoi le mariage actuel est-il regardé comme le tombeau de lamour ? cest parce quil donne trop de sécurité. les anciens étaient plus près que nous des lois de la nature : ils représentaient lamour avec des ailes : chez nous on le charge de chaines. alors vous réclamez lamour libre, interrogea robert en souriant. non, seulement le divorce. sans doute, le mariage est une garantie ; mais le divorce est une garantie du mariage. si je ne craignais dencourir le blâme de ma chère marcelle, je serais de votre avis, madame ; je penserais comme vous que seul le divorce peut assurer la fidélité des époux dans le mariage et asseoir la famille sur des bases loyales. bravo ! sécria cora. maintenant je suis tranquille sur ton sort, ma chère marcelle. monsieur de luz a trop de bon sens pour ne pas faire un excellent mari. sachez, monsieur, que si je me permets de réclamer aussi hautement le divorce, cest que je serais la dernière personne de france à men servir. elle embrassa marcelle et se joignit à un autre groupe. montrez-moi donc le mari de cette charmante femme, dit robert à marcelle. nest-ce pas quelle est ravissante, malgré ses théories excentriques ? elle est aussi bonne quaimable. tenez, japerçois monsieur dercourt. il est vieux pour elle ; car il a bien cinquante ans. il est laid ; cependant, cest un mariage dinclination. quelle bizarre femme ! robert vit un homme au visage accentué, aux cheveux grisonnants, qui se tenait debout à côté dune table décarté. vous croyez quil soccupe du jeu ? reprit marcelle. vous vous trompez : il ne pense quà sa femme, il ne voit quelle ; il ladore comme le premier jour. et elle laime aussi ? oui, cest elle qui lui a offert sa main quil neût jamais osé demander. et depuis combien de temps dure ce bonheur conjugal ? depuis quatre ans. ce ne sont pas des époux, ce sont des amoureux. elle attribue ce merveilleux résultat à lapplication de ses idées sur lamour et sur le mariage. mais, à mon avis, elle le doit avant tout à son charme et à son esprit. a-t-elle trente ans ? je ne le crois pas. eh bien ! nous verrons dici à quelques années. vous vous trompez, robert ; malgré ses principes un peu risqués, elle a une vie sévère ; elle restera fidèle à son mari, je le parierais. robert sourit. que signifiait ce sourire ? votre amie, en effet, est fort aimable. nous la verrons souvent, je lespère. oui, lhiver prochain, car elle va partir pour la campagne. robert assista à la célébration de son mariage avec une parfaite insouciance : ce nétait pour lui quune cérémonie banale, une corvée ennuyeuse. marcelle, au contraire, y apporta toute son âme, une émotion recueillie, une joie profonde, mêlée toutefois de ces vagues appréhensions quinspire linconnu. le lendemain, les jeunes époux partirent pour la villa que monsieur rabourdet possédait à sceaux. lorsquils y arrivèrent, le soleil se couchait au milieu dune vapeur dorée, et jetait sur toute la campagne des reflets gais et tendres. ils virent un présage de bonheur dans cette bienvenue que semblait leur souhaiter le soleil. parmi les gens de service qui les attendaient, robert remarqua une jeune femme qui tenait par la main un bel enfant blond. son visage, dune grande pureté de lignes, était grave et doux et semblait abattu par une souffrance morale. le regard se dérobait, timide, presque farouche. son sourire naïf et bon navrait pourtant, car on y surprenait un effort. bonjour, lucette, sécria marcelle. voyez, robert, le joli bambino. cest mon filleul. bonjour, monsieur marcel, je ne tai pas oublié ; je tapporte un gros sac de pralines. robert caressa lenfant, tout en continuant dobserver lucette, dont la distinction native lavait frappé, dont le regard voilé lintriguait. eh bien ! comment trouvez-vous lucette ? lui demanda marcelle. assez gentille, répondit-il négligemment. vous êtes difficile ! moi qui craignais… quoi donc ? quelle ne vous parût plus belle que moi. tais-toi, dit robert ému. et il lui ferma la bouche par un baiser. le premier tutoiement, le premier baiser. le doute avait fait place à la confiance infinie. au milieu de la nuit, robert et marcelle furent réveillés en sursaut par des cris déchirants. cest quelquun quon assassine, pensa robert. malgré les supplications de marcelle terrifiée, il se précipita dehors. plusieurs domestiques, éveillés de même, se dirigeaient également vers lendroit doù partaient les cris. ils arrivèrent devant la maison du garde ; et comme la porte résistait, ils brisèrent la fenêtre. cétait une scène horrible : un homme hors de lui traînait une femme par les cheveux. cette femme, cétait lucette, lucette à moitié nue, les mains et le visage couverts de sang. robert saisit à la gorge le meurtrier, et le força à lâcher sa victime. lucette se releva : les sanglots létouffaient. ah ! je te retrouverai, misérable, hurlait le fou. de quoi vous mêlez-vous ? dit-il à monsieur de luz. ne suis-je plus le maître chez-moi ? non, vous nêtes pas le maître dassassiner votre femme, repartit impérieusement robert. mais cest une infâme créature, plus méprisable que la boue des rues, sécria cet homme sauvage, toujours au paroxysme de la fureur. savez-vous ce quelle me fait souffrir ? si je ne la tue pas, je me tuerai, moi. vous ne vous tuerez pas non plus, mon ami. votre femme va me suivre, et demain, vous vous expliquerez. non, elle ne sortira pas. je ne veux pas sortir, supplia lucette toute tremblante. mais robert insista et emmena la jeune femme. pressée de questions par marcelle, elle finit par avouer la cause de cette scène de fureur, et son malheur quelle avait pu cacher jusqualors. son mari était dune jalousie terrible. elle parvenait à le contenir tant quil était en sang-froid ; mais dès quil était ivre, et il senivrait fréquemment, cette jalousie devenait une sorte de folie. depuis combien de temps souffres-tu ainsi, ma pauvre enfant ? demanda marcelle. depuis que nous sommes mariés, répondit-elle avec une résignation de martyre. depuis six ans, tu endures de pareilles violences sans te plaindre ? cest mon mari, madame. et quand il est calme, il est bon pour moi. il maime, après tout. et tu peux laimer, toi ? oui, je laime, fit-elle avec un soupir, parce que cest le père de mon petit marcel. cependant vous ne devriez pas continuer à vivre avec cet homme, dit robert. dans un accès de fureur il peut vous tuer. mon dieu ! que voulez-vous que je fasse ? dès que je le vois gris, je cache les couteaux ; car, une fois, il ma blessée. mais enfin, reprit marcelle, aurais-tu motivé de pareilles scènes, te serais-tu du moins montrée un peu coquette ? moi ! ah ! vous me connaissez, dit-elle en pleurant. depuis hier au soir… je ne sais comment vous dire cela… achève. il me reproche davoir regardé monsieur le comte. cependant, pour ne pas linquiéter, je tiens presque toujours les yeux baissés. puisque cette jalousie est sans motif, lui dit robert, votre mari est incorrigible. que ne le quittez-vous ? il ma menacée, si je le quittais, de me faire ramener par les gendarmes. alors plaidez en séparation. moi, devant les tribunaux ! plaider contre le père de mon enfant ? et dailleurs le tribunal lui donnerait le petit ; et puis cela coûterait beaucoup dargent. nous nen avons pas. mon mari na pas dordre : nous sommes fort en retard. malgré loffre que lui fit robert de payer les frais de procès, lucette persista dans son refus. marcelle, superstitieuse comme tous les êtres faibles, fut très-péniblement impressionnée par cet incident qui lui parut dun fâcheux augure. une émotion vague, douloureuse, lui oppressait le cœur. elle crut à un pressentiment. et pourtant, se disait-elle, mon robert est si bon, si doux, si loyal ; comment pourrais-je jamais souffrir par lui ? huit jours se sont écoulés depuis linstallation des jeunes mariés à la campagne, huit jours denchantement, de joie profonde et complète. robert lui-même, le sceptique, limpétueux, linconstant robert ne sennuya pas un moment. il aimait sa femme. ce nétait plus seulement cet amour de limagination et des sens ; son cœur était pris. quand il lui jurait quil navait jamais aimé quelle, il disait presque vrai. comment eût-il résisté à la contagion dune affection tout à la fois si naïve et si véhémente ? pendant ces huit jours, ils connurent tous ces enfantillages, toutes ces exagérations de sentiment, toutes ces folies de tendresse quinventent les amoureux passionnément épris. si robert était forcé de la quitter un moment pour une lettre à écrire, pour un ordre à donner, marcelle éprouvait de véritables déchirements. et si cette absence se prolongeait un peu, quelle inquiétude, quelle impatience, et, au retour, quelle joie ! maimes-tu toujours ? as-tu pensé à moi ? comme tu es resté longtemps ! jai cru que tu ne maimais plus, que je ne te reverrais jamais ; jai eu froid au cœur. un matin, marcelle entra chez robert tout oppressée. ses magnifiques cheveux blonds séchappaient en désordre dun mignon bonnet que lagitation de la nuit avait coquettement froissé ; ses petits pieds nus paraissaient aussi blancs que le cygne qui bordait ses pantoufles de satin rose. sa longue robe de mousseline blanche, avec des nœuds roses et de riches dentelles, formait un voile élégant et pudique sous lequel limagination entrevoyait des formes exquises. elle se jeta au cou de son mari. robert, mon robert, sécria-t-elle, jure-moi que tu maimes toujours. quelle folie ! répondit-il en riant et en couvrant de baisers les mains glacées de marcelle. ah ! cest que… reprit-elle, hésitant, jai eu un horrible cauchemar… jai rêvé que tu me trompais, et je me suis réveillée tout en larmes. mais maintenant, tu ne rêves plus ? jai peur ; je suis trop heureuse. parfois il me semble impossible que cela dure. si je faisais comme ce grand roi, qui jeta un présent à la mer pour apaiser les destins jaloux ! quoi donc, ma petite femme adorée, pourrait troubler notre bonheur ? je ne dis pas que tu cesseras de maimer ; mais si tu maimais moins ! voyons, que faut-il faire pour te prouver mon grand amour ? faut-il sauter par la fenêtre ? non, offre-moi ton bras tout bonnement, et faisons un tour dans le parc ; jai besoin dair. comme cela, pieds nus ! je ne le permettrai pas, madame. ah ! tenez, pour vous prouver, ma chère souveraine, mon amour sans bornes, je sollicite la faveur de vous mettre vos bas. robert de luz femme de chambre ! cela me paraît aussi fort quhercule filant aux pieds domphale. il alla chercher les bas de marcelle, des bas si fins quils tenaient dans le creux de la main. avant de les mettre, il les baisa. jaime non-seulement toi, mais tout ce qui te touche, tout ce qui est à toi. tu le sais, je suis un idolâtre ; tu es ma seule idole, et tous tes vêtements sont pour moi de pieuses reliques. marcelle lécoutait avec un sourire et des regards enivrés. si papa nous entendait nous tutoyer comme de vrais bourgeois ! sécria-t-elle tout à fait rassérénée. ils descendirent dans le parc. quel beau jour ! dit robert, qui sembla humer avec volupté lair matinal. vois donc ces vapeurs qui enveloppent les arbres dune gaze brillante. comme le soleil est bon ! comme il est doux ! on dirait quil comprend notre amour et quil craint den troubler les divines langueurs par des rayons trop vifs. cest vrai, il fait tendre, répondit marcelle qui se suspendait amoureusement au bras de robert. cétait en effet une de ces matinées de mai, à la fois suaves et gaies, où lon se sent jeune, ravivé par les tressaillements de la séve qui monte, et en même temps alangui par les senteurs enivrantes quexhalent les arbres et les fleurs, et par tous les chants damour qui emplissent la nature de voluptueuse harmonie. baignés dans la lumière, la main dans la main, ils se promenaient silencieux, tant leurs cœurs débordaient. tout à coup un bruit de pas sur le sable les fit retourner. cétait le valet de chambre qui apportait le courrier du matin. ils firent tous deux un mouvement dimpatience. cependant robert prit les lettres et les journaux. qui donc peut penser à nous, dit-il, quand nous oublions si bien le monde entier ? il y avait une lettre pour marcelle, une lettre de sa mère. pauvre mère ! soupira-t-elle. une autre adressée à robert portait une suscription féminine. en reconnaissant lécriture, il pâlit un peu. marcelle lobservait. un chagrin, jen étais sûre, exclama-t-elle. rien, absolument rien, chère amie. cependant tu viens de pâlir. cest que… je vais être obligé de te quitter tantôt pendant quelques heures. ah ! mon rêve ! fit-elle avec terreur. enfant ! quatre heures tout au plus. quatre heures ! non, robert, vous nirez pas. restez, je vous en conjure. il le faut, mon amie. tu me demandais tout à lheure quelle preuve tu pouvais me donner de ton amour. je veux celle-là. ne me quitte pas aujourdhui, je ten supplie. je serais si inquiète à cause de ce maudit rêve qui ma tant effrayée. cest un devoir qui mappelle. un devoir ! déjà tu mets le devoir au-dessus de laffection ! ah ! cora avait peut-être raison : le mariage serait-il le tombeau de lamour ? ajouta-t-elle avec douleur. non, cela nest pas. cependant, tu pensais comme cora lautre jour. oui, je le pensais autrefois ; mais, depuis que tu es ma femme, je ne conçois plus, au contraire, quon puisse aimer en dehors du mariage ; à présent je pense comme toi que lamour vrai a besoin de sécurité ; car il se croit, lui, éternel. eh bien ! alors, dis-moi ce qui te force daller à paris. vilaine curieuse ! répondit robert dun air contraint. cest mon ami, étienne moriceau, un ancien officier de marine que jai connu lors de mon voyage en grèce. il désire me voir pour me demander un service. il demeure rue de la paix. puis, de là, je passerai chez moi, rue montaigne, pour prendre quelques objets qui me font défaut, et je reviens aussitôt. voyons, es-tu satisfaite ? alors montre-moi cette lettre, insista marcelle, car javais cru reconnaître une écriture de femme. je ne puis te confier, répondit-il avec quelque hésitation, le service quil me demande ; cest un secret qui ne mappartient pas. je le veux, reprit marcelle avec lobstination des enfants gâtés et des femmes jalouses. le secret de ton ami test-il plus cher que ma tranquillité ? cest impossible, madame, répondit robert avec gravité. me soupçonner de mensonge, cest me faire injure. puis, changeant de ton : mais, tiens, jai une idée charmante. viens avec moi à paris ; tu iras voir ta mère, que nous négligeons un peu trop ; et comme tu mas dit lautre jour que tu désirais visiter mon intérieur de garçon, nous nous rejoindrons rue montaigne. eh bien ! tu nes pas joyeuse ? si, ah ! si, fit-elle en étouffant un soupir. pour dissimuler son embarras, robert déploya le journal. ces jours passés, fit observer marcelle, tu ne lisais pas de journaux. tu as raison, et de fait, je ny tiens guère. quoi donc pourrait mintéresser en dehors de toi ? eh bien ! non, lis ton journal, car tu pourrais croire que je veux te tyranniser ; seulement cest moi qui tournerai la feuille et tu me laisseras ta main. pendant quil lisait, marcelle, la tête appuyée sur lépaule de robert, pensait tristement : déjà, au bout de huit jours, une querelle, un secret entre nous ! malgré ce beau ciel plein de lumière et de gaieté, elle entrevoyait les perspectives les plus sombres. robert aussi, en lisant, était distrait. voici la lettre qui lobligeait si impérieusement de se rendre à paris : jirai demain me promener au luxembourg entre trois et quatre heures sur la terrasse qui domine la pépinière. venez-y avec le jeune homme que vous devez me présenter. grand-mère maccompagnera. vous nous aborderez et nous causerons. sans faute. juliette. robert montra une grande impatience pour le départ. à midi, il entrait chez étienne moriceau ils se rendirent ensemble au luxembourg, où juliette et madame de brignon les attendaient. si étienne eût vu juliette un mois auparavant dans toute la splendeur de sa beauté, il eût été peut-être moins disposé à laimer quen cet instant. il eût trouvé, lui qui voulait un être à protéger, un peu trop dénergie dans son regard passionné et dans le ton violent des lèvres ; mais son beau visage, pâli et adouci par la souffrance, le toucha vivement. cette première entrevue ressembla dailleurs à toutes les entrevues du même genre : on échangea des banalités, on fut embarrassé et lon sobserva à la dérobée. robert voulut reconduire ces dames jusquà la rue jean-bart. il offrit son bras à juliette qui réprima un mouvement de répulsion. étienne offrit le sien à madame de brignon. eh bien ! dit robert ému, car il sentait trembler le bras de juliette, monsieur moriceau pourra-t-il se présenter demain chez vous ? oui, répondit-elle, les dents serrées par la contrainte quelle simposait. ainsi, il vous plaît ? oui. je puis le lui dire. si vous le jugez à propos. comment vous trouvez vous ? je voudrais être morte. pourquoi, juliette ? parce que vous êtes vivant, et que je ne puis vivre avec la pensée… elle sarrêta. vous me haïssez donc bien ? de toutes mes forces. vous êtes injuste. on en condamne de moins coupables que vous. vous mavez fait endurer des tortures auprès desquelles la mort est un bienfait. les circonstances seules sont coupables. que me font, à moi, les circonstances ? vous épouser, juliette, ceût été vouloir votre malheur. me croyez-vous heureuse aujourdhui ? vous le serez, jen suis sûr. taisez-vous. vous savez bien que cest impossible. mais alors pourquoi vous marier ? ah ! oui, pourquoi ?… cela ne vous regarde pas. je suis et serai toujours votre ami. lamitié entre nous ? je ne comprends pas ce sentiment-là. vous vous mariez par colère peut-être ? eh bien ! il vaudrait mieux attendre que la colère fût passée. non, ce nest ni le dépit, ni la colère, ni la haine qui me décident, cest… elle hésita, comme si cet aveu lui coûtait un violent effort. cest ?… je veux voir votre femme, je veux quelle assiste à mon mariage, seulement à léglise. peut-être, quand je laurai vue, serai-je plus tranquille. entendez-vous, je le veux. vous serez obéie. on était arrivé rue jean-bart. madame, dit robert à la grandmère de juliette, comme je vais retourner à la campagne, je sollicite pour mon ami la permission de venir demain prendre des nouvelles de mlle delormel. il me les transmettra. tous les jours, à deux heures, nous sommes visibles, répondit madame de brignon. eh bien ! comment la trouvez-vous ? demanda robert à étienne. ah ! mon ami, merci ! sécria étienne avec effusion, je vous devrai le bonheur de ma vie. tout ce que mon imagination avait rêvé est encore surpassé. si jeune, si belle, et tant de malheur déjà ! elle na jamais été aimée, dites-vous ? tant mieux, car je saurai laimer de tous les amours à la fois. cétait pour elle que je faisais des épargnes de tendresse. je sens que je laimerai éperdument, toute ma vie, quoi quen pense votre scepticisme. ainsi je ne lui ai pas déplu ? non, au contraire. qua-t-elle dit ? soyez sincère. vous savez, répondit robert un peu hésitant, quune jeune fille ne souvre pas facilement sur une matière aussi délicate ; mais puisquelle vous autorise à revenir, cest évidemment quelle se sent disposée à vous aimer. je ladorerai tant, quil faudra bien quelle maime un peu. quand robert quitta étienne, une lutte sétablit entre sa conscience et son cœur. abuser ce brave garçon si confiant, lui parut une mauvaise action. dun autre côté, puisque juliette lexigeait, ne devait-il pas lui montrer le dévouement le plus absolu, lui sacrifier tous ses scrupules ? bah ! se dit-il, il naura après tout que le sort de tous les maris, et la possession de juliette vaut bien quelques tracas domestiques. la possession de juliette ! à cette pensée, il sentit battre ses tempes et comme un fer rouge lui passer entre les épaules. quelle émotion nouvelle venait de lenvahir ? serait-il jaloux ? allons donc ! lui, jaloux ! il en rit aux éclats. toutefois, en se rendant rue montaigne où sa femme devait lattendre, ce ne fut point marcelle qui loccupa, ce fut juliette. il cherchait à se rappeler chacune des étranges paroles quils avaient rapidement échangées. laveu de cette haine, de cette jalousie ardente, le nouvel obstacle que ce mariage allait mettre entre eux, attisaient son amour, excitaient son imagination passionnée pour la lutte. robert, en entrant chez lui, apprit que marcelle était là. aussi fut-il surpris de ne pas la voir accourir à sa rencontre. il la trouva dans sa chambre, étendue sur une causeuse, pâle, immobile, lœil fixe. il sélança vers elle. marcelle, quas-tu ?… réponds-moi, souffres-tu ? un flot de larmes jaillit des yeux de la jeune femme. il sagenouilla, lui prit les mains ; mais ces mains froides, au lieu de répondre à son étreinte, le repoussaient. quest-il donc arrivé ? parle, je ten supplie. je suis en retard, est-ce cela ? je nai pu méchapper plus tôt. doù venez-vous ? dit-elle enfin, dune voix brisée. je quitte à linstant mon ami étienne moriceau. mais auparavant, reprit-elle, vous êtes allé voir une femme qui se nomme juliette. robert resta un moment abasourdi. comment avait-elle pu savoir ou deviner aussi juste ? marcelle lui montra plusieurs papiers épars sur le tapis. il sen saisit. cétaient les trois lettres que, la veille de son mariage, il avait reçues de la princesse ircoff, de nana et de juliette ; ces trois lettres quil avait négligemment froissées ensemble et jetées dans le foyer. en quoi ces chiffons de papier, dit robert un peu remis de son trouble, prouvent-ils que je ne suis pas allé chez mon ami ? jai lu ce matin la suscription de la lettre qui a motivé votre voyage à paris, et je viens de reconnaître cette écriture. enfin cest cette même femme que vous êtes allé voir la veille de notre mariage, alors que je vous priais si instamment de rester auprès de moi. je te jure… ne jurez pas, reprit-elle impatiemment. je le sais, jen suis sûre, je le sens là, vous me trompez. me tromper ! ajouta-t-elle dune voix plaintive, entrecoupée de sanglots, moi qui vous aimais tant ! ce bel amour, et mon bonheur détruits… déjà… si tôt !… ah ! je souffre… le cœur… ce cœur si entièrement à vous… il sest glacé tout à coup. je ressens partout le froid de la mort. jen mourrai, jen mourrai. la fièvre, en effet, faisait claquer ses dents et les pleurs la suffoquaient. ma petite femme bien-aimée, dit robert profondément attendri par cette douleur naïve, je tavouerai tout, tu sauras tout. enfant ! enfant ! mais je tassure que je naime que toi au monde. pourrais-je trouver une femme plus belle, plus tendre, plus gracieuse ? comment as-tu pu douter de moi ? mais alors, quest-ce donc que cette juliette ? expliquez-vous… robert lui répéta en quelques mots lhistoire quil avait contée à étienne. ainsi lespoir de marier juliette lavait seul conduit à paris. cependant, objecta marcelle, tu as eu pour elle une grande affection ? cest vrai, mais une affection toute paternelle. elle a été si malheureuse, la pauvre enfant ! pourquoi ne mas-tu jamais parlé delle ? parce que ton amour me lavait fait oublier. javais le cœur si plein de toi, que toi seule absorbais ma pensée. mais tu assisteras à son mariage, et tu la verras lhiver prochain, sans doute ; et je vous défends bien, madame, den être jalouse. cest une injure que je ne vous pardonnerais plus ; car, si je me prosterne à tes pieds, ce nest pas pour te demander pardon, cest pour tabsoudre, ma reine adorée. soupçonner son mari ! demandez-moi pardon, madame, ou je me renferme dans ma dignité. mais cette princesse qui técrit une lettre si tendre ? la princesse ! cest une excellente femme, fort coquette. je lui ai fait la cour par politesse ; mais elle na jamais été quune amie pour moi. mais cette nana ?… robert posa la main sur la bouche de marcelle. ne prononce jamais ce nom, il souille tes lèvres. alors, comment as-tu pu aimer, ne fût-ce quun moment, une créature pareille ? parce quil est un certain monde où lon place toute sa vanité à afficher une maîtresse. eh bien ! jure-moi que tu ne reverras plus ces horribles femmes qui ont failli me faire mourir. robert jura tout ce quelle voulut. la pauvre marcelle ne demandait quà être consolée, rassurée. elle se laissa aller dans les bras de son mari. tu le vois, vilaine jalouse, il fallait tout soupçonner, excepté cette chose monstrueuse, que jétais capable de te tromper. enfant gâtée ! mais je te gâterai toujours. il lui passait la main dans les cheveux doucement, magnétiquement, et il la serrait sur son cœur en la berçant, ainsi quon apaise un enfant qui pleure. il buvait ses larmes ; il sut les tarir par dinterminables baisers. robert possédait véritablement le génie de lamour. il était passionné, mais tendre aussi. il avait des délicatesses de cœur si ingénieuses, de si douces câlineries, de si charmantes mignardises et ces flatteries toujours si persuasives auxquelles les femmes ne savent pas résister. ce qui lui donnait surtout une réelle puissance de séduction, cétait laccent de sincérité ardente avec lequel il savait protester de son amour. comment marcelle eût-elle douté encore ? sa grande douleur se calma donc peu à peu, et son pauvre cœur, si horriblement serré, se dilata de nouveau au souffle de cet amour véhément et doux. en réalité, robert aimait sa femme. il était sincère, bien quil mentît. ils revinrent à la campagne. toutefois, la même expansion ne régnait plus entre eux, la blessure était fermée ; mais ils sentaient tous deux quelle était vive encore et pouvait se rouvrir. le lendemain, vers deux heures, robert se montra préoccupé, anxieux même. il tira plusieurs fois sa montre. il ne pouvait tenir en place. tout à coup, il serrait sa femme dans ses bras, lui souriait avec tendresse, lui parlait fiévreusement de son amour ; et linstant daprès, il paraissait ne plus songer à elle. quas-tu donc ? lui demanda marcelle inquiète. je taime, voilà tout, répondit-il avec indifférence. après un silence : à quoi penses-tu ? reprit-elle brusquement. il sembla sortir dun rêve. à la scène que tu mas faite hier. mon robert, tu men veux encore ? eh bien ! je ten demande pardon. robert lattira à lui, et la retint par une étreinte passionnée. il avait les yeux pleins de larmes. tu pleures, toi, robert, mon robert… et cest moi… mon dieu ! ai-je pu te faire autant de peine ? pardonne-moi, pardonne-moi ! et, toute bouleversée à la vue de ces larmes, elle se laissa glisser aux genoux de son mari. pauvre marcelle ! robert, depuis une heure, ne pensait pas à sa femme, il pensait à juliette. il pensait quétienne était auprès delle ; et la jalousie réveillait intense un amour depuis quinze jours assoupi, presque oublié. ce malaise dura plusieurs heures. le soir, il parut triste, brisé. marcelle fit de vains efforts pour le distraire. elle surprit même un bâillement mal réprimé. ce symptôme dennui, de satiété la terrifia. robert prétexta un violent mal de tête pour se retirer de bonne heure. marcelle ne put dormir. elle passa une partie de la nuit à écrire à cora. elle lui raconta lhistoire de ces dix jours : ses félicités premières, les douleurs de la veille et son angoisse présente. elle demandait, tout éperdue, des conseils. au bout de dix jours ! écrivait-elle. ah ! je le vois, cen est fait de mon bonheur. je lennuie. aujourdhui cétait un bâillement comprimé ; demain il bâillera tout à fait. sil avait eu du chagrin seulement de la scène dhier, quand il ma vue à ses genoux, il meût pardonné. mais, contre lennui, je ne puis rien, rien, et cest là ce qui me désespère. voici la réponse de cora dercourt : ta lettre ma désolée, pauvre chère. hélas ! elle ne ma guère surprise. du matin au soir, tu répètes à ton robert que tu ladores, et il bâille ; tu te montres jalouse, défiante, tyrannique, et il ment. tu te jettes à ses genoux. eh bien ! avant quil soit peu, il ne prendra plus la peine de te relever ; il ty laissera, sil ne te foule aux pieds. tu aimes passionnément ton mari, dis-tu. mais lamour taveugle ; il tenlève le sentiment de ta dignité et le plus simple bon sens. sans doute il faut aimer son mari, laimer de toutes ses forces, il faut être vertueuse ; mais il faut rendre cette vertu possible en faisant durer lamour. or, je te lai dit, le mariage tue lamour, à moins que la femme ne déploie un art, une science infinis, un vrai génie pour le perpétuer. dabord elle sabstiendra de dire à son mari, comme tu le fais, ma pauvre marcelle, quelle laime, ni même quelle ne laime pas. elle singéniera, au contraire, à lentretenir à cet égard dans une salutaire incertitude ; car dès quun homme est sûr dêtre aimé, sa fatuité, qui est généralement colossale, lui persuade que ses charmes seuls suffisent à entretenir lamour. alors cessent ces respects, ces soins délicats, ces attentions empressées quune femme doit toujours attendre de lhomme quelle aime. elle évitera donc comme une maladresse irréparable ces transports, ces enivrements, ces extases de cœur, ces orgies de sentiment, ces débordements de tendresse, ces adorations extravagantes, enfin toutes ces imprudentes niaiseries qui constituent la lune de miel. qui dit lune de miel dit essentiellement lune rousse : après lexcès, la réaction ; après lenthousiasme, le dégoût. de même que les petits cadeaux entretiennent lamitié, les petites scènes faites à propos entretiennent lamour. les grandes scènes de jalousie, de reproches, de larmes, comme celles que tu mas racontées, sont des moyens violents quil faut réserver pour les grandes circonstances : car ton mari, ou se blasera sur ces crises et y restera indifférent ; ou, sil les appréhende, pour les fuir, il te délaissera. un ménage ne peut être heureux quautant que la femme y conserve son rang naturel, cest-à-dire la souveraineté. pour cela, il nest besoin ni de protestations publiques, ni dattaques contre le code ; il suffit que la femme le veuille, dans les premiers temps du mariage surtout, alors que lamour fait de lhomme un esclave. il nest pas, en effet, de code qui tienne, la nature même de lamour nous a faites les supérieures de lhomme. bien plus, lhomme ne nous aime que si nous savons le tenir à sa véritable place, cest-à-dire à nos pieds. une femme doit donc se montrer jalouse avant tout de conserver sa suprématie. elle ne doit jamais se soumettre aveuglément à son mari, car, si elle lui laissait mettre une main sur elle, il en aurait bientôt mis quatre. elle ne doit pourtant exprimer une volonté quautant quelle sait son mari disposé à laccomplir. si elle est adroite, elle commandera sous la forme du souhait. quant à la femme qui se regarde de bonne foi comme la propriété de son mari et se croit tenue à lobéissance passive ; qui, partant, a renié toute dignité et abdiqué ses droits à la royauté de lamour, elle mérite son sort de martyre et desclave. maintenant, chère marcelle, si, après avoir lu cette lettre, tu la déchires en traitant ces sages préceptes de paradoxes plus ou moins ingénieux, cen est fait de ton bonheur. hélas ! peut-être est-il déjà trop tard pour remédier au mal. mon mari est un homme parfait, ou à peu près ; mais si javais la maladresse de me conduire avec lui comme tu agis avec ton robert, je ne lui donnerais pas un mois pour devenir le plus maussade et le plus tyrannique des maris. ma pauvre enfant, grave bien ceci dans ta mémoire : un mari est pour sa femme ce que sa femme la fait. ». ce qui est bien autrement vrai, bien autrement pratique surtout que ce prétendu axiome de balzac : une femme est pour son mari ce que son mari la faite. quant à moi, si la vanité ne maveugle pas, jespère offrir à ladmiration du genre humain un mari accompli et un ménage modèle. hélas, les ingénieux paradoxes de cora ne pouvaient rien changer à la destinée de marcelle et de robert ; car il est telles organisations que ni la raison ni les préceptes ne peuvent modifier. marcelle était donc ce quelle pouvait être : tendre, constante, exclusive. robert, au contraire, était une de ces natures fantaisistes, ardentes et mobiles que les obstacles excitent, que la sécurité assoupit. en achevant la lecture de cette lettre, marcelle soupira. si je la savais moins bonne, je lui croirais le cœur sec, pensa-t-elle. elle peut raisonner, parce quelle naime pas ; moi, je ne puis quaimer. que me parle-t-elle de domination ? je sens ma faiblesse ; il me faut un appui. je naspire, quà me soumettre. cora a beau laisser entendre que tous les hommes sont mauvais et pervers ; je dis, moi : tous peut-être, excepté robert. jespère encore quil sera touché et reconnaissant de mon grand amour. cependant, chaque jour robert devenait moins tendre, plus distrait. marcelle observait avec une terreur croissante ce déclin fatal de son bonheur, déclin si bien prévu par cora. maintenant elle souhaitait ardemment de fuir cette campagne, de se jeter dans une vie plus animée, afin de ne plus voir se dresser entre elle et son mari ce menaçant spectre gris, lennui. au bout dun mois, robert reçut détienne la lettre suivante : enfin, juliette maime ; elle consent à maccorder sa main, et me charge de vous lapprendre. aucun langage humain ne pourrait rendre ma félicité. cest à vous, mon cher robert, que je devrai mon bonheur. croyez à ma reconnaissance profonde, éternelle. nous nous marions jeudi prochain, à onze heures, à léglise saint-sulpice. mon adorée juliette désire votre présence et celle de la comtesse de luz. aussitôt après la cérémonie, nous partirons pour nantes. à la lecture de cette lettre, robert éprouva comme un éblouissement. le papier tremblait dans ses mains. ainsi juliette ne laimait plus, elle aimait étienne. ainsi elle serait heureuse. il voyait donc ses torts envers elle réparés : sa conscience serait désormais tranquille. alors pourquoi la colère grondait-elle en lui ? cest quil préférait ses remords mêmes à cette souffrance aiguë, la jalousie. dabord il eut la pensée de ne point assister à cette cérémonie ; mais il céda au désir de revoir juliette, de lui parler une dernière fois. à son insu, peut-être espérait-il la trouver moins heureuse quétienne ne lannonçait. si tu veux, dit-il à marcelle, nous partirons aussi, nous. nous irons passer une saison à bade, et de là, nous nous rendrons en italie. marcelle accepta joyeusement cette proposition quelle navait point encore osé faire. avec cette seconde vue du cœur que possèdent les femmes aimantes, elle devinait en robert une agitation intérieure ; elle entrevoyait une rivale, et son instinct lui désignait juliette. cependant la lettre détienne devait lever tous ses doutes. nétait-ce pas robert qui avait fait ce mariage ? pourquoi sen affecterait-il ? elle résolut vaillamment de saisir la bête noire par les cornes. dailleurs il était malheureux, elle le sentait bien ; et quelle que fût la cause de ce chagrin, elle eût donné son bonheur propre pour ramener en lui la quiétude des premiers jours. écoute, mon robert, dit-elle, puisque tu aimes tant juliette, moi aussi je veux être son amie ; car nos sentiments comme nos pensées doivent être communs. privée si jeune de toute affection, combien elle a dû souffrir ! nous serons sa famille, nous lui ferons oublier son douloureux passé. robert, attendri, la remercia avec effusion. la veille du mariage de juliette, ils se disposèrent à quitter la campagne. quelques heures avant le départ, robert rencontra dans le parc lucette qui se dirigeait vers le château. pâle, les yeux égarés, elle portait au front une blessure quelle cherchait à dissimuler sous ses cheveux. quy a-t-il encore ? lui demanda robert. jallais trouver madame pour la supplier de memmener. je vous en conjure, monsieur, emmenez-moi. elle pleurait. que sest-il passé ? ne me cachez rien. il faut que je suive votre conseil ; il est temps que je parte. je crains un mauvais coup, non pas pour moi, je suis bien lasse de vivre, mais à cause de notre fils, qui aurait un père assassin. maintenant il excite le petit contre moi, et lui apprend à minjurier. ah ! monsieur, emmenez-moi à létranger avec mon enfant. une fois là-bas, il ne pourra me le prendre. mais enfin, pourquoi ces nouvelles violences ? mon dieu ! quand sa folie le prend, tout lui porte ombrage. un jour, vous voyant passer de loin avec madame de luz, je ne pus mempêcher de dire : vois donc comme ils sont beaux, comme ils saiment ! alors, pour ces simples mots, il ma jetée à terre, ma foulée sous ses pieds en criant : cest cela, tu me trouves trop vieux, trop laid ; il te faudrait un freluquet. puis des mots que je noserais répéter. hélas ! ma pauvre lucette, dit robert après un instant de réflexion, nous ne pouvons vous emmener, et paraître ainsi favoriser votre fuite. ce serait très-grave. votre mari, par la violence de son caractère, est un homme dangereux : il ne nous pardonnerait pas. mais tenez, voici un billet de mille francs. retournez chez vos parents, et plaidez en séparation. à bout de courage, lucette, cette fois, accepta. ils séloignèrent, chacun de leur côté. un homme alors fendit le fourré. il pouvait avoir quarante ans. il était dune haute stature. son visage respirait une sorte dénergie sauvage. son œil sanglant regardait de côté comme celui des bêtes fauves. il ferma le poing avec rage, et lélevant dans la direction de robert, il lui adressa un geste de menace. il rentra sur les pas de lucette, ferma la porte à clef. et les dents serrées, dune voix terrible, étouffée par la colère : ce papier, donne-moi ce papier, ou je te tue, infâme coquine ! lucette comprit laffreux dilemme de sa situation. si elle ne montrait pas le papier, il croirait à une lettre damour ; si elle montrait le billet de banque, ce serait pis : il croirait à quelque honteux marché. comme elle résistait, opposant un mensonge maladroit, il lui lia les bras avec une corde et la fouilla. il trouva le billet de banque. lucette alors avoua la vérité, confessa quelle avait voulu le quitter. pierre bassou demeura stupéfait. elle pensait à le fuir ! au lieu de la colère quelle attendait, lucette vit son mari tomber à ses genoux, lui demander pardon, lui jurer une confiance absolue. le tigre était vaincu. toutefois il sétait emparé du billet de mille francs. au milieu de la nuit, lucette, séveillant, aperçut bassou, assis devant la table, lœil sombre, hébété : il buvait. elle sauta hors du lit et lui enleva la bouteille. alors il se leva furieux. adresse-toi maintenant aux tribunaux, sécria-t-il, et je te fais enfermer à saint-lazare, car jai des preuves contre toi. ah ! misérable, tu ne pourras plus tromper personne avec tes airs de sainte nitouche. lhorrible scène recommença. la pauvre femme en sortit blessée, meurtrie, et plus découragée que la veille. maintenant elle restait sans protecteur et sans argent en face de cette bête féroce. en se rendant à léglise pour assister au mariage de juliette, robert se montra dune gaieté inaccoutumée, un peu nerveuse. marcelle ne conserva plus aucun soupçon. lorsquelle vit juliette, avec son beau visage ému, passionné, si touchante et si pâle dans ses vêtements blancs, en pensant quil y avait un mois à peine elle avait ressenti la même émotion profonde, mêlée de crainte et de joie, elle eut peine à contenir ses larmes ; elle chercha les yeux de robert, avec lespoir dy rencontrer la même pensée, le même souvenir. mais il regardait juliette, et il était aussi fort pâle. un nouveau doute mordit marcelle au cœur. après la cérémonie, les invités passèrent à la sacristie pour saluer les jeunes époux. madame de luz savança vers juliette. monsieur de luz, dit-elle, ma beaucoup parlé de vous, madame. je désire vous aimer comme ma sœur. le voulez-vous ? juliette tressaillit, balbutia un remercîment. elle observait marcelle. elle avait pensé que robert avait dû faire un mariage de pure convenance et que sa femme était laide ou tout au moins insignifiante. mais en la trouvant si belle, douée dun charme si pénétrant, elle ressentit pour cette rivale une répulsion quelle ne put dominer. toutefois ce sentiment haineux se trahit à peine par un léger gonflement de la narine, et par un mouvement presque imperceptible de la paupière. marcelle lui avait pris la main et voulait sapprocher pour lembrasser ; mais de son bras roidi, juliette la maintint loin delle. robert à son tour savança et, dune voix basse, troublée : me haïssez-vous toujours ? demanda-t-il. quelle étrange pensée traversa lesprit de juliette ? il sattendait à une réponse hautaine et brusque ; elle narticula pas un mot. elle lui tendit la main. sa figure prit une expression de volupté grave. elle attacha sur lui son regard profond et couvert. à travers ses paupières à demi fermées brillait une flamme sombre. ce regard pénétra le cœur de robert comme une lame brûlante. il ferma les yeux ; il chancelait… il ramena marcelle rue de provence et se fit conduire rue montaigne. lémotion, la contrainte surtout quil venait de simposer, le suffoquaient. il courut à sa chambre, sy enferma, se jeta sur son lit, mordant les couvertures pour étouffer ses sanglots ; car il sanglotait. jamais il navait enduré un supplice semblable. cétait le premier obstacle sérieux quil rencontrait. pour la première fois il souffrait, et sa fougueuse nature se cabrait énergiquement contre la douleur. il maudit le mariage qui lenchaînait. juliette ! juliette ! criait-il. il évoquait ardemment son image et la serrait dans ses bras. il songeait au moyen de la revoir, de lui dire quil laimait ; puis son désir se heurtant à limpossible, il lui semblait que son cerveau se brisait. bah ! ce nest quune crise, reprenait-il un peu plus calme. cela passera. demain le mouvement, la distraction du voyage… oui, cest cela. il marchait dans sa chambre, remuait des papiers, des vêtements. puis, tout à coup, le regard de juliette lui revenait en mémoire. il sarrêtait. la torture du cœur faisait de nouveau jaillir des larmes de ses yeux. mais pourquoi laimait-il à présent ? navait-il pas préféré la fortune à lamour de juliette ? navait-il pas renoncé à elle presque sans douleur ? lobstacle, nous lavons dit, les entraves irritantes, voilà ce qui attirait cet homme volontaire et blasé. puis jamais juliette ne lui avait paru aussi royalement, aussi voluptueusement belle. il avait entendu le murmure dadmiration quavait soulevé son entrée dans léglise. enfin, maintenant, elle appartenait à un autre ! peut-être laimait-elle toujours. mais irait-il tromper étienne, cet homme si bon, si loyal ? tromperait-il aussi marcelle qui laimait dun amour si tendre ! vainement la calme pensée du devoir vint-elle sinterposer au milieu de ce tumulte. efféminé par le bonheur facile, il était à la fois incapable de se soumettre au devoir et incapable de réagir contre une souffrance si vive. il sy abandonna avec des faiblesses denfant gâté. à bout de courage, il pensa à pierre fromont. il laissa à son valet de chambre le soin de ses préparatifs de départ, et se fit conduire chez son ami. lui seul comprendrait sa situation desprit, saurait le consoler ; ou du moins cette confidence le soulagerait. pierre fromont demeurait rue madame. cétait un artiste dun rare talent, peu connu toutefois, à cause de son humeur sauvage, peu aimé généralement, à cause de ses opinions cassantes et absolues. il passait pour un original. cétait bien le type solide du franc-comtois. une figure carrée, énergique, où brillaient, comme des éclairs, deux petits yeux gris observateurs et profonds. une stature solide comme son caractère. il mangeait solidement, buvait solidement, fumait solidement des pipes solides, et aimait solidement quand il aimait, ce qui était assez rare. son esprit était carré comme sa figure. par une atroce plaisanterie du sort, lui, lamant du beau et des lignes pures, il avait eu le nez cassé dans sa jeunesse. ce nez aplati et tordu lui donnait une physionomie particulièrement maussade et rétive. dans les idées surtout, se manifestait son amour de la révolte et de la destruction. lutteur hardi, impatient, frondeur, il samusait à porter le fer et la torche à travers les principes vermoulus, les préjugés vénérables. saper, saccager, détruire dans lordre moral ce qui lui semblait erreur, sottise, abus, telles étaient ses jouissances les plus vives. cependant, malgré ses sorties fulgurantes, ses désirs de bouleversement et ses théories révolutionnaires, cétait un parfait honnête homme. il eût dit volontiers : la propriété, cest le vol ; mais il neût pas fait tort dun centime. affectueux et bon, il mettait une sorte de forfanterie à se montrer bourru et misanthrope. avec quelle verve il attaquait le mariage et même la famille comme des conventions mensongères, immorales, en ce quelles enchaînent la liberté ! pourtant il avait aimé sa mère avec passion, lavait soignée avec une tendresse presque féminine. il avait aussi formé une liaison équivalente à un mariage, à laquelle, depuis dix ans, il restait fidèle ; et, de cette union libre, il avait un enfant quil adorait en secret. en un mot, cétait une âme aimante et délicate sous une enveloppe rugueuse. comment robert et lui ces deux êtres si dissemblables, avaient-ils pu sapprécier et saimer ? lattrait des contrastes sans doute. pierre, dune nature un peu épaisse et lente, aimait en artiste la rayonnante nature de robert, son esprit vif, primesautier, ses passions impétueuses. tous deux professaient ladoration de la lumière, le culte du soleil. robert avait remarqué les tableaux de pierre fromont, ses toiles si lumineuses, et les lui avait payés de grands prix. en visitant son atelier, il sétait amusé dabord de ses boutades et de ses paradoxes, puis il avait fini par découvrir les trésors cachés de son cœur. pierre, de son côté, surpris de trouver des instincts généreux, et si peu de morgue chez lun de ces élégants désœuvrés quil avait toujours regardés comme des esprits et des cœurs vides, pierre avait conçu pour robert une affection très-vive, presque paternelle, car il était plus âgé que lui. ah ! te voilà, dit-il dun air rogue en voyant entrer robert ; ma foi, je ne tattendais guère. pourquoi donc ? est-ce quon se souvient de ses amis quand on est marié ? le mariage vous dévore un homme, cœur et âme. tu crois le mariage encore plus goinfre quil nest. tu es, et tu seras toujours mon meilleur ami. attends un peu, repartit pierre, et tu trouveras que les joyeux compagnons dautrefois ont trop mauvais genre. il faut à un homme marié, non pas des amis, mais des relations honorables ; il lui faut des hommes sérieux, gravement posés dans leurs faux cols, au torse solennel, à la démarche mesurée, des hommes bien calés dans leur position, bien daplomb dans la vie ; mais des artistes, des bohèmes, quest-ce que cest que ça ? va, ne te gêne pas. quand tu auras fini cette tartine, je te dirai ce qui mamène. je nai pas fini ; car voilà un mois que jamasse de la colère contre toi. tu tes marié ! tu auras des enfants ! toi, une individualité puissante, toi un héros de roman, beau comme la lumière du soleil, passionné comme un demi-dieu, toi, enfin, un apôtre du plaisir ! eh bien ! mon cher, te voilà obligé dêtre moral à présent, moral, entends-tu ? daimer ta femme et tes enfants. les enfants, la raison, le prétexte de toutes les lâchetés, de toutes les turpitudes ! lamour excessif de la famille, quoi quen disent des moralistes cacochymes, est le vice dominant des sociétés inférieures, un véritable dissolvant social. un homme refuse-t-il de se dévouer à la patrie ? mes enfants. un homme avide dhonneurs convoite-t-il les grands emplois, vend-il sa conscience, abjure-t-il ses opinions ? mes enfants. un homme demeure-t-il insensible à la prière du malheureux qui lui demande assistance ? mes enfants. sagit-il seulement de quelque minime sacrifice pour une noble cause ? eh ! bon dieu ! répond-il dun air piteux, et mes pauvres enfants ! les enfants, cela vous éteint un homme, fût-il homme de génie. lécrivain tombe dans la panade, le peintre, dans le métier, lhomme de luxe comme toi devient légume. la seule bonne chose du catholicisme, cest, selon moi, le célibat des prêtres. voyez-vous un apôtre chargé denfants ? est-il une grandeur possible dans le terre-à-terre, les tracas du ménage ? mais alors tu souhaites la fin du monde. il y a des hommes faits pour le mariage. cest la plèbe. le plus grand nombre nest bon quà cela. mais tout ce qui porte en soi une flamme, une idée, un noble sentiment, doit se garder du mariage, le plus inexorable des éteignoirs. encore une fois, je ne me suis pas marié par goût, mais par nécessité. à mon avis, il y aurait moins de honte à voler sur le grand chemin quà se faire entretenir par une femme ; car pour moi le sacrement ne légitime rien. je le sais bien, le monde est pour toi ; on dit : il a fait un beau mariage. on jette dans la boue les malheureuses qui se vendent par misère, et lon trouve admirable quun gaillard comme toi, bien planté sur ses jambes, fasse ce métier-là. allons, tu es féroce. cest ignoble, jen conviens, mais jen suis déjà puni. quand tu voudras mécouter, je te conterai ma lamentable histoire. comment ? est-ce que ta femme déjà… ah ! cette chère marcelle, un ange qui maimera éternellement. cest là ce qui fait mon désespoir. alors, quy a-t-il ? je ne laime plus. tu las donc aimée ? oui, un moment, le cœur a été pris. il lest encore, mais ailleurs. et voilà pourquoi je souffre. je ne saisis plus. robert conta à son ami lhistoire de juliette, peignit ses propres souffrances en termes si poignants que pierre fut attendri. lartiste se promena quelque temps sans répondre, les mains derrière le dos, dun air méditatif ; puis se redressant tout à coup : et tu viens me demander des conseils ? oui, un avis, une consolation, car je suis malheureux. la figure de pierre avait perdu son à expression acerbe, grondeuse. dès que tu es malheureux, dit-il, ma colère tombe. tu souffres, tu fais souffrir, cela était inévitable. vouloir comprimer une nature comme la tienne, cest impossible. elle rebondira en brisant, broyant à droite et à gauche tous les obstacles. ta pauvre femme sera une martyre. que faire ? refrénez vos passions, dirait un moraliste. cest parfait ; mais il faut le pouvoir ; et je te connais, tu ne le pourras pas. tu es un artiste, un homme de nerfs, de sensations, et non un idéologue qui raisonne le pour et le contre. le devoir est pour toi lettre close. tu nas pas eu lhabitude de ten servir. ta nature dailleurs ne ty porte pas. on a beau bâtir des systèmes de morale, les passions nen vont pas moins leur bonhomme de chemin. lerreur est de croire que lhomme est libre. absurdum ! lhomme ne peut avoir dautre but que le bonheur, dautre mobile que légoïsme. que parle-t-on de devoir, de dévouement ? il ny a pas plus de dévouement quil ne peut y avoir de morale : il ny a que des organisations. nous ne pouvons agir en dehors de nos facultés, de nos attractions. un homme qui se dévoue à ses enfants, à son ami, à sa maîtresse, nest quun égoïste qui sacrifie à ses passions de paternité, damour, damitié. le dévouement à des principes, à des idées généreuses, nest lui-même que légoïsme des natures supérieures ; car elles trouvent plus de vrai bonheur dans laccomplissement de ces grands devoirs que dans la satisfaction de leurs passions inférieures. ainsi, jaurais beau te donner des conseils, tu suivras ta passion dominante ; et comme ce nest pas le sentiment du devoir qui domine en toi, quoi que je dise, tu seras lamant de juliette. mais je maperçois que je parle dans le désert ; tu ne mécoutes seulement pas. voyons, tu me fais réellement de la peine ; à quoi penses-tu ? que je ne suis quà deux pas de juliette, et que pourtant un monde nous sépare. néanmoins jai envie de franchir ce monde, ces obstacles, et daller lui dire… quoi, malheureux ? que je laime. alors la nature vraiment honnête et morale de pierre fromont lemporta sur son amour du sophisme. il lui montra lindignité dun pareil sentiment. avant de tabandonner à un entraînement aussi coupable, ajouta-t-il, essaye au moins de lutter ; éloigne-toi. tu viens de passer un mois dans lisolement avec une femme charmante, mais trop naïve, trop monocorde, pour intéresser vivement ton esprit et retenir ton cœur. puisque tu éprouves une nouvelle soif de variété, de changement, il faut tenter les distractions dun voyage. il parla avec tant de conviction, que robert, touché, lui promit de partir pour bade sans chercher à revoir juliette. eh bien ! permets-moi à mon tour, lui dit robert en le quittant, de te faire aussi une prédiction : je parie ma tête quavant peu, tu épouseras annette. cest cela, venge-toi, dis-moi des injures. cependant, si annette le voulait absolument… parbleu ! elle le veut absolument ; mais je lai prévenue : si nous nous marions, nous nous séparerons le lendemain. voilà dix ans que nous vivons ensemble, parfaitement heureux ; pourquoi quitter le connu pour linconnu ? lidée quune chaîne indissoluble nous riverait lun à lautre, suffirait pour me la faire prendre en grippe, cette bonne et charmante annette. je maintiens le pari, repartit robert en prenant congé de pierre fromont. arrivé place saint-sulpice, il fit arrêter son coupé, remonta la rue bonaparte, tourna la rue de vaugirard. le malheureux allait rue jean-bart. mais en cet instant, une voiture en débouchait. il ressentit au cœur une forte commotion ; son regard plongea dans la voiture. il reconnut étienne et juliette. un cri rauque de jalousie, de rage, séchappa de sa poitrine ; il fit un mouvement instinctif, mouvement désespéré, pour sélancer après cette voiture qui emportait les jeunes mariés. quand il rejoignit son coupé, il chancelait. le soir même, il partit pour bade avec marcelle. il comptait sur les émotions du jeu pour faire diversion à cette bizarre et intolérable souffrance. au mois de janvier, robert et marcelle sinstallèrent dans un hôtel de la rue de berri, un hôtel somptueux, décoré avec un grand luxe et un goût artistique à la fois large et délicat. robert sétait plu à entourer marcelle de toutes les élégances, cherchant ainsi à compenser, par des jouissances factices, le vrai bonheur quil ne pouvait lui donner. cétait une pâle journée dhiver. ils se trouvaient tous deux dans un boudoir qui ouvrait sur les serres. ce boudoir était tendu de satin bleu-ciel, capitonné avec boutons de velours noir. les rideaux et les sièges de même satin étaient garnis de longues crépines noires et bleues. les meubles, en bois de rose incrusté de médaillons de sèvres, étaient de véritables objets dart. cétait frais, coquet, doux à lœil, tendre comme la nature de marcelle. cependant, au milieu de toutes ces richesses, entourée de soins attentifs, de prévenances délicates, la jeune femme se sentait opprimée par un insurmontable chagrin, par un doute vague, mais obstiné. souvent il lui arrivait denvier les tracas de la pauvreté qui laissent moins de prise aux souffrances de lâme. dans un état de grossesse avancée, elle allait peu dans le monde ; elle restait donc seule bien souvent, car maintenant, loin de retenir robert, elle lobligeait parfois à sortir. elle devinait que lennui le rongeait, lennui, plus dangereux pour elle quune rivale. je ten prie, robert, dit-elle, lis-moi quelques pages de ce livre nouveau qui a tant de succès. un roman ! nous ne sommes pas encore en carême, épargne-moi cette pénitence. comment ! les romans ne tintéressent pas, toi, un artiste, un aussi fin observateur des choses de lamour ? les romans en action, très-bien ! mais léternelle rapsodie darthur et dadèle, oh ! non. puisque le roman en action ne test plus permis, insista marcelle… en lire me serait dautant plus insupportable. jaime mieux savourer tranquillement le bonheur dêtre ton mari. le ton un peu léger et indifférent dont il prononça cette dernière phrase, affligea marcelle. tu nes pas heureux ? demanda-t-elle craintivement. allons bon ! je ne suis pas heureux, parce que je refuse de lire ton roman ? donne-moi ce livre, que je mexécute. non, je ne le désire plus. eh bien ! je vais te répondre sérieusement, puisque tu te fâches de mes légèretés. si je ne lis pas de romans, voici pourquoi : ou bien un roman est une invention pure, un conte pour amuser les âmes ingénues, alors je nen ai que faire ; ou cest un livre qui veut prouver quelque chose ; mais sil sagit dune vérité bien claire, il nest pas besoin dun volume pour me la démontrer, dix lignes me suffiraient. et tu veux que ces dix lignes, jaille les chercher à travers des racontages infiniment délayés, plus ou moins invraisemblables ? jaimerais mieux, comme les derviches, tourner mes pouces ou contempler le bout de mon nez. mais, alors, que ne poursuis-tu quelque travail sérieux de science, de politique ? pourquoi, par exemple, ne briguerais-tu pas la députation ! ton nom, ta fortune… écoute, ma chère marcelle, je vais te faire ma profession de foi, et tu mépargneras dorénavant ces balivernes. jai un nom, cest vrai. quoique je nen fasse aucun cas, je pourrais men servir, comme tant dautres, pour arriver à une position élevée. mais, pour cela, il faudrait prendre au sérieux un tas de choses et de gens que je ne puis entendre ni regarder sans rire. selon moi, cest faire preuve dune fière assurance ou dune magistrale sottise que doser simposer ainsi à ladmiration de ses semblables. sil nexiste quune minime différence entre le singe et lhomme, quelle distance plus faible encore doit séparer un de ces grands de la terre du plus humble des mortels ? la science ? celui qui sait le plus sait encore si peu. on porte le nombre des volumes imprimés à plus dun milliard, et la vie dun homme ne suffirait pas à en lire vingt mille. le génie ? quel génie ? une certaine capacité pour le tripotage des affaires ? mettez le premier filou venu au pouvoir, il volera le trésor aussi bien quun autre. la politique est-elle autre chose que lart du mensonge ? en somme, si lon va au fond de toutes ces capacités, de tous ces talents, que trouve-t-on ? un colossal aplomb qui couvre de colossales médiocrités. mais que de peines ces gens-là se donnent pour mener les autres ! comme ils ont lair convaincus que sans eux le monde ne pourrait marcher ! à force de jouer aux gens graves, ils finissent par se prendre eux-mêmes au sérieux. cest leur châtiment. et tu veux que sans nécessité absolue jaille de gaieté de cœur descendre, pour me distraire, à ce rôle de comédien sérieux, le pire des rôles de cette triste comédie quon nomme la société ? faire des courbettes, attendre dans les antichambres, flatter des électeurs quon désire envoyer au diable ? tu voudrais… il partit dun bruyant éclat de rire. mais je rirais ainsi au nez de tous ces gens-là. cependant, objecta marcelle, attristée par ce désolant scepticisme, il faut bien un gouvernement et des hommes pour diriger les affaires publiques. cest là une erreur, ma chère marcelle ; et elle vient peut-être de lidée fausse que les hommes ont conçue de la divinité. ils ont imaginé un dieu tyrannique, omnipotent, fantasque, dirigeant lunivers comme avec une baguette ; et puis ils ont donné à ce dieu des ministres, un état-major. ont-ils créé dieu à leur image, ou créé leur gouvernement à limage de ce dieu chimérique ? peu importe. la religion comme la politique sont encore dans lenfance. quest-ce qui établit la merveilleuse harmonie de lunivers ? ce sont les lois immuables, indépendantes de toute volonté. le règne des volontés a fait son temps dans le monde politique comme dans le monde philosophique. les peuples bientôt nauront plus de gouvernement, mais des lois seulement pour les régir ; et tous ces monstrueux abus disparaîtront deux-mêmes ; et ces tristes marionnettes, quon appelle des hommes détat, descendront de leur piédestal. encore un peu de lumière, un cataclysme peut-être, et ces prétendus gens sérieux mettront bas leurs masques et leurs oripeaux. mais en voilà bien long sur ce grave et ennuyeux sujet : aussi, je ten prie, entre nous, plus de politique. crois-moi, après lamour, il ny a quune chose sérieuse dans la vie, cest le rire. eh bien, pourquoi nécrirais-tu pas tes idées ? cela toccuperait, tamuserait peut-être ? tu veux maintenant que je me fasse barbouilleur de papier ? ce serait encore plus comique écrire, pourquoi ? pour éclairer mes contemporains, pour arriver à la gloire ou pour gagner de largent ? mes contemporains ont déjà trop de lumière ; ils ne peuvent labsorber toute ; ils ont la rétine si récalcitrante ! la gloire ? mettons que jobtienne un succès. mon livre se vendra à quinze cents exemplaires, et les masses tout entières ignoreront mon nom. quelques-uns me prôneront, parce que je suis riche ; dautres, parce que je suis riche, me refuseront du talent. pour un inconnu qui madmirera, vingt amis me dénigreront. tu le vois : la gloire, fumée ! dautres sages lont dit avant moi. allons, tu es dans une veine de misanthropie. peut-être. cest la faute du soleil qui oublie aujourdhui de nous montrer son visage. quand le soleil me manque, je suis un corps sans âme. il soupira, chantonna un bâillement. tiens, quand je serai vieux, reprit-il, pour faire quelque chose dutile au genre humain, qui agonise, dit-on, faute dune religion rationnelle, je rétablirai le culte du soleil. eh bien ! veux-tu que nous retournions en italie, que nous allions à naples, en grèce, en orient ? sil ny a pas de soleil à paris en hiver, repartit robert, paris lui-même nest-il pas le soleil, cest-à-dire un centre de vie, de lumière, de chaleur ? on y respire les miasmes, les brouillards ; mais on se sent galvanisé par les courants électriques de la pensée. on a la fièvre ; mais on vit, on pense. partout ailleurs on végète, on rumine et on digère. je ne puis habiter que paris. ailleurs, jaurais froid, même sous la canicule. jaime mieux les arbres rachitiques de mon boulevard que les orangers de naples, que les lauriers roses de la grèce et les cèdres du liban. jai beaucoup voyagé, et le seul plaisir véritable que je goûte en voyage, cest de revenir. marcelle devinait le fond de la pensée de son mari : une seule chose était capable de le distraire, cétait lamour, et elle ne pouvait plus le ressusciter. je tattriste, dit robert, parce que je ne crois à rien, parce que la vie me paraît bête, parce que les hommes sérieux mennuient, parce que jaime le soleil. ah ! cest cela, tu es jalouse du soleil. laisse passer mes boutades. jai lhumeur très-capricieuse. je suis nerveux comme une femme. en cet instant, madame rabourdet entra et robert se leva pour sortir. où vas-tu ? lui demanda marcelle. cest un secret, je reviens tout à lheure. robert passa doucement sa main sur les cheveux de sa femme, lembrassa au front et sortit. marcelle le regarda traverser la cour. elle remarqua quen savançant vers la porte son pas devenait plus allègre, et quen franchissant le seuil, sa figure silluminait. elle laissa échapper un soupir. quas-tu donc, mon enfant ? demanda madame rabourdet avec une vive anxiété. marcelle tressaillit. moi, rien, maman, je tassure. elle baissa les paupières pour cacher les pleurs qui emplissaient ses yeux. rien ? je vois bien que tu me caches quelque chose. à qui confieras-tu tes chagrins, si ce nest à moi ? qui donc mieux que moi pourrait te consoler ? marcelle essuya furtivement une larme. il te rend malheureuse. ah ! je men doute depuis longtemps. pauvre, pauvre enfant ! mais non, mère, cest le meilleur des maris. il est doux, charmant, attentif comme le premier jour. alors pourquoi pleures-tu ? je suis un peu malade peut-être. non, ce nest pas cela. eh bien ! cest lui qui est malheureux, qui sennuie, car… car ?… il ne maime plus. il ne taime plus ? sécria madame rabourdet hors delle. il nen est pas cause, se hâta dajouter marcelle. il se conduit avec moi comme sil maimait encore ; mais je le sens là… et il y a longtemps ? ah ! mère !… elle hésita comme si ce douloureux secret lui coûtait à avouer. madame rabourdet interrogeait avec un regard si plein dangoisse que marcelle sempressa de continuer : jai été heureuse, bien heureuse. pendant huit jours, jai eu tout son cœur, toutes ses pensées. connaître pendant huit jours une félicité pareille, cest assez peut-être pour le bonheur dune vie entière ; car enfin, si je navais pas épousé robert… tu en aurais épousé un autre qui teût aimée toujours. il ny a que robert qui sache aimer ; et maintenant encore je ne voudrais pas échanger mon malheur contre le bonheur dune autre. oui, mais tous les jours tu souffriras davantage, il se contiendra moins. ah ! je ne veux pas, moi, que tu aies une vie pareille, dit la pauvre mère toute bouleversée. quitte ton mari, reviens avec nous. je taimerai tant, moi, mon pauvre ange, et je serai si heureuse de tavoir encore auprès de moi, de te soigner, de te dorloter comme par le passé ; car tu me manques aussi beaucoup, bien que je nose me plaindre. quitter mon mari, maman ! mais tu ny songes pas. un mari qui na pour moi quattentions, prévenances, ce serait odieux. je laime dailleurs, chère mère ; et mon devoir nest-il pas de tout sup porter, comme tu as tout supporté toi-même ? cependant, sil te frappait, tu aurais le droit de partir. or, il y a des souffrances bien plus cruelles. oui, oh ! oui, dit marcelle. jai quelquefois envié le sort de lucette. elle est sûre au moins dêtre aimée, elle. est-ce donc la destinée de toutes les femmes de souffrir ainsi ? soupira madame rabourdet. mais nous avons nos enfants pour nous consoler, nest-ce pas, mère ? hélas ! quand ils ne nous affligent pas, eux aussi. oh ! laisse-moi cette chère consolation. quand je pense à ce petit être, mon cœur se gonfle à éclater. je laime déjà de toute mon âme. nous laimerons ensemble. peut-être alors penserai-je un peu moins à robert. et ces deux pauvres martyres sembrassèrent en pleurant. en ce moment un domestique entra, apportant un bouquet de camélias blancs et de violettes de parme. au milieu marcelle vit un papier plié en corne. elle lut : 31 janvier. sainte marcelle à ma femme bien-aimée. robert de luz. devant ce souvenir délicat, cette preuve daffection, marcelle resta un moment interdite. la transition trop soudaine du chagrin à la joie lui ôtait la parole. elle pleurait encore, mais cétait de bonheur. elle embrassait sa mère, elle embrassait le bouquet. oh ! maman ! sécria-t-elle enfin, je suis un monstre dingratitude. à linstant même où je laccusais de ne plus maimer, il pensait à moi, à ma fête, à cette charmante surprise. comme il est bon ! comme il est aimable, mon robert ! et toi qui mengageais à le quitter ! son visage, auparavant pâli et fatigué, était maintenant tout rose ; et comme un enfant, elle riait à travers ses pleurs. et moi, reprenait-elle, qui naimais pas le camélia, parce que cest une fleur sans parfum ! eh bien ! je déclare en ce jour solennel que je naime plus que le camélia, à cause du grand bonheur quil vient de me donner. mère, ris donc aussi, toi ; je suis heureuse. ah ! quelquun, cest lui ! comme mon cœur bat ! robert, cria-t-elle en sélançant vers la porte qui souvrit. ce nétait pas robert, mais un valet de pied qui annonça monsieur et madame moriceau. marcelle navait pas vu juliette depuis la scène de léglise. cette visite inattendue sembla dabord apporter un nuage dans sa joie. mais sa bienveillance naturelle lemporta. elle essuya ses yeux encore humides, et alla au-devant des nouveaux venus avec une entière cordialité. vous me voyez tout émue, leur dit-elle ; une gracieuse attention de mon mari ; il me souhaite ma fête comme un amoureux. et puis votre visite !… car vous êtes des amis de robert, et votre arrivée est pour moi un double bonheur. une jalousie violente étreignit le cœur de juliette. cet intérieur élégant, ce tendre souvenir de robert, la figure rayonnante de marcelle, son espoir de maternité, tous ces coups répétés avivèrent une blessure que tout lamour détienne, si passionné et si tendre, navait pu guérir. elle resta froide, cérémonieuse, humiliée de son infériorité et trop fière pour le laisser paraître. dailleurs elle ne savait pas encore mentir ; elle ne pouvait témoigner à cette femme, quelle haïssait, une affection même banale. une magnifique rivière de diamants quon apporta bientôt après de la part de robert, acheva dexciter la sourde colère de juliette. robert rentra. il venait dapprendre la visite de monsieur et de madame moriceau. il était fort troublé. marcelle laccueillit avec un regard où elle mit toute sa tendresse ; mais robert la vit à peine. elle chercha sa main, lui présenta son front. robert la repoussa doucement. juliette surprit ce jeu muet. avec sa finesse féminine elle eut lintuition de la vérité : tous ces présents dissimulaient peut-être une profonde indifférence. toutefois elle sortit, lâme ulcérée, envieuse de ce bonheur, quil fût apparent ou réel. robert, au moment de les quitter, leur proposa une loge aux italiens. y viendrez-vous ? demanda juliette. si la santé de ma femme me permet de sortir. mais comme il lui offrit le bras pour descendre lescalier : si vous ne devez pas venir, nous nirons pas non plus, dit-elle dune voix basse et rapide. désirez-vous que jy aille ? je le veux, répondit-elle. vous serez obéie. où êtes-vous descendus ? demanda-t-il à étienne. chez madame de brignon. mais nous sommes fort mal installés, reprit juliette, et le quartier est trop éloigné. je connais, rue de courcelles, un joli petit hôtel à vendre ; on laurait pour un morceau de pain. un morceau de pain de trois ou quatre cent mille francs, repartit étienne. peut-être. cest pour rien ; prêt à habiter, mignon, élégant, délicieux. voulez-vous le voir ? cest inutile ; notre position actuelle nous défend de semblables folies, objecta moriceau. la liquidation des affaires de mon père nest pas encore terminée. nous venons même déprouver une perte considérable dans la faillite dune maison de singapoor. nous sommes donc obligés, pour le moment, de nous restreindre un peu. cependant, nous pourrions le voir, insinua juliette. robert s offrit à les accompagner. cétait une construction à la fois coquette et confortable, discrète et silencieuse, un vrai nid damoureux, luxueux et de bon goût ; moins artistique que lhôtel de monsieur de. luz, néanmoins dépassant en splendeur tout ce que lambition de juliette avait jusqualors rêvé. et ce serait pour tous un charmant voisinage, appuya robert. si rapprochés, nous nous verrions souvent. mes chevaux et ma voiture seraient à votre disposition. enfin vous connaissez peu de monde ; je vous présenterai dans quelques maisons où lon samuse. malgré son air contenu, juliette recueillait avidement les paroles du comte de luz. étienne, au contraire, se refroidissait de plus en plus. le monde ne lattrayait aucunement. tant de bruit, de mouvement, et robert lui-même, qui viendrait ainsi se jeter entre sa femme et lui, limportunaient par avance. aussi persista-t-il dans son refus, alléguant quil navait pas pour cette acquisition la somme disponible. je lèverais facilement cette difficulté, insista robert. monsieur rabourdet, je crois, vous avancerait les fonds. quel est votre avis, juliette ? demanda étienne. ne vous paraît-il pas imprudent dentrer en ménage avec des dettes ? oui, répondit-elle sèchement. elle dit à robert en le quittant : à demain soir. à travers la frange veloutée de ses cils noirs, elle lui jeta, comme un trait acéré, ce même regard qui lavait déjà tant troublé. quelques heures auparavant, après être passé chez le fleuriste et le bijoutier, il était allé, morne, accablé dennui, frapper à la porte de la princesse ircoff, espérant une heure de distraction dans les souvenirs dun amour éteint. il navait trouvé personne, et il était revenu, maussade comme le temps gris, reprendre sa chaîne conjugale, en pensant peut-être à nana. cétait juliette quil avait rencontrée. maintenant, il ne sennuyait plus. juliette, rentrée chez elle, resta grave et silencieuse, ne répondant à étienne que par dimpatients monosyllabes. quas-tu donc, ma chère juliette ? absolument rien. pourquoi es-tu triste ? pourquoi serais-je gaie ? tu men veux peut-être davoir refusé dacheter cet hôtel ? pas du tout ; nêtes-vous pas maître de votre fortune ? cette réponse frappa au cœur le pauvre étienne. il fit un léger mouvement en arrière, comme sil venait de recevoir un coup en pleine poitrine. oh ! juliette, ma chère juliette, tout nest-il pas commun entre nous ? pour satisfaire un de tes désirs, je donnerais ma vie, à plus forte raison ma fortune. souhaites-tu cet hôtel ? nous lachèterons tout de suite. vous êtes si raisonnable, que je nose, moi, vous demander une pareille dépense. un homme fait des folies pour une maîtresse ; il ne les fait pas pour sa femme. comme tu es injuste, juliette ! ne sais-tu pas que tu es tout pour moi, que je nai jamais aimé aucune autre femme, et que je taime éperdument ? si jai montré tout à lheure quelque prévoyance, ce nest pas pour moi. je nai aucun besoin de luxe, pas même de confort. je ne souhaite que les jouissances du cœur. te chérir, te rendre heureuse, te parer, puisque tu aimes le luxe, je nai pas dautre ambition. ma prévoyance est pour toi seule et pour nos enfants. je ne désire pas denfants. je ne pense pas non plus à timposer la maternité. je veux que tu la souhaites. mais tu souhaiteras dêtre mère, mon adorée ; car une femme nest vraiment belle, nest complète quavec un beau bébé dans les bras. cela, cest lavenir encore lointain, répondit juliette, obstinée dans son désir ; et bien fous sont ceux-là qui sacrifient le présent certain à lavenir douteux. eh bien ! faut-il acheter cet hôtel ? ordonne, je ne suis, je ne veux être que ton humble intendant. merci, étienne ; que tu es bon ! en faisant tes volontés, ma chère femme, je ne suis quun affreux égoïste. je suis si heureux de te procurer le moindre plaisir, que cest encore à moi de te remercier. par une de ces réactions assez ordinaires aux natures passionnées, juliette se jeta au cou de son mari, létreignit avec force. je taime, étienne ! je taime ! répétait-elle toute fiévreuse. la vivacité de cette démonstration rendait étienne confus, presque embarrassé. je te défends, ma juliette, dit-il avec un ton de doux reproche, de me remercier de la sorte pour une chose si simple ; 400,000 fr. valent-ils un de tes baisers ou même un de tes sourires ? je le sais bien, répliqua-t-elle fièrement, si je vous remercie, cest de votre amour et non de votre argent. elle le regarda dun air si hautain, quil sempressa dajouter : je souffre quelquefois de ta fierté ; mais je laime mieux ainsi. beaucoup de femmes savilissent dans le mariage ; or, moi, je pense quune femme qui vend ses baisers à son mari, est capable de les vendre à un autre. je désire donc que tu sois bien persuadée quentre nous les questions dargent seront tout à fait secondaires. une fois pour toutes, veuille me considérer comme ton caissier. limpérieuse jeune femme fut attendrie de tant de générosité et de délicatesse. elle lui tendit la main. tu es le plus noble et le meilleur des hommes, lui dit-elle. juliette aimait-elle son mari ? sans doute elle était touchée de cet amour exclusif et dévoué, trop admiratif peut-être pour montrer les exigences, les impétuosités, les ardeurs égoïstes de la passion. or, juliette, plus sensuelle que tendre, ne savait pas toujours apprécier les exquises délicatesses de son mari. au lieu des félicités pures, tranquilles, rêvées par étienne, il lui fallait, ainsi quà robert. lamour qui donne la fièvre. si elle neût jamais connu robert, peut-être se fût-elle contentée de la tendresse de son mari. mais ce premier amour contrarié avait irrité son imagination, éveillé en elle des aspirations, des curiosités que lamour conjugal ne pouvait apaiser. comme le disait pierre fromont, il y a des natures calmes, constantes, faites pour le mariage ; ce sont les plus nombreuses ; mais il en est dautres pour lesquelles le mariage est un étau mortel : natures exubérantes, avides démotion, parce quelles ont de la force nerveuse à dépenser, vite rassasiées, parce que leur esprit inquiet aspire sans cesse à linsaisissable idéal ; natures dartistes, en un mot, que le calme tue, que lexcitation seule fait vivre. ce sont celles-là surtout qui causent ces chocs violents, ces méprises si douloureuses, tous les martyres du mariage. étienne avait épousé juliette sans la connaître, séduit par le charme magnétique de sa beauté. après huit mois de mariage, il ne la connaissait guère davantage, car il était toujours amoureux. peut-on prévoir dailleurs ce que deviendra, au contact du monde, au frottement des passions, une jeune fille qui sort du couvent ou qui na jamais quitté la jupe de sa mère ? juliette elle-même signorait. elle sentait confusément sélever en elle des orages, des protestations, des désirs dont robert était le but ; mais encore était-ce bien là de lamour ? nétaient-ce pas plutôt les émotions quil lui avait données et quelle cherchait à ressaisir ; nétaient-ce pas plutôt une irritation de lamour-propre froissé, une sorte de surexcitation jalouse ? cependant elle était bonne ; mais cette première affection blessée, dont elle saignait encore, la rendait souvent âpre, hautaine, presque dure. elle semblait parfois prendre plaisir à faire souffrir étienne, à le contrister ; puis elle se jetait à son cou en pleurant, lui demandait pardon et savait trouver, pour consoler ce cœur quelle venait de meurtrir sans pitié, des câlineries, des tendresses adorables. étienne, avec son angélique bonté et son amour sans bornes, non-seulement excusait tout, mais il eût volontiers demandé pardon lui-même des torts quelle avait envers lui. il saccusait de ne pas savoir laimer comme elle le méritait. les femmes ressemblent souvent à des enfants. plus on les gâte, plus elles se montrent impérieuses, exigeantes. juliette abusait donc de la grande douceur de son mari. quelquefois même, elle lui en voulait dêtre si bon, et de la contraindre ainsi à laimer. cependant, une fois ou deux déjà elle avait vu étienne sabandonner à la colère, une colère blanche, sans éclat, sans tempête, et qui néanmoins lavait terrifiée. mais il laimait tant ! pourrait-il jamais se montrer irrité contre elle ? le lendemain, pour aller aux italiens, juliette avait apporté à sa toilette une recherche inaccoutumée. elle se faisait, disait-elle, une grande fête de ce spectacle quelle voyait pour la première fois. mais en réalité, elle voulait éclipser marcelle aux yeux de robert. elle portait une robe de satin bouton dor recouverte dun léger réseau de dentelle noire. le corsage, haut comme la main, faisait valoir la grâce voluptueuse de la taille et découvrait le galbe élégant des épaules. les manches fort courtes, retenues par une agrafe de topaze, laissaient ses beaux bras entièrement nus. pour tout bracelet, le poignet très-fin ne portait quun cercle dor mat. un mince bandeau dor relevait ses cheveux qui retombaient par derrière en boucles massives. cette coiffure, nouvelle alors, mettait en relief son profil énergique et pur, et faisait ressortir la blancheur de la carnation, en opposition avec lébène des cheveux et des sourcils. ce mélange de lumière et dombre rendait plus irritante encore la volupté contenue qui était le caractère même de sa beauté. lamour irradiait de cette belle femme, comme le rayon séchappe du soleil, comme le parfum sexhale des fleurs. il semblait quon respirât auprès delle une atmosphère embrasée. il était un peu tard quand robert entra dans la loge. ce fut un événement ; car depuis son mariage, il navait pas encore reparu dans le monde. on se demandait quelle était cette femme qui excitait la curiosité de la salle entière, et quel pouvait être lhomme basané qui les accompagnait. robert remarqua lattention dont il était lobjet, ladmiration que soulevait juliette ; et quelque blasé quil fût sur les succès de ce genre, cette ovation tacite caressa agréablement sa vanité. madame de luz na pu vous accompagner ? demanda étienne. elle est très-souffrante ce soir ; jai même cru un moment ne pouvoir sortir moi-même. quant à juliette, bien que depuis une heure le retard de robert lui causât une anxiété très-vive, elle ne laissa rien paraître de lémotion qui lenvahit en le voyant entrer. elle le salua avec indifférence, affectant dêtre absorbée par le spectacle. vous aimez donc beaucoup la musique ? demanda robert. cest ma seule passion, répondit-elle sèchement. vous mattendiez plus tôt ? assez patiemment, comme vous le voyez. ne vous offusquez pas des boutades de ma femme, reprit le bon étienne. elle est assez jolie pour avoir le droit dêtre capricieuse ! parfois elle simule linsensibilité, la dureté même ; mais au fond elle est affectueuse et bonne. la musique commençait. robert se pencha vers juliette, et lui effleurant les cheveux de son haleine : que vous êtes belle ce soir ! murmura-t-il, voyez comme on vous admire. la narine mobile de juliette se souleva, sa paupière salanguit. en sappuyant dans son fauteuil, son épaule rencontra la main de robert. elle frissonna. as-tu froid ? demanda étienne. elle fit un signe négatif. on jouait otello. dans la disposition desprit où se trouvait juliette, cette musique lui ébranlait les nerfs. à la fin de lacte, robert vit ses yeux mouillés. étienne venait de reconnaître dans la salle un de ses anciens camarades de marine. il sortit pour aller lui serrer la main. juliette et monsieur de luz restèrent seuls. comment, la musique vous impressionne jusquaux larmes ? interrogea robert. quelquefois, répondit juliette en levant sur lui un regard voilé. ne trouvez-vous pas, reprit-il, lair de la salle étouffant ? si nous passions dans le salon de la loge ?… oui, dit-elle. tremblante, elle suivit robert. elle se laissa tomber sur le sopha. robert sassit à côté delle, chercha sa main. elle la lui abandonna. il la porta à ses yeux et juliette les sentit humides. moi aussi, je pleure, murmura-t-il ; mais, ce nest pas la musique, cest le bonheur de vous revoir, juliette, car… taisez-vous, interrompit-elle en se soulevant. robert la fit se rasseoir. car je vous aime, dit-il dune voix altérée. je nai pas cessé un moment de vous aimer. depuis huit mois, vous seule occupez ma pensée ; votre regard me poursuit, mobsède, il me pénètre, il membrase. me pardonnez-vous ? maimez-vous toujours ? si vous le vouliez, nous pourrions être heureux encore. quitteriez-vous pour moi votre femme ? dit-elle lentement, en attachant sur lui un regard profond et vindicatif. à cette question inattendue, il resta interdit. elle se leva fière, hautaine. mais robert, dans un élan de passion, la saisit, lenlaça. juliette, surprise, ploya, poussa un cri sourd. laissez-moi, dit-elle. non, car tu maimes aussi. je ne vous aime pas. je ne veux pas vous aimer. enfant ! tu ne veux pas. est-ce que tu peux résister à cet amour ? un aimant plus fort que notre volonté nous attire lun vers lautre. non, non, répétait-elle frémissante. soyez sincère, juliette, vous voulez vous venger, nest-ce pas ? me faire expier le passé, vous assurer de mon amour. eh bien ! jattendrai votre pardon. je ne vous pardonnerai jamais. alors, pourquoi êtes-vous venue me chercher ? parce que… parce que, malgré toi, tu souhaitais de me revoir. cest le démon qui my poussait. le démon, juliette ! dis plutôt la passion, la divine passion à laquelle on ne peut résister. pour quelle femme me prenez-vous donc ? tromper étienne, cet homme si bon ! y pensez-vous ? non, je ny veux pas penser. mais étienne ne peut empêcher cet attrait irrésistible qui nous unit, qui nous étreint. il est bon, il est tendre, cest vrai ; il est fait pour le dévouement, le sacrifice ; mais il ne peut éteindre cette flamme qui nous brûle ; il ne peut taimer comme je taime ; il ne témeut pas, il ne te brûle pas, lui. je laime, dit-elle faiblement. non, tu ne laimes pas. ton cœur bat-il quand tu lentends venir, ou quand il séloigne ? lorsquil est auprès de toi, te sens-tu troublée, engourdie ? as-tu jamais pleuré damour sous un de ses regards ? non, car pour communiquer ce feu qui dévore, il faut le porter en soi, il faut… assez, interrompit juliette, pâle, oppressée, les lèvres tremblantes. en cet instant, la porte de la loge souvrit. marcelle entrait, accompagnée de son père. elle avait deviné, à limpatience de robert, que ce nétait pas sa seule amitié pour les moriceau qui le conduisait aux italiens. poussée par la jalousie, elle avait surmonté la douleur, et sétait habillée pour venir les rejoindre. en trouvant son mari seul avec juliette dans une demi-obscurité, en remarquant leur embarras et lempressement même de robert à laccueillir, elle ne douta plus : ses soupçons devinrent une certitude. le coup quelle reçut au cœur fut si douloureux quelle se sentit chanceler. quant à lauguste rabourdet, il ne vit que la beauté de juliette. il fut ébloui dune telle splendeur. juliette, en effet, possédait au plus haut degré cet attrait voluptueux qui captive les vieillards. de temps à autre, légrillard démosthènes poussait le coude de robert ; et joignant sur ses lèvres le bout de ses doigts, faisant le geste denvoyer un baiser : ravissante, adorable, une merveille, murmurait-il à loreille de son gendre. pendant le dernier entracte, robert sortit avec lui dans le couloir. je vais, lui dit-il, vous procurer une occasion dêtre infiniment agréable à cette charmante femme. vous savez le petit hôtel de la rue de courcelles. elle en a envie. le mari ne sen soucie guère, car il na pas immédiatement les fonds disponibles. je leur ai fait espérer que vous avanceriez la somme. diable ! 400,000 francs ! mais il faudrait être sûr que… vous êtes sûr dêtre remboursé, voilà tout. madame moriceau est une honnête femme, mon cher beau-père. alors je ne vois pas pourquoi… vous nêtes donc pas lhomme chevaleresque, quasi-royal que je soupçonnais ?… 400,000 fr. ! diable ! comme vous y allez, de la chevalerie à ce prix-là ! de la chevalerie hypothéquée sur un immeuble qui en vaut au moins 500, 000. quelle est la fortune de ce monsieur moriceau ? quand robert lui eut exposé la situation pécuniaire détienne : vous allez, nest-ce pas ? objecta le prudent financier, lancer cette jolie femme dans le grand monde. mobilier 100,000 francs ; chevaux, voiture, train de maison, toilettes, inexpérience de la vie, 200,000 ; cela fait 300,000 francs pour la première année. au bout de trois ans, si les créances lointaines ne se liquident pas, ils seront ruinés. il arrivera donc un moment où… où la reconnaissance du cœur… reprit robert. non, jespère plutôt dans les reconnaissances sur papier timbré, répondit avec un rire cynique le futur démosthènes de la chambre. vil commerçant ! dit robert, en riant aussi. eh bien ! cest entendu, vous avancez largent. il rentra et parla à loreille de moriceau, qui sortit avec eux ; et, sur lheure, laffaire se conclut. étienne, en vrai mari, remercia robert avec effusion. pendant un mois, étienne et juliette furent tout occupés de leur installation. robert les voyait chaque jour. devenu leur indispensable conseiller, ses avis étaient presque toujours adoptés. certes, bien quelle sen défendît, juliette laimait encore. quand il narrivait pas à lheure annoncée, elle éprouvait les mêmes angoisses quautrefois. cependant elle conservait un vif ressentiment du passé. à la moindre contrariété, sa colère renaissait violente ; haineuse. elle souhaitait de le voir souffrir, de le voir malheureux. parfois, elle se repentait dêtre revenue à paris, davoir acheté cet hôtel. parfois même elle disait à étienne : je regrette mon caprice. si tu veux, nous revendrons tout, et nous retournerons à nantes. cétait étienne qui insistait pour rester, la vérité est que cet amour effrayait juliette : où la conduirait-il ? si elle cédait à son entraînement, robert ne labandonnerait-il pas une seconde fois ? et puis, elle était jalouse de marcelle. les deux jeunes femmes se voyaient fort peu. elles éprouvaient lune pour lautre une répulsion, une méfiance instinctives. marcelle aussi souffrait cruellement de labandon où robert la laissait. il ne sennuyait plus. il ne pouvait rester plus dun quart dheure auprès delle sans laisser voir son impatience de sortir. elle devinait quil allait chez juliette, serait-ce une fantaisie passagère ou un attachement durable ? lui reviendrait-il jamais ? lavenir, hélas ! lui paraissait bien noir. ne pouvant plus sortir, chaque jour plus souffrante, plus fatiguée, elle eût eu besoin des soins tendres de son mari pour laider à envisager avec calme la crise terrible quelle allait traverser ; et au lieu de tendresse, cétait pis que labandon, cétait la trahison peut-être. tantôt elle souhaitait de mourir ; tantôt se reprenant à aimer la vie, elle voulait essayer de lutter, de reconquérir son mari : elle pensait à aller trouver juliette, à lattendrir par la peinture de ses douleurs, à la supplier de lui laisser le cœur de robert, son bien, son seul bonheur. mais au moment de franchir le seuil de sa maison, elle avait peur. pouvait-elle shumilier ainsi devant cette femme qui, peut-être, aimait aussi robert, et rirait de ses tourments ? tout le jour elle restait donc couchée sur une chaise longue, dans une attitude anxieuse, désolée. on eût dit, à voir sa large pupille, fixée dans le vide, que son œil cherchait à franchir lespace. que faisait-il ? où était-il ? aux pieds de juliette sans doute, lui prodiguant les protestations ardentes dont il lavait enivrée elle-même, et quelle ne pouvait oublier. alors une chaleur brûlante lui montait aux joues ; elle se levait, shabillait fiévreusement pour aller le surprendre. comme toutes les femmes jalouses, elle voulait savoir, préférant une certitude qui la tuerait peut-être au doute qui la torturait. mais tout à coup cette force factice labandonnait, ses jambes fléchissaient. que dirait robert dune telle démarche ? au lieu de ressaisir son amour, nétait-ce pas le moyen de se rendre importune, odieuse peut-être ? elle retombait désespérée, mourante sur sa chaise longue. robert, tout entier à sa passion renaissante, sapercevait à peine des souffrances de sa femme. il avait passé huit mois sans aimer. aussi lui semblait-il retrouver toutes les jeunesses, tous les enthousiasmes du premier amour. femme, juliette avait pour lui une saveur que la jeune fille navait pu lui offrir. et puis cette résistance létonnait autant quelle lirritait. il lui faisait une cour assidue, subissant ses caprices et même ses rebuffades ; car elle ne lui épargnait aucun de ces menus supplices par lesquels une femme aime à constater son empire. il ny avait pourtant chez elle aucun calcul stratégique, aucune intention même de coquetterie. elle sabandonnait naïvement, brutalement quelquefois, à ses impressions bonnes ou mauvaises. elle ne voulait pas être la maîtresse de robert, elle le lui signifiait avec hauteur, avec colère même ; mais elle ne voulait pas le perdre non plus ; et quand elle le voyait découragé, triste, prêt à quitter la partie, elle le retenait par un regard damour, une tendre parole. puis, dès quelle lavait reconquis, elle recommençait à le torturer. vous trouvez donc un grand bonheur à me faire souffrir ? disait-il. croyez-vous que je ne souffre pas, moi ? mais alors pourquoi prolonger ce supplice ? parce que je ne sais pas, répondait-elle, si je vous aime, ou si je vous hais. tantôt il me semble que je ne puis vivre sans vous, tantôt je voudrais vous fuir au bout du monde. cette haine, juliette, cest de lamour. si je vous cédais, vous me quitteriez encore. laissons lavenir : les joies du présent suffisent à ceux qui aiment. tenez, allez-vous-en, ne revenez plus. je suis malade, je deviens mauvaise ; vous avez changé ma nature. jétais primitivement une bonne et honnête fille ; vous avez fait de moi un monstre de perversité. je me fais horreur, je voudrais nêtre jamais née. je ne désire pas la mort, car jai peur de lenfer. cependant les tourments de lenfer ne peuvent égaler ceux que jendure depuis que je vous aime. eh bien ! lui dit-il un jour, adieu ! je ne reviendrai plus. cette vie, vraiment, est intolérable. il se leva, prit son chapeau. où allez-vous ? cria-t-elle. ah ! je vous en supplie, ne mabandonnez pas. elle se pendit à son cou, et ses lèvres pâles se tendirent à celles de robert. puis elle le repoussa brusquement. sortez, vous me rendez folle. et quand il sortit, elle lui serra la main avec force, et lui dit, en accompagnant, ces mots dun long et brûlant regard : à demain. et le lendemain robert revint. marcelle attendait chaque jour sa délivrance. un soir, comme robert se préparait à la quitter, elle le regarda avec une expression si douloureuse, si suppliante, quil sarrêta et resta auprès delle. alors les larmes la suffoquèrent. elle naurait osé lui faire un reproche ni même lui adresser une prière. elle sentait que la pensée de son mari était toujours loin delle. mais ce flot de larmes trahit si involontairement sa souffrance, que robert en fut touché, car il était bon, et il avait pour elle une affection, une reconnaissance très-réelles. il redevint tendre, et sut, par de gracieuses attentions, sécher ses larmes et endormir son chagrin. ce jour-là, il nalla point chez les moriceau. le lendemain, vers midi, marcelle fut prise de légères douleurs. néanmoins il sortit. un véritable délire le poussait vers juliette. il connaissait ses impatiences. il la savait capable, dans un moment de colère, de se jeter avec passion dans les bras de son mari. juliette en effet lattendait. brisée par lattente, elle se tenait à demi couchée dans un petit salon qui conduisait à sa chambre. ce salon, tendu de satin or pâle, était riche, voluptueux et coquet. les sièges très-bas, de formes variées, étaient entièrement recouverts de même étoffe. partout la soie, les glands touffus, les riches crépines. dans des jardinières de laque, les azalées éclatantes, les pâles et naïves bruyères et les bananiers à hautes feuilles prêtaient à ce salon leur parure dhiver. juliette était enveloppée dune robe de chambre de cachemire blanc, sur laquelle se déroulaient ses longs cheveux noirs. la souffrance avait voilé son regard, pâli ses joues et attendri les lignes un peu trop énergiques de sa bouche. des marbrures bleuâtres estompaient les tempes et les contours du visage. elle tressaillait au moindre bruit. par instant des larmes lui montaient aux yeux, et sa poitrine était oppressée par de pesants soupirs. ainsi ployée par la passion, elle était plus belle encore, presque touchante. quas-tu ? ma bien-aimée juliette ? souffres-tu ? demanda étienne avec anxiété. oui, je ne sais ; un peu de lourdeur dans la tête. ce nest rien. il sassit à côté delle. elle appuya son front languissant sur lépaule de son mari. as-tu mal dormi ? reprit-il. oui, cest cela ; jai passé une nuit fort agitée. et quest-ce qui causait ton agitation ? le sais je ? répondit-elle avec impatience. il lui passa la main sur les cheveux et voulut la baiser au front. juliette ne put réprimer un léger mouvement de répulsion qui néchappa point à étienne. il fronça le sourcil, ses paupières eurent une imperceptible contraction. puis, posant doucement la tête de sa femme sur le coussin : tâche de dormir un peu, dit-il ; cela te remettra. jai rendez-vous avec un expert pour faire estimer ce titien que tu désires. oui, je vais essayer de dormir, répondit-elle. étienne sortit. elle poussa un soupir dé soulagement. quand elle souffrait ainsi, tout bruit, toute distraction, les attentions mêmes de son mari lirritaient. robert vint quelques instants après. son visage était également altéré. son beau regard rayonnant semblait abattu par la fièvre et par linsomnie, juliette, malgré sa joie de le voir, se contint. elle resta étendue, immobile, les yeux fermés. vous souffrez ! sécria robert. cest vous qui me faites mourir, dit-elle faiblement. pourquoi nêtes-vous pas venu hier ? marcelle était malade. puisque vous aimez tant votre femme, que ne restez-vous auprès delle ? je ne veux pas dun amour partagé, entendez-vous ? je nen veux pas. mon amour est tout à vous, juliette, je vous le jure. je ne suis resté hier auprès delle que par pitié. je ne puis cependant pas la tuer dans létat où elle est. vous-même, si jétais capable dune semblable cruauté, vous me mépriseriez, vous me haïriez. vous aimez mieux que je souffre, moi ? que vous importe ? je ne suis pas votre femme, je nai aucun droit. vous pouvez sans cruauté me faire mourir, nest-ce pas ? eh bien ! non, non, je ne veux pas souffrir. moi non plus, je ne veux pas que tu souffres ; je taimerai uniquement, éternellement. jure-le sur ma vie, sur la tienne, sur notre salut à tous deux. robert prononça les plus terribles serments. alors juliette, complètement guérie, devint douce et charmante. une teinte rosée reparut à ses joues. ses yeux encore endoloris prirent une expression de tendresse infinie. il semblait que tout sentiment de colère, de vengeance fût éteint, que la passion sensuelle elle-même fût absorbée par livresse du cœur, une ivresse chaste et profonde. que je suis heureuse de taimer ainsi ! reprit-elle. et je taime sans remords. pourquoi aurais-je des remords ? nest-ce pas toi que mon cœur avait dabord choisi ? ne me demande pas dêtre ta maîtresse, nous sommes si heureux ainsi !… jusqualors, il mavait semblé avoir au dedans de moi comme un démon qui me dévorait ; maintenant, cest la pure félicité des anges. mon âme enfin se dilate, sépanouit. merci, robert, merci. cet instant me fait oublier toutes les amertumes du passé. je suis bien réellement ta femme. quelles lois, quelle force humaine pourraient nous séparer ? elle enlaçait de ses beaux bras le cou de robert. jai assez lutté, reprenait-elle dune voix attendrie, plaintive. mon courage est à bout, je me rends. jai voulu te haïr ; je ne puis que taimer. jai essayé daimer mon mari ; mais ta pensée toujours était entre nous. tu ne sauras jamais ce que jai souffert pour toi. guéris-moi, console-moi, robert, fais-moi la vie heureuse. je ne suis pas la femme méchante que tu supposes. quand je suis mauvaise, cest que je souffre. je suis tendre, au contraire, aimante ; je veux être aimée infiniment comme je taime. je veux ton cœur à moi, tout à moi. je veux que ma vie soit fondue dans la tienne. pardonne-moi, pardonne, je ten conjure, mes caprices, mes boutades. je suis tienne, ta chose, ta servante, robert, mon robert ! elle sétait laissée glisser à genoux. en la voyant, elle si altière, dans cette attitude humiliée, robert se sentit vraiment attendri. il la releva et lui baisa les mains longtemps, respectueusement. chez lui aussi ce ravissement du cœur succédant à une souffrance aiguë avait vaincu lardeur des sens. restez à dîner avec nous, dit-elle, et ce soir nous irons ensemble à lopéra. mon adorée, cest impossible. il faut que je rentre ; une affaire urgente… eh bien ! sacrifiez-moi cette affaire. ne gâtez pas ce beau jour. passons-le ensemble tout entier, je vous en supplie. je suis engagé pour ce soir, reprit-il embarrassé. mais si je le puis, je vous jure… ce nest pas une promesse cela, dit-elle impérieusement. eh bien ! je vous promets, à moins… à moins que marcelle ne vous retienne, nest-ce pas ? acheva juliette dun ton irrité, sarcastique. mais enfin, mon amie, si elle était au plus mal ! la quitter dans un moment semblable… ah ! cest cela ! eh bien ! adieu ! adieu ! elle sélança dans sa chambre et sy enferma. à huit heures, robert vint prendre juliette pour laccompagner à lopéra. mais il nécouta point la musique. il était pâle, défait, absorbé. quand juliette lui parlait, il entendait à peine. elle lui pressa furtivement la main, le sollicitant du regard. il ne répondit ni à son regard, ni à son étreinte. adieu, dit-il tout à coup ; rester ici, cest plus quune indignité, plus quun crime, cest une lâcheté. quy a-t-il donc ? marcelle se meurt peut-être. et brusquement, sans attendre la permission, ni ladieu de juliette, il sortit. en rentrant chez lui, robert trouva marcelle au lit, affaissée, inerte, livide. madame rabourdet se tenait droite, sévère, à côté delle. un bel enfant rose dormait au milieu dun flot de dentelles. comme marcelle restait immobile, robert la crut morte. il sélança vers elle. marcelle ! sécria-t-il avec laccent dune véritable douleur. elle ouvrit les yeux. robert se laissa glisser à genoux, et une soudaine réaction sopérant dans son organisme si violemment tendu depuis le matin, il couvrit la main de sa femme de baisers, de larmes repentantes. la pauvre martyre se souleva avec effort. jai cru, dit-elle, que jallais mourir sans tembrasser. elle ne lui adressa aucun autre reproche. le lendemain, on craignit un moment pour les jours de madame de luz. robert ne quitta point son chevet. il écrivit à juliette pour la supplier de lexcuser. madame rabourdet le regardait dun air haineux. quant à monsieur rabourdet, il sépanouissait dans la joie la plus complète. il avait un petit-fils, déclaré viable, qui sappellerait comte de luz. que pouvait-il demander de plus à son gendre ? le surlendemain, marcelle se trouvant mieux, robert put sortir et se présenta à lhôtel moriceau. juliette fit répondre quelle était malade, et que de longtemps elle ne recevrait pas. néanmoins il vint chaque jour, et comme elle continuait à refuser sa porte, il lui écrivit. pour toute réponse, il reçut sa lettre non décachetée. alors il se décida à forcer la consigne. mais dans lantichambre on larrêta, en lui disant que madame moriceau était au lit. cependant, par la fenêtre, il aperçut juliette qui se promenait dans le jardin, languissamment appuyée sur le bras détienne. à cette vue, le sang lui monta aux yeux. il sortit comme un fou ; il voyait rouge. où allait-il ? il revint à son hôtel. une sorte de délire lemportait. il fit atteler son phaéton, courut au bois, le traversa en tous sens, espérant rencontrer quelques-uns de ses anciens amis. il y trouva nana et la princesse ircoff, toutes deux escortées. il ne put faire à nana quun signe dintelligence amical ; mais il aborda la princesse, malgré la mine allongée du petit baron qui laccompagnait. la princesse laccueillit fort gracieusement. cétait une femme de trente-huit ans qui voulait en paraître éternellement vingt-huit. bien quelle se maquillât, abusât de la poudre de riz et des poses languissantes, son incontestable beauté suffisait, indépendamment de son titre de princesse, à légitimer les nombreux hommages quon lui adressait. mais auprès de la brûlante passion que lui inspirait juliette, cet amour à la neige, un peu précieux, laissa robert complètement froid. les œillades coquettes de cette femme déjà vieillotte lagaçaient, car il avait sans cesse devant les yeux, obstiné comme une idée fixe, lardent regard de juliette. il accepta néanmoins, pour se distraire, linvitation à dîner de la princesse. à neuf heures, il la quitta, las, ennuyé, mais toujours fiévreux. il se rendit chez nana, dont la verve endiablée pourrait, pensa-t-il, létourdir un moment. la joyeuse fille laccueillit à bras ouverts. on en a donc assez de sa bêtasse de femme, sécria-t-elle. ah ! tant mieux ! vrai, tu nous manquais. se marier, quand on a encore devant soi dix ans de folle vie ; grignoter une croûte légitime quand on peut mordre à belles dents les pommes défendues ! je te le disais bien, que tu nous reviendrais. sais-tu que tu as vieilli, ô patriarche ? le mariage ne te réussit pas, mon vieux ! reviens avec nous. va ! nous retrouverons encore quelques beaux jours. pauvre mouton, il est triste, tout ahuri. et cest nous quon accuse dabrutir la jeunesse. les ingrats ! sans nous, la vie serait gaie comme un cimetière. je gage que tu es tombé sur une femme qui pleurniche. les séducteurs comme toi ont toujours cette chance-là. et tu en as par-dessus les yeux, je comprends ça. il ny a que nous, vois-tu, pour savoir prendre la vie du bon côté. et comme tu arrives bien ! jai pour protecteur, dans ce moment-ci, un jeune innocent qui gobe tous mes beaux serments damour éternel et qui sest fourré dans lesprit que je ladore. il veut memmener, où donc ça ? plus loin quen amérique, en italie, je crois, pour filer le sentiment sur le bord dun lac bleu comme le ciel. il faut entendre sa tartine sur le lac. je te la payerai gratis, si le cœur ten dit. je soupçonne quil ne veut memmener sur le bord dun lac que pour faire des économies, le pingre ! dès que je laurai plumé, et ce sera bientôt fait, comme je lenverrai se promener sur son lac, mais tout seul ! car jai beau faire, je ne puis aimer que toi. tu ne mas jamais demandé la constance, voilà pourquoi je te suis fidèle. vive robert ! robert for ever ! on dit que tu es riche comme un crésus. il y a comme cela des gens nés coiffés. leur existence est une pluie dor perpétuelle. mais je bavarde à tort et à travers, et tu ne dis rien, quas-tu donc ? moi ? dit robert, qui parut séveiller dun songe, je técoute. tu mamuses. nana lennuyait aussi. ce bavardage trivial, débité dune voix éraillée, maintenant le dégoûtait. malgré lui, il entendait toujours la voix émue et vibrante de juliette. néanmoins, comme nana attendait des convives, il resta ; il revit là quelques amis. il joua toute la nuit, et les émotions du jeu lui firent oublier un moment sa souffrance. quand il sortit de chez nana, il était cinq heures du matin. le jour commençait à poindre, triste, blafard. il faisait froid. les rues étaient désertes. çà et là apparaissaient quelques sordides balayeuses, et de lourds chariots résonnaient avec fracas sur le pavé solitaire. robert revenait à pied, morne, fatigué, un peu ivre. néanmoins, il pensait encore à juliette. il trouva devant sa porte, accroupie sur le trottoir, une femme qui semblait grelottante. à la vue de robert, elle se leva en poussant un léger cri : monsieur le comte ! dit-elle. il reconnut lucette. elle lui raconta que, lasse enfin des outrages de son mari, elle sétait enfuie seule, au milieu de la nuit, et quelle était venue chercher un refuge auprès de madame de luz. il la fit entrer. comme à cette heure il ny avait de feu que chez lui, il la conduisit dans sa chambre. il la questionna machinalement dabord, puis avec sollicitude, puis avec affection. les fumées du vin, la fièvre du jeu, lobsession irritante qui lopprimait, la beauté de cette femme, ses regards suppliants, éplorés, la passion sauvage quelle inspirait, tout contribua à obscurcir lesprit de robert et son sens moral. il devint tendre ; ensuite plus pressant. que pouvait la pauvre lucette surprise, malheureuse, épuisée, contre un séducteur comme robert ? mais tout à coup lindignation la saisit ; elle le repoussa violemment en jetant un cri dhorreur. alors robert revint à lui. il eut honte de son action, se maudit avec rage. quel être pervers suis-je donc ! sécria-t-il ; abuser du malheur de cette pauvre créature, et là, chez ma femme ! toutefois, comme il ne pouvait la renvoyer, il pria marcelle de la garder à son service. il jura à lucette, honteuse, désespérée de sa faute, de la respecter désormais et doublier cet instant de faiblesse. dès lors, il retourna dans le monde, se jeta de nouveau dans la vie agitée et bruyante. nana et la princesse lavaient ennuyé le premier jour ; mais les jours suivants, grâce à son caractère mobile, il retrouva du moins une gaieté factice qui parvint à létourdir. cependant étienne sétonnait de ne plus le voir. il lui fit plusieurs visites, sans parvenir à le rencontrer. mais il trouvait marcelle qui lui témoignait une très-vive sympathie ; car elle devinait quil était destiné à souffrir comme elle. maintenant que son mari nallait plus chez juliette, la pauvre femme se demandait avec de nouvelles inquiétudes où il passait ses journées. plusieurs fois déjà, robert lui avait fait signer des papiers sans même les lui lire. elle navait osé ni lui refuser sa signature, ni le questionner. elle supposait seulement quil sagissait dargent ; et comme la fortune lui appartenait, sa délicatesse lui faisait un devoir de montrer dautant plus de réserve à ce sujet. dailleurs cette question dintérêt la touchait beaucoup moins que labandon de son mari, qui maintenant la délaissait entièrement. juliette, seule, comprit que robert se jetait dans la dissipation pour loublier. elle en ferait autant ; car elle aussi souffrait, et elle était trop fière pour pardonner une seconde fois. elle sortit presque chaque soir, reçut chez elle, donna des fêtes, fit grand fracas avec ses chevaux, grand tapage avec ses toilettes. ce qui la soutenait, à son insu peut-être, dans cette vie étourdissante, cétait lespoir de rencontrer robert. mais elle ne le trouva nulle part. il vivait dans un autre monde. cétait une belle journée davril ; le tout paris élégant sétait donné rendez-vous au champ de courses de vincennes. juliette y parut en calèche découverte, capitonnée de damas orange, et conduite par deux chevaux noirs, des chevaux de race, à crinière rutilante, aux naseaux fumants, se cabrant sous le mors, et dont les fougues semblaient sassocier à la fièvre qui brûlait juliette. la figure basanée détienne achevait de donner à ce cadre une chaude couleur. madame moriceau, à demi étendue dans la calèche, portait une ravissante toilette de satin gris perle, avec un mignon chapeau de velours cerise. ces couleurs seyaient à son teint pâle. monsieur de luz faisait courir et se tenait au pesage. indifférente aux chances du turf, juliette cherchait des yeux robert. elle finit par lapercevoir au milieu dun groupe fort animé, parlant à une femme dont la toilette provocante attirait les regards. quelle curiosité la poussa tout à coup ? elle descendit de voiture, fendit la foule au bras détienne, et savançant vers le pesage, elle reconnut nana. alors toute cette nuit de douleur où elle lavait entrevue dansant comme une bacchante au milieu de lorgie, lui revint en mémoire. ce souvenir lui traversa lesprit ainsi quune fantasmagorie lugubre. elle éprouva comme un vertige. elle ne voulut plus se résigner et souffrir. elle voulut, elle aussi, les enivrements, les joies folles de lamour. emportée par la jalousie, elle dit à étienne : voilà monsieur de luz. priez-le donc de venir nous renseigner sur les chevaux et les paris engagés. étienne obéit à sa femme. robert accourut aussitôt. il tremblait. dès le premier regard, ils se sentirent tous deux plus que jamais enchaînés lun à lautre. ils ne firent aucune allusion au passé ; aucun reproche ne fut articulé. tant que durèrent les courses, ils ne se quittèrent plus. robert oublia complètement nana et ne daigna pas répondre au salut agressif que lui adressait des tribunes la princesse ircoff. son cheval fut battu ; il ne le regarda point ; il perdit cent mille francs sans sourciller. pour un sportsman, oublier son cheval et les paris de la course, quelle plus grande preuve damour ! ils parlaient peu, cependant, et seulement de choses indifférentes, tant le bonheur de se revoir, après une séparation si longue, leur emplissait lesprit et le cœur. au moment de se quitter, comme robert conduisait juliette à sa voiture, elle lui dit : demain à deux heures, rue jean-bart. grandmère est à nice. le lendemain, juliette reçut robert dans cette chambre blanche et bleue, dans ce sanctuaire déjà profané qui leur rappelait les premières ivresses de cette irrésistible passion. jusqualors cet amour entravé avait été plein de luttes, de remords, de sourdes récriminations. maintenant ils oubliaient tout, le monde, le passé, lavenir. ils oublièrent aussi que le temps sécoulait. il était six heures quand ils quittèrent la rue jean-bart. juliette se jeta dans une voiture de place. quant à robert, se sentant incapable de contenir son bonheur, redoutant les regards, les questions de marcelle, au lieu de rentrer immédiatement chez lui, il sarrêta rue madame, chez son ami pierre fromont. depuis le dernier salon, pierre était devenu un peintre célèbre ; et dans le monde artistique, on prônait à lavance une œuvre capitale qui le poserait au premier rang. robert allait donc voir pierre fromont, autant pour épancher le bonheur dont son cœur débordait que pour sinformer de lui et de ses travaux. on le fit attendre quelques instants. il entendit dans latelier un bruit de chaises et de portes, des chuchotements, des pas précipités. pardon, dit robert, jai fait fuir quelquun. du tout, répondit pierre embarrassé ; car malgré ses théories profondément perverses, cétait un homme naïf. allons, tu vas bien. bon ! je me sauve. tu ne me déranges aucunement. je suis très-heureux de te voir, au contraire, car je commençais à être fort inquiet de toi. je nosais aller te déranger : je te savais si occupé. occupé, moi ! eh oui ! ta nouvelle lune de miel ! je ny suis pas. cependant, on ne parlait, le mois passé, que de ta passion pour la belle madame moriceau. on dit même que le mari, qui est noir comme un othello, fait très-bien dans le paysage. mais, peut-être, est-ce déjà de lhistoire ancienne ! on parle, dis-tu ?… comment ? cela te surprend ? paris est plus cancanier que la plus petite ville de province. ah ! sécria robert, je suis un misérable ! oh ! oh ! comme tu prends la chose au tragique aujourdhui ! javais cru… parbleu ! les amoureux sont comme les autruches ; parce que, tout absorbés en eux-mêmes, ils ne voient personne, ils simaginent que personne ne les voit. ma parole ! tu as lair bouleversé ! bah ! un mari moqué de plus ou de moins ! tu ajouteras celui-là à ta collection : série trente-neuvième, femmes du monde, n° 3687, si ce nest plus. il est une classe de prédestinés qua oubliée balzac dans son admirable physiologie du mariage, cest la nombreuse catégorie des prédestinés en herbe, de ceux dont linfortune commence avant même le conjungo. telle femme ne se marie que par dépit ; telle autre aime en secret un joli cousin ; une troisième, un valseur qui lenivre ; une quatrième, son professeur de chant, ténor irrésistible. et lon attend la liberté du mariage pour achever le roman ébauché. telle est lhistoire de la belle madame moriceau. en voyant ce moriceau, aussi moricaud que morose, personne ne le plaint beaucoup, et tout le monde tenvie. cest une infamie. pauvre étienne ! un cœur dor ! lan passé, tu mengageais à fuir, à respecter son bonheur ; aujourdhui, tu plaisantes. tu en as le droit, hélas ! jai essayé de fuir, doublier ; mais elle est venue à moi, et tes conseils et mes résolutions, tout sest évanoui. parbleu ! jen étais sûr davance. vois-tu, mon cher, pour lobservateur un peu analyste, létude des passions donne des résultats aussi certains, aussi rigoureux que les mathématiques. non, ta science est vaine. il est des amours quon ne peut prévoir, qui échappent à lanalyse, et mon amour pour juliette est de ce nombre. je nai jamais aimé ainsi. tiens ! tu nes donc son amant que depuis bien peu de jours ? tu refroidirais un volcan avec tes raisonnements à la glace. ce quil y a de beau en toi, robert, ce qui tranche avec notre jeunesse blasée, terne, vieillotte, cest ton enthousiasme qui survit à toutes les débauches, à toutes les déceptions. je ne me fais aucune illusion sur ce nouvel amour. jai aimé juliette enfant, je lai aimée jeune fille, je laime femme. je commence à croire que je laimerai toujours. ce serait alors une femme habile. au contraire : ce qui assure sa puissance sur moi, cest quelle ne connaît aucune de ces ficelles féminines que je sais par cœur, et qui ne me prennent plus. elle suit sa passion avec une spontanéité, une violence qui vous étonne, vous déroute. alors, il se peut que cela dure… trois mois. limagination est prise et le cœur, un peu. mon cœur est tout à elle. et ta femme ? je laime encore, mais autrement. quel avenir tu te prépares entre ces deux femmes exigeantes et jalouses ! cest la vie, cela. jaime les situations tendues qui me forcent à exercer toutes mes énergies. et cet homme-là sest marié, il est père de famille ! cest comme moi, si javais des enfants ! tu en auras. souviens-toi de ma prédiction. létude des bosses donne aussi des résultats ma thématiques. or, tu as derrière la tête une énorme protubérance : cest la bosse de la paternité. moi ! jamais ! au même instant retentit dans la chambre voisine un bruit assez intense, suivi de cris aigus. pierre se précipita, ouvrit la porte. robert le suivit, et quaperçut-il ? une salle à manger confortable, la table mise, trois couverts sur une nappe blanche, des vases de fleurs, et sur le buffet, un dessert artistement préparé, qui trahissait la main dune femme, dune ménagère. enfin, roulant à terre, un gros marmot tout barbouillé de confitures, et qui criait à percer le tympan. en même temps, entra du côté opposé une charmante femme, qui paraissait être chez elle. on releva lenfant. il avait voulu monter sur le buffet pour prendre des confitures, et dans sa chute, avait entraîné le compotier. il est marié ! ne put sempêcher dexclamer robert. pierre rougit jusquaux oreilles. papa, papa, cria lenfant, qui se pendit après lui. voyons, annette, donne-lui le reste des confitures, dit le peintre à la jeune femme. et par-dessus le marché, ajouta robert en rentrant à latelier, cest un papa gâteau. il riait dun franc rire. tu me crois marié ? reprit pierre. parbleu ! eh bien ! pas du tout. cet enfant, cest… le mien, je le reconnais ; mais je ne me marierai jamais devant monsieur le maire. cest déjà bien assez, dieu merci ! de vivre en famille. ah ! la famille ! on vit lenfant entrouvrir la porte. papa veut-il permettre que je lembrasse ? dit-il avec une jolie petite mine futée. du tout, monsieur, du tout, je suis fort en colère. eh bien ! tout à lheure cest toi qui voudras membrasser ; et pour te punir, cest moi qui ne voudrai plus. hérode ! hérode ! où es-tu ? exclama pierre de laccent le plus piteux. mais le petiot qui ne connaissait pas encore le massacre des innocents : quest-ce que ça, hérode ? demanda-t-il en savançant davantage. cest croquemitaine, sauve-toi. quand papa est là, je nai pas peur de croquemitaine, parce quil me défendrait. voyez-vous ça ? à la porte, tout de suite. alors embrasse-moi. va donc, dit robert, je tourne la tête. pierre prit lenfant et fit résonner sur ses joues deux gros solides baisers franc-comtois. non-seulement tu te marieras, ajouta robert en serrant la main de son ami ; mais tu seras père de douze enfants. pierre baissa la tête, et sourit sans répondre. au moment où robert quittait pierre fromont, cora dercourt était en visite chez madame de luz. elle revenait du midi, où elle avait passé une partie de lhiver. elle avait cru découvrir dans les lettres de marcelle bien des amertumes, bien des désespoirs. et, à peine arrivée, elle accourait la consoler. quand marcelle eut achevé le récit de son martyre, et tu veux un conseil ? lui dit cora. mais, pauvre chère, tu ne le suivrais pas. je ferai tout, je te le promets. eh bien ! il ny a plus quun remède. encore le mal est-il si grand, quil nest pas certain que ce remède réussisse. nimporte, je le tenterai. rends-le jaloux. marcelle fit un mouvement en arrière. mais, pour le rendre jaloux, répondit-elle, il faudrait que quelquun maimât, me fit la cour, que je devinsse coquette. moi, coquette ! je ne le pourrais pas. dailleurs, tous les autres hommes mennuient et ne minspirent que de la répulsion. tu nas donc ni colères ni révoltes ? jai un profond chagrin, voilà tout. il me serait impossible de le voir souffrir un seul instant les tourments que jendure depuis un an. il me tuerait, quen mourant je lui pardonnerais encore. bon et cher cœur, dit tristement cora ; mais sache bien, mon enfant, que pour retenir un homme, il ne sagit pas seulement dêtre tendre, dévouée, miséricordieuse ; il faut avoir un léger grain de perversité. et même, ce sont souvent les femmes les plus perverses qui exercent sur les hommes le plus dempire. et moi, je ne sais quaimer. aussi tu aimes pour deux : car il semble quentre deux époux il ny ait quune somme damour à dépenser : ce que lun a en plus, lautre la en moins. alors, que faire ? paraître aimer moins, pour lêtre plus. mais, au point où nous en sommes, je paraîtrais indifférente, coquette même, quil ne sen apercevrait pas. lautre jour, je laissai échapper un reproche ; il me répondit par cette parole horrible que je noublierai jamais : laisse-moi donc ma liberté comme je te laisse la tienne. quelle dérision ! ma liberté ! que veut-il que jen fasse ? alors, pauvre amie, tu nas quun parti à prendre : te résigner, attendre que les années et les déceptions te le ramènent. ah ! je serai morte auparavant, soupira-t-elle. comme cora sortait, elle rencontra robert dans la cour de lhôtel. robert aimait toutes les jolies femmes, mais particulièrement cora, dont lesprit original, la beauté un peu fière avaient piqué sa curiosité et son amour-propre. eh bien ! lui dit-il gracieusement, vous venez encore de donner vos mauvais conseils à marcelle ? oui, certes ! lesquels ? je lai fortement engagée à vous infliger la peine du talion. mais dabord, de quoi maccuse-t-on ? de tuer lentement votre femme, répondit cora avec gravité. cette chère marcelle est vraiment une enfant, repartit robert. voyons, que faudrait-il pour la rendre heureuse ? vous ne vous en doutez pas ? laimer. mais je laime de toute mon âme. ce nest pas assez ; il faudrait laimer encore de tout votre cœur, et le lui prouver surtout en restant plus souvent auprès delle. alors ce serait moi qui mourrais, car il faut bien lavouer, je nai pas lhumeur sédentaire. mais, ajouta-t-il galamment, pour détourner une conversation qui lembarrassait et lattristait, que ne venez-vous la voir plus souvent ? ce serait un attrait puissant pour me retenir auprès delle. eh bien ! je viendrai, mais à une condition… laquelle ? vous me ferez la cour. je jure que je nai pas dautre pensée. ce sera moi qui vengerai marcelle. je vous rendrai si malheureux, si malheureux, que vous serez forcé de recourir à elle pour vous consoler. soitl mais je vous en préviens, cest un pacte que vous venez de faire avec le diable. votre âme est à moi. je le veux bien, répondit-elle gaiement. je risque volontiers mon salut éternel. hein ! suis-je brave ? prenez garde, toutefois ; jai un talisman qui me rend invulnérable. vous me le donnerez. tout de suite, si vous le voulez : jaime mon mari. depuis cinq ans ? cest de la mythologie, repartit robert en riant. quand on aime son mari, on naime personne. raison de plus pour écouter le premier venu qui saura vous dire quil vous aime. monsieur, je suis un roc. vous, insensible, avec ces yeux-là ! cest invraisemblable. si vous me résistez, tant mieux encore. jaime lobstacle, la lutte. madame, je me déclare votre soupirant acharné. cora lui tendit la main. le pacte est conclu, dit-elle. robert la reconduisit jusquà sa voiture, et la regardant séloigner : je la trouverais ravissante, pensa-t-il, si je naimais juliette. il soupira. pour qui était ce soupir ? pour marcelle, pour juliette ? non, pour cora. il regrettait de ne pouvoir laimer. bah ! se disait-il en montant à lappartement de marcelle, pourquoi ne laimerais-je pas un peu ? elle ne maimera jamais beaucoup : ce nest pas dans ses cordes. ce serait un agréable passe-temps et un préservatif contre la passion trop vive et parfois douloureuse que minspire juliette. dailleurs, je ne puis me tenir pour battu. juliette ne rentra quà sept heures. étienne lattendait au salon. il tenait un journal à la main et paraissait parfaitement calme. quand il entendit le frôlement de la robe de sa femme, pas un muscle de son visage ne bougea. seulement, par leffet sans doute dune violente contraction de lorganisme, ses coudes se rapprochèrent du corps ; des gouttes de sueur perlaient à ses tempes. comme tu rentres tard ? dit-il dune voix tranquille. elle avait préparé une histoire, car elle sortait rarement seule, surtout pour une absence aussi longue. je suis allée, répondit-elle, à mon ancien couvent, rue notre-dame-des-champs. là jai appris quon prêchait à saint-sulpice. le sermon sest prolongé ; puis je me suis confessée. depuis si longtemps je navais rempli mes devoirs religieux ! étienne, en lécoutant, ne la regardait pas, craignant peut-être de découvrir quelle mentait. mais sa pupille, extrêmement dilatée, ne laissait plus au tour de la prunelle quun mince filet bleu clair. et tu nas pas eu froid à léglise si longtemps ? demanda-t-il. non. est-ce quil fait froid ? une autre fois, je ten prie, ne tattarde pas ainsi, jai eu beaucoup dinquiétude. dinquiétude ? pourquoi ? tu étais sortie à pied, je redoutais un accident. il faut bien pourtant que tu thabitues à me laisser sortir seule. tu nexiges pas, jespère, que je ten demande chaque fois la permission. je suis une grande personne, ce me semble. tu as raison. une autre fois, je saurai mieux commander à mes impatiences, il savança pour lembrasser. juliette lui présenta son front si bas, quil ne put queffleurer ses cheveux. cest bien, mon enfant, dit-il, daller à confesse, si tu as la foi. cependant, permets-moi un avis : il vaut mieux quune jeune femme nabuse pas du confessionnal, surtout quand son mari laime et peut la conseiller. pourquoi donc ? sécria juliette avec un ton de révolte. tu veux le savoir ? oui. absolument ? absolument. eh bien ! je vais te faire une grosse révélation, peut-être maladroite. pourtant il faut bien que tu me connaisses. jusquà présent je te lai caché : je craignais de tapparaître sous un aspect trop désagréable ; je craignais surtout de timposer ma personnalité : car je noublie pas et je noublierai jamais que le devoir le plus cher que jaie contracté envers toi, cest celui de te rendre heureuse, aux dépens même de mon propre bonheur. cependant… tavouerai-je cette faiblesse ? mais, parle donc, tu minquiètes, tu meffraies presque. il se mit à genoux, lui baisa les mains, et dune voix timide, avec un regard qui demandait pardon, comme sil était honteux de son aveu : je suis jaloux, dit-il. juliette partit dun éclat de rire nerveux, forcé, qui résonna douloureusement au cœur détienne. ne ris pas, ma chère femme, car cest une horrible maladie. et tu es jaloux de mon confesseur ? eh bien ! si tu le veux, je nirai plus à confesse. tu ne mas pas compris. fais tout ce que tu croiras devoir faire ; seulement, je ten supplie, ne tabsente pas aussi longtemps. je te remercie ; car il meût été très-pénible de renoncer à mes pratiques religieuses. pour te rassurer, je prendrai un vieux, vieux confesseur, le plus vieux des confesseurs. étienne se retira chez lui, sous prétexte de malaise. en effet, il était dune pâleur verdâtre. ses traits étaient altérés, ses yeux, enfoncés. tu es malade ? sécria juliette. non, seulement un peu de fatigue. quas-tu donc tait ? je tai attendue. les émotions méprouvent beaucoup. juliette se jeta à son cou en pleurant. sans doute ces larmes étaient sincères. cependant elle ne songea pas un instant à rompre avec robert. elle dissimulerait mieux, voilà tout, sabriterait derrière le voile de la religion. ainsi cette femme si fière, dune franchise souvent brutale, sabaisserait jusquà la ruse, jusquà lhypocrisie, jusquà cette indignité : tromper un homme de cœur. dès lors, ces deux intérieurs recouvrèrent un peu de calme. pendant quelques mois, juliette et robert saimèrent réellement, non plus avec cette effervescence maladive, cet éréthisme moral qui est le propre des affections entravées. cétait un amour toujours impétueux, entier, mais sans colère, sans retour vers le passé. juliette heureuse, était bonne, douce surtout pour étienne, non pas seulement afin de le mieux tromper, mais par remords, par pitié : car le pauvre étienne laimait si exclusivement, avec une abnégation si complète ! il navait pour ainsi dire plus dexistence propre. juliette était sa vie, sa raison dêtre, tout son bonheur. robert, également plus coupable envers sa femme, se montrait aussi à son égard plus attentif, plus empressé. bien que ce ne fût point là encore le bonheur quelle avait rêvé, marcelle cependant, abusée par ce semblant de tendresse, se prit à espérer de nouveau quelque repos, quelque joie. elle en remercia cora, à laquelle elle attribuait cette conversion presque miraculeuse. madame dercourt, en effet, venait fréquemment apporter des consolations à son amie ; et robert, trop absorbé par son amour pour profiter sérieusement du pacte conclu avec cora, ne lui adressait que dinnocents hommages. il samusait des douces malices passant par cette jolie bouche, si finement caustique. tant de fidélité conjugale lagaçait bien un peu, et il eût éprouvé une joie très-vive à porter un coup de canif dans une constance quil appelait une anomalie scandaleuse. mais il ne ressentait pas auprès delle cet attrait impérieux quexerçait juliette. tout lété se passa sans nouvelle tempête. on se donna rendez-vous à trouville dabord, puis à bade. les voyages, le mouvement des villes deaux, les distractions du jeu assurèrent le bonheur et la sécurité des amants. mais cest le propre des natures mobiles et ardentes de ne pouvoir vivre dans le calme. il leur faut ces orages du cœur qui font sentir la vie avec plus dintensité. cest ainsi quelles portent en elles le châtiment de leurs désordres. si leurs joies sont véhémentes, que de souffrances aiguës ! et la plus vive, nest-ce pas cette inquiétude incessante au milieu même du bonheur, ces aspirations jamais as souvies vers une félicité plus grande encore ? robert trop heureux, et depuis trop longtemps, commençait à laisser paraître quelques symptômes de lassitude. comme tous ceux qui aiment, juliette saperçut vite de ce refroidissement. cétait la première fois que robert se montrait aussi constant ; car jusqualors il avait toujours mené de front plusieurs intrigues. ce qui lavait fixé quelque temps, cest quil trouvait dans juliette, tour à tour tendre et passionnée, sentimentale et coquette, romanesque et sceptique, plusieurs femmes à la fois. elle avait, ce quon appelle en art dramatique, des retours de scène si inattendus quelle le captivait, létourdissait au moment même où lennui allait lenvahir. mais ce que voulait maintenant robert, cétait le nouveau, linconnu. avec sa divination féminine, juliette prévit ce moment fatal de la satiété. cependant, elle voulut lutter encore. elle redevint alors jalouse de nana. elle se rappelait ses gestes, ses paroles, ses airs lascifs. elle tâcherait de limiter, sil fallait à robert ces folles ivresses et ces joies dégradantes. un symptôme caractéristique de notre époque de décadence commençait à se produire. les très-grandes dames du très-grand monde sattachaient à rivaliser avec les petites dames du monde interlope ; elles copiaient leurs costumes, leurs manières, chantaient leurs chansons, répétaient leurs mots ; comme elles, pariaient aux courses, fumaient la cigarette ; quelques-unes même briguaient la faveur dassister à leurs fêtes, de visiter leurs merveilleux palais. mais à qui faut-il attribuer cette dépravation de nos mœurs, cette sorte de promiscuité entre les femmes honnêtes et les courtisanes ? les premiers coupables ne sont-ce pas les hommes qui ne trouvent plus dattrait quaux sociétés et aux divertissements licencieux ? se voyant délaissées, les honnêtes femmes ont essayé de lutter, sans songer quelles succomberaient nécessairement dans cette lutte, quelles perdraient lattrait de lhonnêteté sans pouvoir égaler leurs rivales en luxe et en dépravation. donc juliette, pour retenir robert, se jeta dans ce tourbillon malsain de femmes équivoques. aux douces remontrances détienne, elle répondait : que crains-tu ? mes sentiments religieux ne tassurent-ils pas de ma vertu ? serais-tu plus sévère que mon confesseur, qui me permet ce que tu blâmes ? en effet, elle alliait à merveille les goûts mondains aux saintes pratiques de la bigoterie. le matin, elle allait à confesse et le soir au bal ; interrompait ses fonctions de dame patronesse pour prendre une leçon de la chanteuse en vogue ; organisait des concerts pour les pauvres et des comédies de salon ; se rendait à notre-dame pour entendre le prédicateur à la mode, en passant chez le tailleur en renom ; quêteuse à la messe et joueuse effrénée sur le turf, elle avait, en un mot, cette dévotion commode, admise aujourdhui, encouragée même. le clergé parisien, le plus intelligent des clergés, comprend en effet quà une époque où règnent lindifférence religieuse, lamour des plaisirs et du confort, où fleurit le système haussmann, il faut remplacer, par des routes larges et faciles, les sentiers épineux qui conduisaient au ciel. cependant, cette vie luxueuse entamait rapidement la fortune détienne. lhôtel nétait pas payé. monsieur rabourdet avait plusieurs fois demandé le remboursement de sa créance. étienne craignant de blesser la susceptibilité de juliette dans ces délicates questions dargent, nosait lui reprocher ses dépenses exagérées. un jour, il reçut une foudroyante nouvelle. son correspondant de rio-janeiro lui annonçait la faillite dun armateur qui était le principal débiteur de son père. étienne perdait là un million. quel parti prendre ? préviendrait-il immédiatement sa femme ? mais que servait dattendre ! ne fallait-il pas modifier dès ce moment leur train de maison, mener une existence plus modeste ? il résolut donc daller sur-le-champ trouver juliette. toutefois, près dentrer chez elle, il hésita ; car il souffrait cruellement, non pour lui qui aimait la simplicité, mais pour elle, que ce changement de fortune allait vivement chagriner. au moment où étienne apprenait la nouvelle de ce désastre, juliette recevait un billet de robert qui, pour la seconde fois, ajournait un rendez-vous. à la lecture de ce billet, prise dun tremblement nerveux, elle sétait laissée tomber sur un siège ; car elle avait cru quil ne laimait plus. cette lettre ne contenait pourtant que quelques lignes en apparence fort insignifiantes. chère madame, écrivait-il, un obstacle tout à fait imprévu me privera aujourdhui encore du plaisir de vous voir. je nose plus prendre de nouvel engagement. je craindrais dailleurs de vous gêner dans vos projets. il faut, vous nen doutez pas, un empêchement bien grave pour me forcer ainsi à remettre ma visite. nous partons ce soir pour la campagne. nous y recevrons demain quelques personnes. je compte sur vous et sur étienne. à demain, nest-ce pas ? recevez mes bien affectueux respects. robert. que signifiait ce ton de galanterie cérémonieuse ? cette lettre ne contenait aucun regret senti, aucune bonne excuse. cétait une défaite polie. en vain y cherchait-elle un mot parti du cœur ; elle ny dé couvrait rien que de strictement convenable. ses tempes battaient avec force, et dans son cerveau se heurtaient en tumulte les suppositions les plus extravagantes, les projets les plus insensés. au lieu dinterrompre sa toilette, puisquelle navait plus à sortir, elle shabilla à la hâte. où le trouver ? elle nen savait rien. elle irait chez lui, puis au bois ; mais peut-être le rencontrerait-elle avec une rivale, avec cette nana dont le souvenir la poursuivait. sexposerait-elle à cette humiliation, à cette douleur ? quand étienne entra, il la trouva assise dans une attitude désespérée, les yeux pleins de larmes ; la lettre de robert était ouverte sur ses genoux. en ce moment, juliette pensait fort peu à son mari, quelle croyait sorti. elle laissa voir sa surprise et son embarras. quas-tu donc ? demanda étienne avec sa tendresse habituelle. et en même temps il se pencha vers elle pour lembrasser. juliette par un mouvement instinctif posa sa main sur la lettre. moi ? rien, une petite contrariété, voilà tout, répondit-elle en glissant le papier dans sa poche. mais étienne avait cru reconnaître la vignette de robert. serait-ce cette lettre, reprit-il, qui te cause du chagrin ? oui, cest grandmère qui mannonce quelle ne peut revenir encore, et qui se désole de létat de sa santé. elle se croit comme toujours à la veille de sa mort. étienne savait juliette assez insensible aux maladies imaginaires de madame de brignon. ah ! fit-il, et cest là ce qui cause tes larmes ? sans doute. sa lettre contient quelques mots touchants, qui mont émue. devant ce nouveau mensonge, étienne éprouva au cœur une contraction violente. pourquoi sa femme mentait-elle, lui cachait-elle cette lettre ? que pouvait écrire robert quil ne pût savoir ? mais pour montrer sa défiance, il lui eût fallu dautres preuves ; il pouvait se tromper lui-même. apercevant sur la cheminée une enveloppe déchirée, il sapprocha et reconnut cette fois lécriture de robert. tiens, dit-il, tu as reçu une lettre du comte de luz ? ses dents étaient serrées, sa voix étranglée par leffort que lui coûtait son empire sur lui-même. oui, répondit-elle en affectant lindifférence, il nous invite à aller demain passer la journée à la campagne. mais où est donc cette lettre ? elle feignit de la chercher. je la crois dans ta poche, dit étienne. non, cest celle de grandmère, répliqua-t-elle. comme étienne la regardait en face, elle rougit un peu. évidemment, elle mentait. mais pourquoi ne voulait-elle pas montrer cette lettre, qui navait rien de réellement compromettant ? cest quune fois engagée dans le mensonge, elle voulut le soutenir ; cest que linquisition détienne, au milieu de sa douleur, limpatientait ; et puis cette lettre lavait tellement troublée, que peut-être craignait-elle quétienne ny découvrît les indices de sa liaison avec robert. enfin il est des moments où, malgré nous, une sorte de fatalité nous emporte. étienne baissa les yeux, car il sentait son regard se charger de colère. pendant quelques instants, il se tut pour contenir la tempête qui sélevait en lui. en ce moment, il eut le courage dannoncer à juliette lévénement qui les ruinait. je viens, dit-il sévèrement, dapprendre une catastrophe qui va bouleverser notre vie. quoi donc ? fit-elle effrayée. malgré ses doutes, le pauvre étienne, au moment de frapper, fut pris de pitié. mon enfant, reprit-il dun ton plus doux, jaurais voulu tépargner le moindre chagrin, et garder toujours les soucis pour moi seul. cependant il est essentiel aujourdhui que tu connaisses un peu notre situation. ah ! je le sais : monsieur rabourdet réclame de nou veau ses 400,000 fr. eh bien ! justement, nous le verrons demain, sans doute, chez monsieur de luz. je me charge darranger cette affaire qui vous ennuie tant. ce nest pas cela. nous perdons un million, un million sur lequel javais compté pour réparer la brèche que nous avons faite depuis deux ans à notre fortune. il lui montra la lettre de rio-janeiro. navez-vous pas dautres créances ? répliqua juliette sans trop sémouvoir. elle regardait la pendule, et tout entière à sa passion, elle songeait que chaque minute de retard lui enlevait une chance de trouver robert à son hôtel. sans doute, répondit étienne, il nous reste quelques créances ; mais quand nous rentreront-elles ? il faudra donc dès aujourdhui réduire notre dépense, vendre cet hôtel, vendre aussi les chevaux et les voitures, congédier quelques domestiques. tu seras assez sage, je pense, pour diminuer un peu le luxe de tes toilettes. dans létat de surexcitation où elle se trouvait, ces reproches indirects, ces conseils déconomie lirritèrent. non, dit-elle sèchement, je ne veux rien retrancher de ce que vous appelez mon luxe ; je préfère me passer du nécessaire que du superflu. enfin, jaime mieux une franche pauvreté que la médiocrité. quand nous serons ruinés tout à fait, il sera temps de nous restreindre. en faisant cette réponse égoïste, juliette pensait que robert ne pouvait laimer quentourée de luxe, cette poésie matérielle, indispensable à lamour. il le lui avait dit souvent : le luxe est à une femme ce quest la lumière à un tableau. alors, reprit étienne, tu veux que nous nous jetions dans les dettes, les tracas ? quand je serai vieille, je ferai des économies. tu raisonnes comme un enfant. mais jaurai du caractère et du courage pour toi : car continuer un train pareil sans être certain de pouvoir payer, ne serait pas dun honnête homme. cest là ce qui me donne la force de te résister. plus tard tu me remercieras. que prétendez-vous donc faire ? demanda-t-elle avec hauteur. je te le répète : vendre dabord cet hôtel que je navais acheté que pour satisfaire un de tes caprices. vous maimiez alors, tandis quaujourdhui… je ne taime plus, nest-ce pas ? dit-il avec un sourire triste. il contint les larmes qui lui vinrent aux yeux. non, vous ne maimez plus, répliqua-t-elle, car maintenant, vous ne voulez satisfaire mes caprices que sils sont raisonnables. cest à la raison que vous obéissez et non plus à moi. alors que souhaites-tu donc ? eh bien ! que vous poursuiviez plus activement la liquidation des créances de votre père. peut-être faudrait-il aller vous-même à rio-janeiro. laffaire en vaut la peine. un espoir traversa lesprit détienne. viendrais-tu avec moi ? dit-il. il voulait savoir si sa femme laimait assez pour le suivre, ou si elle le trompait et désirait son éloignement. jai trop peur de la mer, répondit-elle ; sans doute cette séparation serait bien pénible ; mais que durerait-elle ? cinq ou six mois tout au plus. il regardait soucieux flamber le feu qui pétillait. cependant juliette attendait avec anxiété la réponse de son mari. libre pendant six mois, se disait-elle, libre enfin ! en effet, depuis son enfance navait-elle pas vécu dans une perpétuelle contrainte ? elle supportait impatiemment la sollicitude excessive de son mari, comme un despotisme, un esclavage de toutes les heures. jy penserai, dit-il. juliette se promit dinsister pour le faire partir. cétait un dimanche des derniers jours de mai. il faisait beau. tout paris était aux champs. jusqualors la saison très-pluvieuse avait retenu les oisifs voyageurs qui, chaque année, avides dair pur et de locomotion, émigrent par groupes joyeux vers les villes deaux et les bains de mer. les de luz et les moriceau navaient pas encore pris leur volée. monsieur et madame rabourdet, installés à la campagne avec marcelle, attendaient leurs invités dans un vaste salon louis xv à pans coupés. le plafond et les dessus de portes représentaient des pastorales de watteau. les boiseries sculptées, vert deau et or, offraient un gracieux fouillis de colombes et damours qui rappelaient lart précieux de cette époque de décadence. cétait coquet et grandiose, voluptueux et royal. la timide sophie, malgré sa belle robe de poult de soie antique semé dépis dor, faisait tache, avec sa figure honnête et bourgeoise, au milieu de ce luxe princier, plein dincitations lascives. frais rasé, rondelet, gris-pommelé, roide et compassé, monsieur rabourdet avait beau se cambrer fièrement, renverser la tête, rejeter jusque sur lépaule les revers de son habit pour mieux faire valoir les proportions magistrales de son auguste thorax, il avait beau agiter ses breloques, humer délicatement sa prise, secouer son jabot avec une noble insouciance, rien ne parvenait à le grandir et à lennoblir. on retrouvait lhomme de basse origine dans sa main carrée, dans ses gestes vulgaires, dans sa phrase prétentieuse, et surtout dans le regard vaniteux quil jetait sur ces magnificences. néanmoins, il paraissait préoccupé, presque morose : on leût dit absorbé par de profonds calculs. tout à coup, il sapprocha de la pendule de malachite, et passant son doigt sur le marbre : à quoi donc vous servent vos domestiques, sécria-t-il dun ton hargneux, sils népoussètent même pas les meubles ? ce nest pas mon rôle cependant de veiller à cela. jai bien assez de mes affaires. mais vous nêtes bonne à rien quà pleurnicher. la douce sophie ne répondit pas. pourquoi lolympien rabourdet montrait-il cette mauvaise humeur ? il venait pourtant de poser sa candidature, et le gouvernement lui promettait son appui le plus officiel. il allait parvenir au sommet de ses ambitions, consacrer au bien de son pays ses éminentes facultés, parler à la france, à lunivers. mais, hélas ! un rayon manquerait à son auréole : lamour dune femme du monde. robert lavait présenté à la princesse ircoff ; la princesse lavait toisé du haut de son binocle, avec une superbe écrasante. deux ou trois autres présentations dans le très-grand monde avaient amené le même résultat : échec et mat. cependant il vieillissait, malgré sa gloire et ses millions ; et, avant de faire ses adieux à la galanterie, il voulait être aimé pour lui-même, être aimé du moins par une femme assez haut placée pour quil pût croire à un amour désintéressé. il était blasé sur les faveurs des danseuses, dont il connaissait au plus juste le tarif. voyait-il à lopéra luire une nouvelle étoile ? cela me coûtera tant, se disait-il, mieux vaut acheter du trois pour cent. dans ses songes, de fines marquises, de fières duchesses, des princesses même se détachaient des panneaux antiques de son château et ne dédaignaient point de lui roucouler les déclarations les plus folâtres. lamour dune grande dame, ce désir, persistant comme une idée fixe, laigrissait, le rendait triste, malheureux. il portait ainsi le châtiment de sa vanité. quand je pense que robert ose inviter ici, chez nous, sa… une femme qui…, dit madame rabourdet avec une indignation concentrée. au lieu dappeler votre gendre : robert, veuillez donc prendre lhabitude de dire : monsieur de luz. il me semble quentre nous… entre nous ! pour qui donc me prenez-vous, moi, madame ? pour monsieur rabourdet, négociant. monsieur rabourdet laissa échapper une sorte de rugissement. ah ! ah ! il vous sied bien de mépriser le commerce ! ce nest pas moi qui le méprise, cest vous qui sans cesse en rougissez et voulez prendre des airs qui ne vous vont point. que signifient ces inconvenants sarcasmes ? ils signifient que je suis profondément désolée, lasse enfin, de vous voir depuis deux ans sacrifier le bonheur de notre enfant à de ridicules questions de vanité. ridicules ! avez-vous dit ? il ny a ici, entendez-vous bien, que vous et marcelle de ridicules. pourquoi marcelle nest-elle pas heureuse ? parce que vous lavez mariée par vanité, je le répète, à un débauché qui ne laime pas ; parce que, depuis son mariage, au lieu darrêter rob… monsieur de luz, vous lencouragez dans la dissipation, vous essayez même de suivre ses traces. quappelez-vous dissipation ? ne comprendrez-vous donc jamais que nous autres hommes, fatigués, écrasés par les affaires, les soucis, les luttes de la vie, nous ayons besoin de distractions fortes, démotions variées, de plaisirs intenses ? vous qui vous plaignez sans cesse et posez en victime, en quoi mavez-vous aidé dans lœuvre de notre fortune ? dieu mest témoin, soupira sophie, que je ne réclame rien pour moi, mais pour notre enfant. comme moi, elle serait plus heureuse avec moins de fortune et plus daffection. marcelle nest, comme vous, quune sotte ; si elle tyrannisait moins son mari, il laimerait davantage. ce sont vos conseils et vos doléances qui troublent ce jeune ménage. moi, moi ! cest moi qui suis cause du malheur de ma fille ! positivement ! si vous laviez mieux élevée et lui aviez inculqué le respect de la supériorité masculine, aujourdhui elle ne voudrait pas faire de son mari un ridicule sigisbé, une sorte de chauffe-la-couche. ah ! je ne lui ai rien conseillé. je lui ai donné mon cœur, voilà tout. votre cœur ! votre cœur ! vous croyez avoir tout dit avec ce mot-là. mais nous aussi, nous avons un cœur. seulement il est moins borné ; il peut contenir plusieurs affections, sans quelles se nuisent lune à lautre. cela nous empêche-t-il daimer nos femmes, de les respecter ? oui, vous aimez vos femmes, repartit madame rabourdet avec une indignation qui lennoblissait presque, vous les aimez comme de bons chiens fidèles, comme des servantes qui mettent lordre dans la maison. vous les respectez, dites-vous ? ce que vous respectez en elles, cest votre propriété, votre chose. mais vous navez jamais pour elles que paroles sèches ou indifférentes. si, dans votre for intérieur, vous méprisez vos maîtresses, du moins leur montrez-vous tous les dehors du respect. à elles les attentions, les hommages, les riches présents, à elles tout votre amour. ainsi, depuis le retour de madame moriceau, marcelle sest vue complètement délaissée, délaissée malgré sa beauté, sa jeunesse, sa fortune. madame moriceau ! sécria monsieur rabourdet qui devint cramoisi, vous supposez que madame moriceau est la maîtresse de monsieur de luz ! il ny a que vous qui lignoriez. monsieur de luz ma certifié que cela nétait pas. et vous croyez un homme qui trompe marcelle vingt fois par jour ? il ment par nécessité, parce que marcelle lennuie sans cesse de ses soupçons, de ses reproches. pauvre enfant ! elle ose à peine le questionner. alors, sil ment, cest par bonté, parce quil la voit inquiète. sil était bon, la tourmenterait-il ainsi ? inviterait-il ici même une femme pareille ? allons donc ! vous me faites pitié, madame rabourdet ; une femme qui tient aux de brignon par sa mère ! voyez comme vos accusations sont injustes ; cest moi qui ai prié monsieur de luz dinviter les moriceau. ne savez-vous pas que nous sommes en affaires ? pauvres affaires, si les bruits sont vrais. on dit les moriceau ruinés ; on ajoute même que cest notre gendre qui paye les toilettes extravagantes de madame. lui ! il na jamais le sou. que fait-il alors de la dot de marcelle ? je vous dis, moi, quil jette largent par les fenêtres. voudriez-vous que le comte de luz, mon gendre, bardât comme un cuistre ? non ; mais il ruine notre fille. marcelle ma avoué hier quelle avait déjà plusieurs fois donné sa signature. elle a donné sa signature ? sécria monsieur rabourdet, qui suspendit sa marche magistrale à travers le salon. que navez-vous insisté pour la marier sous le régime dotal ? cest votre faiblesse qui… ma faiblesse ! interrompit monsieur rabourdet avec une explosion de colère, il eût pardonné toutes les injures, excepté celle là. il se regardait non-seulement comme un grand homme, mais avant tout comme un homme fort, résumant en lui la toute-puissance masculine. en ce moment, marcelle entra, attirée par le bruit de cette altercation. comme elle était changée, la pauvre marcelle ! elle avait maigri ; son sourire triste dessinait autour des lèvres pâlies un pli navrant. ses yeux, fatigués par les larmes, avaient perdu cet éclat de jeunesse que donne le bonheur. sa taille, autrefois languissante, sétait ployée davantage. on lisait tout un drame douloureux dans ce front penché et mélancolique. voyons, marcelle, interrogea monsieur rabourdet, ta mère me reproche de tavoir sacrifiée en te mariant au comte de luz. es-tu heureuse, oui ou non ? je suis heureuse, père, répondit-elle avec un soupir. alors, tu ne regrettes pas de lavoir épousé ? je ne regrette rien, puisque je laime. cependant, parfois, je le voudrais si laid, si maussade, que personne neût envie de me le prendre, dit-elle avec un sourire forcé qui lui fit monter les larmes aux yeux. ta mère mapprend que tu as signé déjà plusieurs procurations. oui, plusieurs papiers daffaires. sans les lire ? pouvais-je paraître me défier de mon mari ? répondit marcelle avec fierté. en affaires, mon enfant, il est admis quon doit toujours se défier. je ne fais pas daffaires avec mon mari. cependant, sil te priait de signer de nouveau, demande-lui la permission de me soumettre le papier. mon père, je ne ferai jamais cela. mon mari me dit : signe. je dois signer, les yeux fermés. mais sil te ruine ? peu mimporte, je ne tiens pas à largent. si nous étions pauvres, fit-elle à demi-voix, il serait plus à moi. tu raisonnés en femme romanesque et non en mère de famille. je suis loin de tengager à contrôler les dépenses de ton mari : il a le droit demployer, comme il lentend, les revenus de la communauté ; mais je te défends formellement de le laisser entamer le capital. tu mentends ; je te le défends. en cet instant, le domestique annonça madame dercourt, puis pierre fromont. marcelle emmena cora dans sa chambre. elle se jeta dans les bras de son amie, et lui conta sa conversation avec son père. ce que je nai osé lui dire, ajouta-t-elle, cest que robert ma priée tout à lheure de laccompagner demain chez son notaire. je suppose quil sagit de la vente dune grande propriété que nous possédons en normandie. conseille-moi, je suivrai ton avis. voici mon sentiment sur cette matière très-délicate, répondit cora : une femme doit rester indépendante matériellement de son mari. cest le moyen pour elle de conserver toujours son indépendance morale et sa dignité ; mais il eût fallu le stipuler dans le contrat. maintenant, tu dois agir avec une grande circonspection. si tu refuses ta signature, sans doute il ninsistera pas ; mais… elle hésita, je ne sais ce qui pourrait arriver. ces conflits dintérêts sont, entre époux, le plus grand dissolvant de laffection. alors je suivrai le conseil de mon cœur. tu signeras tout, pauvre femme. que veux-tu donc que je fasse ? lis dabord le papier quil te présentera, et sil sagit, comme tu le supposes, de la vente dune propriété, demande-lui à connaître le remploi de la somme. moi ! femme daffaires ! pourquoi pas, chère amie ? cest moi-même qui touche mes revenus et donne les quittances. monsieur dercourt ma souvent offert ses services, à simple titre dintendant, pour mépargner un ennui. je lui ai répondu que cette occupation mintéressait. une fois par an je visite mes fermes de la beauce. mon mari maccompagne, car nous ne pouvons nous quitter ; mais cest moi-même qui règle les baux et avise aux améliorations. car, sans que tu ten doutes, je me connais en agriculture. si les femmes manquent daplomb et de sagacité dans les affaires, cest que leur éducation et les lois du mariage les en éloignent. jaccepte les conseils de mon mari, lorsquils me semblent bons. à mon tour, je laccompagne dans sa terre de lallier, où il a fondé une ferme modèle. il a entrepris darracher ce pays arriéré à lignorance où il croupit. il accomplit là-bas, sur un petit coin de terre, de grandes et bonnes choses : car, vois-tu, chère amie, pour saimer longtemps, il faut travailler ensemble, sintéresser aux mêmes occupations et ennoblir son affection par des idées généreuses. vous êtes des philosophes, vous ; mais mon robert est un artiste qui pense avec ses nerfs. quant à moi, je ne sais quaimer. eh bien ! une idée : dis-lui quavant de vendre cette propriété de normandie, tu voudrais la visiter avec moi et monsieur dercourt, et voir sil ny aurait pas moyen den augmenter le produit. je tâcherai de suivre ton conseil, répondit marcelle en inclinant la tête dun air accablé. pendant que marcelle entretenait cora des graves embarras de son intérieur, robert, en attendant les moriceau, entraînait dans le parc pierre fromont. au lieu de trouver à son ami laspect radieux dun triomphateur, car il venait dêtre décoré au dernier salon, robert fut surpris de lui voir une physionomie triste et abattue. serait-il survenu un malheur dans ta famille ? lui demanda-t-il en appuyant sur ce dernier mot. non, répliqua pierre sèchement. je gage que le sacrifice est consommé ! sécria le comte avec un éclat de rire que répétèrent les échos du parc, et voilà la raison de ta mine piteuse. avoue-le sans honte. je me suis bien marié, moi ! nous nous raconterons nos mutuelles infortunes. je toffre mes consolations. jai deviné, hein ! non, je ne suis pas marié. pas encore ? mais demain, dans huit jours ? et tu viens mannoncer le naufrage de tes beaux principes ? jamais ! jamais ! jamais ! annette me tourmente, cest vrai ; elle sacharne au conjungo. qui donc peut lui avoir mis en tête ces idées aussi cornues que biscornues ? nous étions heureux depuis dix ans, et voilà quaujourdhui je suis malheureux, très-malheureux, car elle ma quitté et elle a emmené le mioche. et tu aimes ton pierrot au point de ne pouvoir vivre sans lui ? je laime, je laime, cest-à-dire quil mamuse… il est très-drôle, ce moutard-là. il a des reparties, vois-tu, on ne sait vraiment où il va les prendre ; et avec ça des gentillesses, des câlineries… est-il papa, ce pauvre pierre ! pas du tout, ce nest pas de la paternité. ce serait lenfant dun autre que je laimerais de même, ou du moins il mamuserait tout autant. alors, reprit robert, pour revoir ce moutard si drôle, tu ne serais pas éloigné de céder aux sollicitations dannette ? non. jaime cet enfant, jen conviens ; jaime annette aussi ; je souffre de lui causer un chagrin par mon refus, je ressens douloureusement cette séparation ; mais je lutterai. quand on a des principes, il faut avoir lénergie dy conformer sa conduite. avant de céder, je veux essayer de me distraire, tâcher daimer une autre femme. je lai tenté déjà, et figure-toi que je ne le puis pas ; toute distraction mest odieuse. que veux-tu ? cette brave fille ma montré, dans des temps difficiles, tant daffection et de dévouement ! elle exige ce mariage à cause de lenfant ; et vraiment, je nai pas le courage de lui en vouloir. ce pauvre petiot !… il sarrêta, craignant que sa voix ne trahît son attendrissement. voyons ! essuie cette larme, je ne regarde pas, dit robert. eh bien ! oui, je pleure comme un imbécile en pensant à ce gentil pierrot. jaimais à lentendre piétiner et babiller autour de moi. il y a deux jours quils sont partis. ce petit animal me disait en membrassant de toutes ses forces pour me consoler : comment papa, un grand homme comme toi, tu pleures ; vois donc, moi qui ne suis quun bout dhomme, je ne pleure pas. dailleurs, je te le promets, nous reviendrons demain. qui donc te ferait enrager si pierrot nétait plus là ? dès quils furent dehors, je descendis comme un fou pour les embrasser encore, leur dire de revenir, que je consentais à tout. heureusement ! ah ! heureusement ! la voiture nétait plus là. mon dieu ! tu en seras quitte pour aller les chercher. car tu sais ma prédiction, je nen démords pas. tu te marieras. crois-moi, autant le faire tout de suite. non, lart avant tout, mon cher, je me dois à mon art. et tu crois toujours que la famille est un obstacle à la vie artistique ? si je le crois ! le mariage, cest le tombeau de toute poésie, le tombeau de lart, comme de lamour. cependant, cest au milieu de ta famille que tu as créé cette dernière œuvre que tout le monde regarde comme la plus puissante de tes créations. mais cétait une famille irrégulière. si je me mariais pour tout de bon, je néchapperais certes pas à la loi commune : tout enthousiasme se noie dans le pot-au-feu conjugal. en somme, je ne suis pas fâché de ce qui marrive : le succès amollit la fibre, vois-tu ; un peu de souffrance va me retremper. je vais faire un tableau admirable, et je serai consolé. jaimerai une belle femme, la première venue, pour oublier annette ; et pour remplacer pierrot, eh bien ! jélèverai un singe. je tassure que, toute réflexion faite, entre un enfant et un singe, il y a peu de différence. il ne parlera pas, cest vrai ; mais je pourrais élever aussi un perroquet. que sont les enfants, sinon des singes et des perroquets ? fanfaron de scepticisme, va ! dit robert en riant. en cet instant, les deux amis aperçurent, venant à leur rencontre, la société au grand complet. monsieur rabourdet donnait le bras à juliette. dépouillant sa solennité habituelle, il se montrait fringant, frétillant, lœil émerillonné, jeune enfin, malgré les cinquante-cinq hivers qui avaient jeté pas mal de neige sur son front à demi dénudé, semblable aux arbres de novembre. étienne, par derrière, marchait à côté de marcelle. voilà cette belle juliette que tu désirais tant connaître, dit robert. je te préviens que tu vas en tomber amoureux. eh bien ! et toi, cest fini ? non, mais je ne suis pas jaloux. tu létais lan dernier. jaloux, moi ? pas possible ! je ne me souviens pas. que te disais-je ? tu ne laimes plus. je ladore et je ladorerai longtemps. tu ne dis plus : toujours. vois quelle démarche élégante et voluptueuse ! cette femme exhale la passion par tous les pores. et ta femme ne saperçoit de rien ? ne me rappelle pas mes torts, mon ami, dit-il en posant sa main sur celle de pierre, car je suis bourrelé de remords. hélas ! tu nétais guère destiné à faire le bonheur dune seule femme, ainsi que le veulent à toute force les monogames féroces. en effet, repartit robert, nos lois, nos préjugés et le hasard aussi amènent des unions bien baroques, des méprises bien funestes. le mariage de juliette et détienne est au moins aussi mal assorti que le mien ; car juliette est comme moi une nature impétueuse, incompressible, tandis quétienne et marcelle, tous deux tendres, dévoués, constants, semblaient prédestinés lun à lautre. et pourtant, regarde-les : ils sont là côte à côte ; ils se connaissent à peine, et un abîme les sépare. ils se connaîtraient, et même ils saimeraient, quils noseraient enfreindre leurs premiers engagements. bien souvent je pense comme toi que la société est absurde et burlesque, et je ne puis songer à ces tristes choses sans devenir aussi misanthrope. pierre fromont écoutait à peine son ami, tant il était ébloui par la splendide beauté de juliette. lamour lavait encore embellie, surtout en ce moment ou la colère illuminait son regard hautain, à demi voilé par la paupière, et soulevait ses narines frémissantes. comment robert naccourait-il pas pour la rassurer, pour lui expliquer sa lettre de la veille ? aussi écoutait-elle fort peu les emphatiques madrigaux que bourdonnait à ses oreilles le galant rabourdet. toutefois elle prodigua les plus aimables sourires à pierre fromont, qui fut subjugué. grâce à ce jeu de coquetterie, étienne, qui observait sa femme, ne put rien surprendre entre elle et robert. à table, monsieur de luz, placé à côté de madame dercourt, engagea avec elle une conversation fort animée. évidemment, il lui faisait la cour. une violente jalousie sempara de juliette. il ne laimait plus. il aimait cette femme. cora était non-seulement belle ; mais sa conversation élevée à la fois et pétillante de fines reparties paraissait intéresser vivement robert. juliette expliquait ainsi les rendez-vous manqués et le refroidissement de son amant. elle lennuyait, tandis que cette femme lamusait. ses joues étaient enflammées. elle avait la fièvre. elle ne prêtait plus aucune attention aux discours par trop solides du solide fromont. elle ne voyait que le sourire de robert, que son regard charmé, que la piquante cora, à lœil moqueur, et qui lui semblait infiniment attrayante avec sa simple toilette de soie mauve. ce nétait pas avec nana quil meût fallu rivaliser, se disait-elle, car déjà il était blasé sur cette fille. ce quil souhaite maintenant comme diversion, cest une femme du monde, une femme de goût, dun esprit délicat. aussitôt après le dîner, elle se rapprocha de robert. il faut que je vous parle sur-le-champ, lui dit-elle rapidement ; ne voyez-vous pas que je suis malade ? prenez garde, répondit robert à voix basse, étienne nous regarde. monsieur de luz, disait cora, nous allons voir si vous êtes juste et généreux envers les femmes. que pensez-vous dune coquette ? si vous répondez à cette femme, reprit juliette toujours à voix basse, je fais un esclandre. soit quil nentendit pas, soit quil ne voulût pas entendre : une coquette, répliqua-t-il, est une femme desprit qui veut profiter des prérogatives de lamour sans en courir les risques. et vous ne la condamnez pas comme un être dangereux et pervers ? pourquoi réprouverais-je la coquetterie ? à supposer quune femme ne nous ait fait connaître de lamour que les prémices, cest-à-dire ces premiers riens qui sont tout poésie, tout bonheur, loin de lui en vouloir, ne lui devons-nous pas, au contraire, une reconnaissance infinie ? ne nous a-t-elle pas donné les émotions les plus pures et les plus vraies ? enfin javoue, moi, je parle du passé, bien entendu, navoir jamais été aussi complètement ensorcelé que par de beaux yeux qui se moquaient de moi. ah ! pensa juliette, je ne suis pas coquette, et voilà pourquoi il ne maime plus. mais me le dire en face !… elle était hors delle-même. monsieur de luz, dit-elle à haute voix, veuillez moffrir votre bras, jai une communication importante à vous faire. en prononçant ces mots, elle essaya de sourire ; mais on sentait la colère vibrer dans sa voix. étienne tenait à la main une tasse à thé qui tomba et se brisa. marcelle laissa échapper une plainte sourde. puis il se fit un profond silence. robert avait pâli. offrant néanmoins son bras à juliette : je suis à vos ordres, madame, répondit-il. et ils sortirent dans le parc. marcelle était à côté détienne. elle fut surprise de le voir aussi calme. aucune inquiétude ne se reflétait sur son visage. elle remarqua seulement que son front était baigné de sueur. tout le monde sentre-regardait avec stupéfaction. pierre fromont, pour rompre un silence embarrassant, amena la conversation sur des généralités. mais elle se traîna péniblement. il était neuf heures. la nuit était complète. robert et juliette ne rentraient point. personne nosait prononcer leurs noms, bien que chacun les lût dans la pensée de tous. monsieur rabourdet, du bout de ses doigts, battait sur la table une générale échevelée. pierre fromont tira sa montre, et annonça son intention de partir, afin déviter lencombrement des derniers trains. monsieur dercourt désira suivre son exemple. cora se leva, prit entre ses mains le doux visage de marcelle, et lembrassa avec une effusion pleine de pitié. courage ! murmura-t-elle. marcelle soupira tristement. dès quils furent partis, étienne se leva, la prunelle pâle, la lèvre frémissante. sans rien dire, il traversa le salon, et sortit sur le perron. marcelle craignit une catastrophe. elle sélança sur ses pas pour le retenir ; mais elle le vit, loin déjà, qui sengageait dans le parc. elle rentra. monsieur rabourdet lui-même, malgré son indulgence pour les fautes masculines, était indigne de cette infraction à toutes les convenances. êtes-vous convaincu, maintenant ? grommela madame rabourdet. marcelle ne disait rien. loreille tendue, le cœur palpitant, elle cherchait à percevoir les bruits lointains. dix minutes se passèrent. personne ne revenait. tout à coup, obéissant à une brusque impulsion, elle se dirigea de nouveau vers le perron. marcelle ? appela madame rabourdet. mais déjà marcelle avait disparu. mon dieu ! tu vas tenrhumer. prends au moins un châle, lui cria-t-elle. marcelle ne lentendait plus. elle descendait lallée quétienne avait suivie. cependant étienne, emporté par la jalousie, avait fait rapidement le tour du parc sans rien découvrir. haletant, à moitié fou, il allait reprendre la grande avenue qui conduisait au château, lorsquil aperçut la maisonnette du garde. il savança pour entrer ; mais une femme était là qui lui barra le passage. il est des moments de surexcitation cérébrale où les forces morales comme les forces nerveuses semblent décuplées, où les perceptions intellectuelles et sensuelles acquièrent une acuité merveilleuse. malgré lombre du feuillage, étienne, dun coup dœil, reconnut lucette. il vit son visage bouleversé, son air hagard ; et jusque dans leffarement avec lequel elle barrait la porte, il devina que juliette et robert étaient là. il voulut repousser lucette. mais elle résista, et cria assez haut pour être entendue à lintérieur : monsieur, cest ici la maison du garde. éloignez-vous vite. il achève sa ronde. sil revenait, il ferait un malheur. et elle se cramponna à la clef de la porte. alors étienne la prit à bras-le-corps, la souleva comme il eût fait dun enfant, la posa à lécart. la porte était verrouillée en dedans. dun coup dépaule, il lenfonça. la chambre dans laquelle il pénétra, nétait éclairée que par un rayon de lune, que laissait entrer la fenêtre ouverte. il sélança vers cette fenêtre à hauteur dappui, regarda dans le bois ; mais il ne vit et nentendit rien. sétait-il trompé ? cette femme avait-elle eu simplement peur de lui ? il revint auprès de lucette, qui restait au dehors, pétrifiée de terreur ; et, lui saisissant les bras à les lui briser : jurez-moi, dit-il, que personne nest entré ici tout à lheure ! je le jure, répondit dune voix faible lucette, qui tremblait. elle ment ! rugit étienne. en cet instant, un homme fendit le fourré. il était armé dun fusil. cétait bassou. il fondit sur étienne, et lui serrant la gorge : ah ! je te tiens, misérable, je te guettais. je tai vu sauter par la fenêtre. étienne saisit dans ses deux mains comme dans un étau dacier les poignets vigoureux de bassou, et lui fit lâcher prise. vous dites que vous venez de voir un homme sauter par la fenêtre ? oui, je lai vu, et jai cru aussi voir une femme. cétaient vous deux, jen suis sûr. étienne, revenant alors à la femme de bassou : vous le voyez bien, vous avez menti. un homme était ici tout à lheure. il secouait de nouveau le bras de lucette avec une telle violence que, vaincue par la douleur, elle répondit : oui, jai menti. et il y avait une femme ? il ny avait que moi, dit lucette en saffaissant sur elle-même. de quel droit questionnez-vous ma femme ? sécria bassou qui se plaça devant étienne dun air menaçant. dun revers de main, étienne lécarta si rudement, que le garde alla se heurter contre la maisonnette, et resta étourdi du choc. alors il reprit sa course. à quelques pas de là, il aperçut une forme blanche appuyée contre un arbre. il crut que cétait juliette. il courut à elle. monsieur moriceau, dit marcelle dune voix mourante, offrez-moi votre bras, je vous prie, je ne puis me soutenir. les avez-vous vus ? demanda étienne, tout à son idée. qui donc ? fit marcelle affectant létonnement. juliette et votre mari. oui, répondit-elle avec un ton dassurance, bien quelle mentît. je les ai aperçus tout à lheure, se promenant tranquillement, sans se douter de votre inquiétude. je les crois rentrés. et vous ne les avez pas appelés ? pourtant vous étiez inquiète aussi sans doute. il fait très-frais ce soir, et madame moriceau navait rien pris pour se garantir de la fraîcheur. mais alors, reprit étienne avec un ricanement forcé, pourquoi navez-vous rien pris, vous ? moi ! fit-elle interloquée, jai lhabitude de sortir le soir la tête découverte. elle disait ces mots avec peine ; car la frayeur loppressait encore. ses genoux avaient tremblé si fort quils se refusaient à la porter. elle sappuya de tout son poids sur le bras détienne. étienne comprit ce qui se passait en elle, son abnégation héroïque, ses terreurs généreuses pour celui qui la faisait souffrir. vous êtes sublime, vous, murmura-t-il. ses nerfs alors se détendirent. cétait une de ces nuits voluptueuses où la nature entière exhale, soupire, chante lamour. le ciel profond, semé de diamants, rappelait la splendeur veloutée des nuits italiennes. la lune jetait à travers le feuillage ces clartés pâles et furtives qui font tressaillir les amants. de petits nuages blancs, légers comme une dentelle, la voilaient par instants. on eût dit quelle se cachait pour rougir ; puis elle reparaissait plus brillante et plus hardie. on entendait les feuilles soupirer sous les enlacements de la brise. le ruisseau embrassait la rive avec un susurrement semblable à un bruit de baisers. le rossignol, ce ténor jaloux qui réserve ses concerts pour le silence des nuits, modulait sa cantilène amoureuse. le ver luisant conviait sa compagne en allumant dans lherbe la lampe de son boudoir. les fleurs épandaient dans lair leurs parfums, hymnes damour ; et de la terre, encore en travail de sève, irradiaient de pénétrantes effluves. tous les sens étaient imprégnés de ces parfums, de ces bruits harmonieux ; et en même temps lâme se perdait rêveuse à travers limmensité de ce ciel où roulent des univers infinis. au milieu de cette nature prodigue de voluptés et de bonheur, seuls, étienne et marcelle souffraient par lamour. partout le calme, lapaisement de la passion satisfaite ; en eux seulement sagitait la tempête. étienne, pour soutenir marcelle, lui pressait le bras contre sa poitrine. son cœur battait avec une telle violence quelle en fut effrayée. pauvre cœur ! murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même. il y eut un silence. vous souffrez beaucoup ? demanda-t-elle. oui, dit-il, les dents serrées. aimer, nest-ce pas ? est une horrible maladie. vous avez souffert aussi, vous ? pour toute réponse, marcelle laissa tomber sa main dans celle détienne, et leurs regards se rencontrèrent. par ce regard, il sétablit entre eux comme un lien magnétique, une communion de la douleur. tous deux nenduraient-ils pas les mêmes tortures ? marcelle, plus confiante, sappuya davantage sur étienne. elle éprouvait une sorte de volupté chaste à sabandonner ainsi au bras dun ami. car ces deux âmes délite, rapprochées par lidentité des situations, sétaient comprises, entendues, et une amitié durable venait en un instant de se nouer entre elles. ils marchaient ainsi plus calmes, sinon consolés, lorsquun cri perçant, aigu, retentit derrière eux. ah ! mon dieu ! lucette… son mari… courez vite, sécria marcelle. et, succombant à tant démotions successives, elle sévanouit. étienne sarrêta, prêta loreille ; et, comme il nentendit plus rien, il prit marcelle sur ses bras et se dirigea vers le château. durant le trajet, marcelle revint à elle, et vit à la lueur de la lune la figure douce et triste détienne, penchée sur elle avec sollicitude. elle éprouva une sensation indéfinissable à se sentir ainsi portée par cet homme bon et fort : cétaient une ivresse de cœur, un bien-être profonds. il lui semblait quainsi protégée, aucune douleur ne pourrait plus latteindre. elle referma les yeux et appuya sa tête doucement contre lui. le rêve fut court, mais délicieux. ils trouvèrent au salon robert et juliette, qui racontaient, avec une apparente tranquillité, leur odyssée à travers le parc. la nuit était si belle, si invitante ! nous espérions, dit juliette, que vous viendriez nous rejoindre. nous ne pouvions supposer que vous resteriez enfermés ici, au lieu de profiter, à notre exemple, de cette magnifique soirée. robert et monsieur rabourdet reconduisirent monsieur et madame moriceau jusquau chemin de fer. ils sy rendirent à pied ; ce nétait quune promenade. monsieur rabourdet sempara du bras de juliette. une femme qui bravait ainsi les convenances, ne pouvait être trop rigide. il conçut un nouvel espoir. juliette dailleurs, moins distraite, lécoutait avec bienveillance, et mettait même à ses réponses une nuance de coquetterie. étienne marchait derrière eux, à côté de robert. il ralentit le pas ; puis, sarrêtant tout à coup et plongeant son regard dans celui de monsieur de luz : vous êtes lamant de ma femme, dit-il dune voix sourde. moi, lamant de madame moriceau ! sécria robert avec une surprise si parfaitement jouée quétienne en fut presque dupe. ne vous ai-je pas raconté, continua-t-il, quels engagements sacrés… je ne crois pas, interrompit étienne, quil existe pour vous dengagements sacrés. jai des doutes, des soupçons tellement fondés que dans huit jours je pars avec ma femme pour le brésil. dici là, je vous défends, entendez-vous, je vous défends de chercher à la revoir. mais, monsieur, jignore en vérité sur quoi repose cette accusation. en tous cas, je ne vous reconnais pas le droit de me parler sur ce ton-là. je suis prêt dailleurs, si mes dénégations ne vous suffisent pas, à vous rendre raison. me rendre raison par un duel ! repartit étienne avec sarcasme. jentends lhonneur autrement que vous, autrement que le monde. je suis aussi brave que vous, plus peut-être : car jai certes plus que vous le mépris des hommes et de la vie ; mais moi, loffensé, à qui vous avez pris plus que la vie, jirais vous donner, dans un combat, des chances égales aux miennes ! vous pourriez me tuer et vivre en suite, la tête haute, tranquille dans votre crime et dans votre amour. ah ! si jétais absolument sûr que ma femme fût votre maîtresse, croyez-vous que jirais bénévolement vous demander la permission de vous tuer ? je vous tuerais comme un chien. monsieur, dit robert, frémissant de colère, je veux faire la part du trouble où vous êtes ; mais najoutez pas un mot, ou je ne réponds plus de moi. me promettez-vous de ne pas revoir ma femme ? je ne veux ployer devant aucune menace. quoi quil en soit, ne lessayez pas. jépierai juliette, je vous en préviens, et je la tuerais aussi sans pitié. il y a en moi du sang peau-rouge, ne loubliez pas. pendant cette violente altercation, engagée à demi-voix, juliette, à quelques pas, marivaudait avec monsieur rabourdet. près darriver à la gare, elle lui dit : jai à vous parler daffaires, jirai vous voir demain, rue de provence, si vous le permettez, comment donc, madame, trop heureux de linsigne faveur que vous daignez moctroyer, répondit démosthènes tout ému. pendant le trajet de sceaux à paris, étienne nadressa pas la parole à juliette, et ne répondit à ses questions que par monosyllabes. elle voulut sapprocher de lui avec câlinerie. il la repoussa. quand ils furent arrivés à leur hôtel, étienne, au lieu de se retirer chez lui, entra dans lappartement de juliette sans lui en demander la permission. pendant que sa femme se déshabillait, il marchait à travers la chambre, agité, mais silencieux. tu es bien maussade ce soir, dit-elle tout à coup. jai à tapprendre une nouvelle qui va te rendre le plus heureux des hommes. il sarrêta, et la regarda dun air interrogateur et sévère. elle était pourtant adorablement provocante, enveloppée de son peignoir de soie blanche à nœuds de satin bleu. à demi attaché, ce peignoir découvrait un cou potelé et un coin dépaule si blanc, si frais ! ses beaux cheveux déliés, aux boucles rebelles, cachant à demi, dun côté seulement, lovale pur du visage, ne découvraient que le bout dune oreille rose où scintillait un diamant. eh bien ! reprit-elle, tu ne me demandes pas ce que cest ? quoi ? fit-il sèchement. elle savança jusquà ses lèvres. attends-toi à une grande, grrrande joie. elle approcha sa bouche de loreille détienne et lui dit quelques mots à voix basse. au lieu de cette joie promise, étienne éprouva une douleur aiguë, comme si on lui eût plongé dans le cœur un fer rouge. il poussa un cri de rage semblable à un rugissement, et se laissa tomber sur le divan, juliette restait devant lui stupéfaite. mon dieu ! quas-tu donc ? jai cru te faire plaisir. depuis si longtemps tu le désirais. étienne, réponds-moi, je ten conjure. elle cherchait à lui prendre la main. va-ten, va-ten. jai peur de moi. en effet, il était livide, effrayant. sa lèvre frémissait, sa prunelle était pâle, son visage, horriblement contracté. tu es la plus vile, la plus misérable des femmes ! sécria-t-il enfin juliette voulut payer daudace. expliquez-vous, monsieur, dit-elle fièrement. oui, reprit-il terrible, cette paternité que vous mannoncez, que je souhaitais comme une joie suprême, cette paternité empoisonne à jamais ma vie. une femme comme vous, on devrait la punir des galères. est-ce que vous êtes fou ? riposta juliette avec le même ton de hauteur. mais cet enfant ne mappartient pas, malheureuse ! il cacha sa tête dans ses mains. oui, je suis fou. mon dieu ! mon dieu ! ayez pitié de moi ; car ma tête éclate. et cet homme, si maître de lui, sanglota. avant de maccabler ainsi, veuillez au moins me dire quelles preuves vous avez contre moi, afin que je puisse me défendre. des preuves ! elle ose me demander des preuves ! en me souvenant du passé, jen ai vingt, jen ai cent. jétais aveugle, javais confiance, car je vous aimais. ah ! comme vous avez dû rire avec votre amant de ma naïveté, de ma crédulité ! et cette lettre que vous avez reçue hier matin, elle nétait pas de madame de brignon, elle était de robert. donnez-la-moi, il me la faut, je la veux. vous ne laurez pas, repartit juliette avec une obstination pleine de défi. jentends que vous respectiez le secret de mes lettres. voilà pourquoi je vous lai refusée hier. vous lavez détruite, vous aviez peur, nest-ce pas ? je lai dans ma poche, répliqua-t-elle avec une tranquillité ironique. ivre de colère, de jalousie, étienne se leva soudain, savança vers sa femme, la saisit par les épaules et la terrassa. il chercha dans la poche de juliette. la lettre ny était pas. elle avait seulement voulu le braver. rien ! je ne saurai rien, disait-il en se tordant les mains. la situation était grave, décisive. juliette le comprit : il fallait à tout jamais détruire les doutes de son mari ; le repos de sa vie entière dépendait de la présence desprit quelle saurait déployer. sa résistance était donc calculée : elle voulait, en affectant une dignité blessée, le forcer à rétracter ses soupçons, à demander pardon de ses violences. eh bien ! dit-elle, feignant de céder par grandeur dâme, quoique vous mayez cruellement offensée, je vous pardonne ; car vous me semblez réellement fou et surtout malheureux. je vous donnerai cette lettre. jespère quelle vous fera rougir de vos insultes et de vos brutalités. elle lalla prendre dans la robe quelle portait la veille. étienne la parcourut avidement. hélas ! il ne demandait quà croire, quà aimer encore. en effet, cette lettre ne contenait pas un mot compromettant. cette lettre, qui avait fait naître ses doutes, les fit évanouir. une subite réaction sopéra. il se jeta aux genoux de sa femme, lui baisa les pieds avec respect, lui demanda pardon en pleurant. juliette voulut profiter de cette crise, et labuser entièrement. pour apaiser les dernières vibrations de cette immense douleur, pour fermer cette blessure encore palpitante, elle eut des mots charmants, dexquises tendresses. elle lui prenait la tête entre ses petites mains blanches, et lappuyant contre sa poitrine, écoute mon cœur, disait-elle dun ton de reproche attendri, ne sens-tu pas quil est tout à toi, à toi seul, que ma vie entière tappartient ? tu me juges donc bien menteuse et bien fausse ? crois-tu que si je te trompais, je pourrais te presser ainsi dans mes bras ? te tromper ! toi qui es si bon et qui maimes tant ! ce serait plus quun crime, ce serait une monstruosité. et tu men as crue capable, moi, ta femme adorée ! ah ! nos existences sont bien confondues, va ! et rien jamais ne pourrait nous séparer. tu men as voulu peut-être de tavoir engagé à partir pour rio-janeiro ; mais tout aussitôt jai réfléchi que je ne pourrais vivre aussi longtemps loin de toi. cest pourquoi tu mas vue triste hier tout le jour ; cest pourquoi aussi jai prié monsieur de luz de sortir avec moi dans le parc. comme il ma souvent consolée dans mes chagrins de jeune fille, je voulais lui conter nos embarras, lui demander dintervenir auprès de monsieur rabourdet. il le fera. et cest cette promenade qui peut-être ta fait croire… ah ! je ne puis penser à cela sans que mon cœur se gonfle dindignation, sans que la honte métouffe. mais je te pardonne, parce que tu as souffert plus que moi encore ; je te pardonne surtout pour lamour de notre enfant. étienne ! notre enfant ! pense donc ! ah ! maintenant seulement je vois combien je taime. lidée de la maternité, avec ses douleurs et ses tracas, meffrayait ; maintenant, elle me comble de joie, elle me pénètre dune ivresse profonde, divine. un enfant, mon étienne, qui te ressemblera, qui sera entre nous un lien de plus ! et un instant, tu as pu maccuser ! demande-moi pardon encore. non, je ny veux plus penser. jaurais peur de ne pouvoir te pardonner. faussée par ses relations coupables, juliette sétait habituée peu à peu à mentir, à jouer ces petites comédies de sentiment dans lesquelles elle déployait un charme vraiment captivant. toutefois, en cet instant, elle ne mentait pas entièrement : elle aimait presque étienne. pour la première fois, il lavait subjuguée par lénergie de son amour. jusqualors, elle navait pas compris ce quil y avait de tendresse infinie dans son abnégation, de force dans sa douceur toujours égale. elle lavait cru un peu flegmatique ; mais elle sétait trompée : ce nétait pas un agneau, cétait un lion. il lavait domptée. il savait donc aimer, ce doux étienne, avec toutes les colères et toutes les jalousies de la passion. elle laimait mieux depuis quil lui avait fait peur, depuis quil lavait insultée et battue. sais-tu que tu mas fait mal tout à lheure ? lui dit-elle, en lui montrant son poignet meurtri. étienne le couvrit de pleurs et de baisers. honteux, humilié de sa rudesse, il nosait lever les yeux sur elle. cependant je te remercie, reprit-elle, de mavoir fait sentir la véhémence de ton amour. je suis fière de porter tes marques. elles disparaîtront trop vite. quest-ce dailleurs que ce bobo, en comparaison de ce que tu as enduré, toi, pauvre cher cœur ? cest moi qui ai été maladroite, entêtée ; jaurais dû prévenir, deviner tes soupçons, tépargner ces douleurs atroces. cest moi qui veux me mettre à tes pieds. elle lobligea à sasseoir, et sinclina devant lui. elle pleurait aussi, et ses larmes chaudes mouillaient les mains détienne. en la voyant, cette femme si fière, si hautaine, dans une attitude humiliée, implorante, étienne fut entraîné, attendri. il oublia tout soupçon, et, dans un transport damour, de remords, par un reste de jalousie peut-être, il la releva et lembrassa avec emportement. tandis que juliette achevait sa toilette de nuit, étienne la regardait, plongé dans une sorte de somnolence extatique. il contemplait la courbe harmonieuse des épaules et le mouvement plein de grâce avec lequel, les deux bras élevés, elle tordait ses cheveux sur sa nuque. la glace lui renvoyait son charmant visage. tous deux se taisaient. juliette, qui tournait le dos à son mari, ne se croyait point observée. à quoi songeait-elle ? étienne, lui, ne songeait à rien. encore brisé de la douleur passée, accablé maintenant par le bonheur davoir recouvré le calme, un calme quil nespérait plus, il laissait errer sa pensée où la portaient ses regards, et ses regards ne se détachaient point de juliette. tout à coup il la vit sourire. sa pensée se fixa. pourquoi souriait-elle ? pourquoi son regard, tout à lheure attendri, était-il devenu sec et moqueur ? avec cette netteté de perception qui, en certains moments dexcitation cérébrale, est comme une seconde vue, il devina en elle la satisfaction davoir bien joué son rôle, de lavoir bien dupé. et cet odieux sourire restait sur les lèvres de juliette, comme pour le narguer. tous ses doutes lui revinrent à la fois. il bondit, le bras étendu, prêt à frapper. mais comment expliquer cette nouvelle et subite colère ? il se trouva insensé, ridicule, et sarrêta. il sortit rapidement sans regarder sa femme, sans lui dire une parole. une fois dans sa chambre, hors du charme fascinateur que juliette exerçait sur lui, il reprit un à un, et les analysa les souvenirs du passé et les incidents de la soirée. la lettre de robert, si insignifiante en apparence, il en saisit le vrai sens : cétait un rendez-vous ajourné. puis cette promenade dans le parc, cette porte fermée à lintérieur, quand lucette restait au dehors ! enfin, comment expliquer ce mensonge de lucette, si robert et juliette neussent été là ? alors sa fureur se ranima plus violente ; car juliette lui apparaissait sous un jour plus odieux. tant dhypocrisie et dastuce chez cette femme quil avait toujours crue sincère ! au souvenir de ces comédies de tendresse, de ces scènes de larmes, au souvenir surtout de cet enfant qui porterait son nom, et qui ne serait pas à lui, il se sentait enveloppé comme dun manteau de feu, en même temps quil grelottait la fièvre. vingt fois il alla jusquà la porte de juliette pour lui dire quelle mentait, quil nétait pas dupe, quil la méprisait et la haïssait. mais il redoutait sa propre fureur. peut-être aussi craignait-il de faiblir encore. il ouvrit la croisée pour rafraîchir son front brûlant ; mais le calme et lair de la nuit ne purent apaiser la tourmente qui bouillonnait en lui. alors il sétendit sur son lit sans toutefois espérer dormir ; et pourtant quel bienfait eût été pour lui un moment doubli ! il prit un journal, essaya de lire. son regard tomba sur le mot : tribunaux. par une de ces coïncidences qui semblent des préméditations du hasard, il sagissait dun mari trompé, qui dans un accès de jalousie poignardait sa femme, et que les jurés acquittaient à lunanimité. ah ! sans doute, pensa-t-il, cet homme est excusable et il était juste de labsoudre ; car dans ce cas, cest la loi elle-même qui pousse à lassassinat. sil métait permis de me séparer si complètement de cette femme quelle ne fût plus rien dans ma vie ; si métant trompé aussi grossièrement, je pouvais revenir sur le passé, retrouver avec une autre le bonheur dune sainte affection et les joies de la famille que je cherchais dans le mariage, je naurais pas ces colères et ces désespoirs qui me rendent fou ; je chasserais cette femme de mon foyer et de mon cœur, et tout serait dit. désormais, au contraire, si jai le courage de vivre, mon existence devra sécouler dans une amère solitude, dans de stériles regrets ; ou bien, si je cherche une famille en dehors des lois, en dehors du monde, il faudra la cacher, il faudra quelle rougisse et souffre à cause de moi. et cette famille nouvelle ne pourra sappeler de mon nom ; tandis quune femme indigne le déshonorera, tandis que lenfant né du vice, et qui portera en lui peut-être les germes du désordre, sera, devant la loi et devant la société, mon enfant, lhéritier de mes biens et de mon nom ! voilà la justice humaine ! et cest pour pallier tant dinconséquences quelle est obligée parfois de tolérer lassassinat. serais-je donc bien criminel de profiter de cette tolérance, en tuant une femme impudique, qui me trompe dans mon amour et dans ma paternité ? telles étaient les pensées qui se pressaient, non pas en ordre, mais en tumulte, dans son cerveau. ainsi, il cherchait à légitimer cette folie du crime qui, de plus en plus, semparait non-seulement de son esprit, mais de ses nerfs, de tout son être altéré de sang. il lutta pourtant. puis le délire lemporta. tout à coup il se releva, saisit une arme dans sa panoplie. cétait une petite lame effilée, acérée, grande comme la main, une arme que les sauvages du mexique portent dans leur ceinture. au moment douvrir la porte, il hésita. ses genoux sentrechoquaient. une sueur froide inondait son visage livide. il sadossa au mur. il emplit dair sa poitrine, car lémotion létouffait. entrer ainsi brusquement ! il léveillerait. ce seraient des cris, une lutte horrible. ne valait-il pas mieux la frapper dans son sommeil ? mais la frapper, la surprendre en traître ! eh quoi ! ne lavait-elle pas trahi, elle ? soudain il vit comme dans une hallucination, tant les personnages, les formes, les gestes étaient vivants, il vit juliette enlacer robert, lenivrer des mêmes mots tendres qui venaient de lenivrer lui-même. et ce secret important quhier au soir elle voulait confier à son amant, ce secret, cétait sans doute aussi sa paternité. elle le lui avait également murmuré à loreille en lui présentant ses lèvres, en leffleurant de son haleine. il ouvrit la porte avec autant de précaution quun criminel, et grâce au tapis qui amortit ses pas, il se glissa jusquau lit de juliette. une lampe de nuit, suspendue au plafond, éclairait lappartement dune lumière pâle. juliette dormait dun paisible sommeil. il faisait chaud. elle avait repoussé ses couvertures. sa longue robe de nuit, en fine batiste, recouvrait comme un chaste voile son beau corps aux formes élégantes et harmonieuses. elle reposait, ainsi quun enfant, son bras nu passé sous la tête, et son visage frais et tranquille avait une telle ex pression dinnocence, quon eût dit un bel ange endormi. cette femme au front si candide, au sommeil si calme, pouvait-elle être une aussi perverse créature, un pareil monstre de fausseté ? à cette vue, un reste damour ôta à étienne la force de frapper. son bras déjà levé retomba. un peu de sang-froid lui revint. après tout, quelles preuves, quelle certitude avait-il ? il eut peur de sa folie. il eut peur que juliette ne séveillât, ne le vît armé auprès delle. il sortit précipitamment, et regagna sa chambre. maintenant il se disait avec terreur : quel crime jallais commettre ! moi ! assassin ! il tremblait de tous ses membres. comment cette heure de vertige avait-elle pu changer ainsi sa nature douce et tendre ? tuer juliette, cette femme que, il y a deux jours, il adorait comme un fétiche ! fût-elle coupable et maintenant quil ne la voyait plus, quil ne subissait plus le charme de sa beauté, ses doutes reparaissaient et se fortifiaient fût-elle coupable, avait-il le droit de la tuer parce quelle ne laimait pas ? après tout, cette jalousie brutale était-elle autre chose quun sentiment exalté de personnalité ? elle le trompait, cétait, certain. mais pourquoi sérigeait-il en juge et en bourreau ? était-il donc assez esclave des préjugés pour croire que cette femme fût à ce point son bien, sa propriété, quil eût le droit de la tuer ? sil était malheureux, pourquoi ne la quittait-il pas, lui, ne partait-il pas ? ah ! oui, se dit-il, partir ! cest cela : sans la revoir ; car si je la revoyais, je ne pourrais plus partir ; et si jacquérais des preuves certaines, ma folie me reviendrait, je le sens bien ; peut-être ne saurais-je plus la dominer. mieux vaut donc partir tout de suite. le poignard était posé sur la table à portée de sa main. voici le départ le plus prompt, le plus sûr, pensa-t-il. il prit le poignard, en appuya la pointe sur sa poitrine. une minute de souffrance, tout au plus. au moins ce serait le repos à jamais. dailleurs, son cœur nétait-il pas mort ? voudrait-il aimer encore pour sexposer à de nouvelles tortures ? non, il naimerait plus. mais puisque lamour était toute sa vie, quel bonheur pouvait-il attendre désormais de lexistence ? toutefois, il fit ce raisonnement que doivent faire tous ceux qui sont décidés au suicide : attendons encore : il sera toujours assez tôt dès que le fardeau deviendra trop lourd. mais vivre en face de cette femme que son cœur repoussait avec aversion, avec horreur, ce nétait pas possible. il sarrêterait donc au premier parti, et quitterait la maison avant le réveil de juliette. il irait à nantes dabord, et de là sembarquerait pour rio-janeiro. il réunit divers papiers, quelques effets indispensables, et les jeta dans un porte-manteau. mais, au moment où il achevait ses préparatifs, juliette entra, inquiète du mouvement quelle en tendait dans la chambre détienne. elle aperçut cette malle pleine, encore ouverte. elle devina son projet, entrevit en un instant les conséquences de ce départ : labandon, la honte dun scandale ; et, prise dun soudain effroi, elle sélança au cou de son mari. étienne la repoussa. elle se roula à ses pieds, embrassant ses genoux. ce désespoir nétait pas feint. elle voyait son avenir perdu, brisé. or, elle tenait à la considération, aux prérogatives du mariage, bien quelle nen remplît pas les devoirs. mais étienne crut à une nouvelle comédie, et se dégagea froidement. laissez-moi, dit-il avec plus de mépris que de colère ; je nai plus pour vous que du dégoût. il me semble que vos baisers me souillent. vous êtes plus vile que les filles du ruisseau. elles ont du moins lexcuse de la misère, du malheur. mais vous, à qui je nai jamais su refuser un caprice ; vous que jai tant aimée, si fidèlement quaucune femme na jamais attiré mes regards ! vous mavez ruiné. ce nest rien encore. vous mavez tué le cœur : il ne renaîtra jamais. cest pourquoi je pars, cest pourquoi je ne veux plus vous revoir. rentrez donc chez vous. je comptais vous écrire de nantes. jeusse été plus calme, moins dur. sortez. en vous voyant, je ne suis plus maître de moi. mon cerveau est en feu, et des flammes dansent devant mes yeux. ce ton calme détienne effraya plus juliette que sa colère. il était décidé à partir ; elle le voyait bien. elle perdrait cet homme excellent, quau fond peut-être elle préférait à robert, en ce moment surtout où cette crise jetait un peu de glace sur son ardeur romanesque. il fallait le retenir à tout prix. apercevant le poignard posé sur la table, elle le prit avec résolution et le présenta à étienne. eh bien ! dit-elle dun ton navré, si mes larmes, mes supplications ne peuvent tattendrir, suis ta pensée première, tue-moi ! je le mérite, puisque je nai pas su te convaincre de mon affection. tu mas aimée, dis-tu ; tu mas bien aimée, cest vrai. peut-être même mas-tu trop gâtée. accorde-moi donc cette dernière prière ; car la vie sans toi me serait odieuse. je ten conjure, perce-moi le cœur dun seul coup. jaime mieux la mort que tes reproches injustes, que la vue de ta colère. en achevant ces paroles, les sanglots létouffaient. elle paraît sincère, se disait étienne à haute voix, et cependant je sens quelle ment ; et dès quelle ne sera plus là, jen serai certain. il allait céder, la croire encore, lorsque juliette, devinant son hésitation, alla au-devant de ses bras prêts à souvrir. mon robert ! sécria-t-elle dans son trouble. à ce mot qui était toute une révélation, étienne bondit comme un lion furieux. ah ! enfin, jai une preuve, je la tiens de ta bouche. tu tes perdue : cest un juste châtiment. misérable ! misérable ! et jallais mattendrir une seconde fois ! il tremblait. sa voix séchappait péniblement, rauque, étouffée de son gosier. juliette restait debout fière et triste. ce nom que depuis hier vous me jetez sans cesse à la face, répliqua-t-elle, est-il surprenant quil soit sorti de ma bouche ? vous êtes bien injuste, bien cruel. mon robert ! mon robert ! répétait étienne avec un ricanement amer. ahl cest ainsi que vous lui parlez ! cest avec lui que vous apprenez ces tendres paroles, ces mots caressants que vous mavez débités ! juliette prit un parti héroïque : écoute, étienne, il est un moyen de faire tomber tous tes doutes : emmène-moi, partons ensemble, ne revenons jamais. voyons, si je quitte paris sans regrets, pour toujours, me croiras-tu enfin ? étienne ne répondit pas. il réfléchissait. juliette continuait de supplier. et nous partirions demain pour rio-janeiro ! dit-il enfin. oui, demain. avec toi, jirais au bout du monde. mais tu me rendras ton amour et ta confiance. il hésitait encore, craignant une nouvelle fourberie. cependant il était faible comme tous les amoureux. il répondit : eh bien ! soit ! nous partirons demain. toutefois il restait encore soupçonneux. elle étendit les bras, voulut faire un pas vers lui ; mais ses nerfs avaient été si rudement secoués, que la force lui manqua. elle tomba à terre, inanimée. il la crut morte. en la voyant ainsi pâle et glacée, il sentit combien il laimait encore. il la porta sur son lit, la réchauffa de son haleine, il cherchait à ramener la vie par la chaleur de ses baisers. quand juliette reprit ses sens, elle le vit à ses pieds. pardonne-moi, suppliait-il, jai été féroce. juliette voulut quil sétendit à côté delle. maintenant heureux et apaisés, ils sendormirent dun calme sommeil. le lendemain matin, robert partit de bonne heure pour paris, sans parler à marcelle de ce projet de vente dont il lavait entretenue deux jours auparavant. comme marcelle voulait suivre les conseils de cora, elle préféra attendre les ouvertures de robert à ce sujet. il navait été fait non plus aucune allusion aux événements de la veille. elle avait eu le cœur si souvent déchiré, quelle commençait à accepter son rôle de victime. elle restait donc seule et pensive auprès du berceau de son enfant, épiant ses moindres mouvements, les plis les plus imperceptibles de son visage, avec cette sollicitude inquiète qui, chez quelques mères, est presque maladive. cétait marcelle elle-même qui le soignait, lhabillait, apaisait ses cris. elle pensait quune mère seule peut comprendre le langage de son enfant. vingt fois par nuit elle se levait, allait le voir ; en un mot, elle le couvait de son amour. elle se jetait dans cette passion nouvelle avec la même ardeur quune femme trompée se plonge dans la dévotion. lamour maternel serait sa consolation, son salut. en repassant dans son esprit les incidents de la soirée précédente, elle sabandonna à une rêverie, à la fois pleine de charme et damertume. le souvenir détienne loccupait autant, plus même que celui de robert. elle le chassait ; il revenait obstinément. par instants il limportunait presque. elle se rappelait surtout limpression si douce quelle avait ressentie lorsquil la portait dans ses bras. elle revoyait ce visage sombre et triste. ce nétait plus alors sa propre douleur qui loppressait et soulevait sa poitrine, cétait la douleur détienne. elle eût voulu lui envoyer une marque de sympathie, un mot de consolation. elle ne losa point. cependant, ce souvenir était très-pur. elle avait un trop haut sentiment du devoir, et son cœur était encore trop plein de robert, pour quil y entrât la moindre velléité de représailles. il était sept heures du matin. les fenêtres étaient ouvertes. marcelle aspirait lair pur, et se baignait avec délice dans la lumière dun vivifiant soleil. malgré les secousses de la veille, elle se sentait réchauffée, rassérénée par les gaietés de ce beau jour. ses pensées étaient encore mélancoliques, mais moins douloureuses. tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un bruit de sanglots, et elle entendit sur le sable les pas dun enfant. elle se précipita vers la fenêtre, et aperçut dans le parc le petit marcel bassou, à peine vêtu, qui pleurait à chaudes larmes. depuis quelle avait un fils, elle aimait tous les enfants, et ne pouvait les voir pleurer sans ressentir une vive souffrance. elle courut au jardin, rapporta son filleul dans ses bras et le questionna sur la cause de ses larmes. mère dort si fort, répondit-il, que je ne puis la réveiller. je lappelle. elle ne répond pas. il y a du sang plein ses cheveux, et père est parti et ne revient pas. je suis tout seul, jai peur, jai faim. marcelle se rappela ce cri aigu, poignant, quelle avait entendu la veille ; elle appréhenda un événement sinistre. elle courut à la sonnette, lagita violemment : vite, dit-elle, courez vite chez bassou. elle voulut y aller aussi ; mais elle ne put marcher. elle passa une demi-heure dans les transes, serrant convulsivement dans ses bras le petit marcel, quelle navait pas la force de consoler. enfin on apporta lucette tout ensanglantée. elle nétait quévanouie ; mais elle avait à la tempe une profonde blessure produite vraisemblablement par la crosse dun fusil. sans doute bassou lavait crue morte, et, pris de terreur, sétait enfui. on ranima lucette. elle avait une fièvre intense, accompagnée de délire. lorsque robert rentra, il montra une émotion très-vive de cet événement. mais aussi, dit-il, pourquoi a-t-elle voulu retourner avec ce sauvage ? à cause de lenfant, répondit marcelle. et puis bassou la tourmentait, linquiétait. elle craignait surtout quelque résolution extrême, si elle résistait. après un semblable attentat, fit observer robert, bassou ne peut rentrer à la maison, et notre devoir est de le dénoncer à la justice ; car on met en cage les bêtes féroces. cette dernière brutalité, repartit marcelle, amènera du moins une solution. il y a telle situation, ajouta-t-elle avec un soupir, dont on ne peut sortir que par une crise violente. robert la regarda avec quelque inquiétude. que voulait-elle dire ? faisait-elle allusion à leur propre situation ? surpris que marcelle ne lui eût pas parlé daffaires le matin, il crut quelle sapprêtait à lui refuser sa signature. or, ce refus allait le replonger dans de grandes difficultés : une partie de ses anciennes dettes restait à payer, et ses créanciers le tracassaient. il avait compté sacquitter par la vente de cette terre de normandie. marcelle avait vu avec surprise robert rentrer dans la matinée, car dordinaire il sabsentait pour la journée entière. après déjeuner, au lieu de retourner à paris, il resta auprès de sa femme. il se montra aimable, charmant, se fit mari et papa, joua avec lenfant, le couvrit de caresses, déploya cette grâce, cet enjouement spirituel qui le rendaient irrésistible, quand il voulait plaire. il savait que le plus sûr moyen daller au cœur de sa femme et dobtenir son pardon, cétait dadmirer et daimer son enfant. sans doute marcelle eût été touchée du soin quil prenait de lui être agréable ; mais elle devina, sous cet effort de gaieté et damabilité, une préoccupation qui choquait son cœur délicat. évidemment, il avait à lui parler affaires, et sous cette apparence de tendresse et de frivolité, il cherchait le moyen daborder la répugnante question dargent. avec sa bonté sans égale, elle eut pitié de cette petite comédie, de ce secret embarras, et alla au-devant de la proposition quil se préparait à lui faire. vous mavez parlé, dit-elle, dune visite à notre notaire. auriez-vous renoncé à la vente de cette propriété ? pourquoi donc, madame, ne me tutoies-tu pas aujourdhui ? demanda-t-il dun ton léger et câlin. serions-nous brouillés ? ou bien serait-ce une nouvelle défense de papa démosthènes ? as-tu peur quil nécoute aux portes ? il se leva et alla ouvrir la porte. il ny a personne, nous pouvons nous aimer comme de simples mortels. il voulait éviter ainsi de traiter sérieusement cette ennuyeuse affaire. craignait-il un contrôle de la part de sa femme ? ou bien était-ce un effet de son insouciance habituelle en matière dargent ? non, mon père ne ma fait à cet égard aucune nouvelle défense. mais à propos daffaires, je ne sais comment je vins à lui dire que jirais probablement avec toi aujourdhui chez le notaire, et il ma formellement enjoint de ne rien signer sans lavoir consulté. ah ! ah ! repartit robert blessé. mais jai répondu, se hâta dajouter marcelle, que je ne dépendais que de toi, que je signerais ce que tu jugerais bon ; et quayant un fils à présent, tu saurais sauvegarder les intérêts de notre enfant. robert crut deviner dans ces paroles un avertissement ou une ironie. il se mordit les lèvres, et avec une nuance de froideur : chère amie, dit-il, merci de ta confiance, que je nai guère méritée jusquici. seulement, reprit marcelle, jai réfléchi de puis hier au sujet de cette propriété. ah ! voyons ! fit-il dun ton tout à fait glacial. hier, cora, en me parlant de ses fermes de la beauce, où elle va chaque année passer quelques semaines, ma donné envie dêtre aussi fermière pendant un mois ou deux de lannée. je voulais donc te demander sil était possible de ne pas vendre cette propriété avant de lavoir visitée ensemble. veux-tu que nous nous y arrêtions cet été en allant à trouville ? ah ! sécria robert, que ne mas-tu parlé ce matin de ton désir ? je viens de passer lacte de vente. laffaire est conclue. il ne manque plus que ta signature. je suis vraiment désolé de contrarier ainsi un de tes projets. et lon ne peut revenir sur ce marché ? insista marcelle, qui, depuis la veille, caressait la chimère dune églogue possible, et se berçait de lespoir, quavec le secours de cora, elle pourrait intéresser son mari à des occupations utiles et généreuses. rompre un marché ! se récria-t-il, quand ma signature est donnée, tu ny songes pas ! je ne le puis absolument pas, sous peine de me faire traiter dhomme léger, indélicat même. en disant ces mots, il était pâle, ému. marcelle craignit de lavoir blessé. puisque cest impossible, nen parlons plus, dit-elle aussitôt, eh bien ! alors, viens signer lacte, et fais-moi le plaisir de nen point prévenir ton père. si je nai pas cru devoir te consulter avant de traiter, cest que, jusquà présent, tu tétais montrée fort peu soucieuse des affaires dintérêt. je craignais de tennuyer. mais il est certain que ces choses doivent tintéresser autant que moi, plus même, puisque cette fortune tappartient, oh ! robert, ne parle pas de cela, je ten prie ! si cest une douce leçon que tu as voulu me donner, reprit-il, jen profiterai ; mais pour cette fois, me pardonnes-tu ? marcelle lui jeta ses bras autour du cou. te pardonner ! pour une pareille bagatelle ! une misérable question dargent pourra-t-elle jamais soulever un nuage entre nous ? je signerai tout ce que tu voudras. robert remercia sa femme avec une effusion très- sincère ; car elle le tirait dun fort grave embarras. or, comment comptait-il employer cette somme ? le lendemain, il devait payer, sous peine dêtre saisi, une ancienne dette de 200,000 francs, et sous peine de manquer à lhonneur, une dette de jeu de 40,000. enfin il avait offert à nana, comme souvenir dancienne affection, une parure de 60,000 francs. pour obtenir de largent comptant, il vendait 300,000 francs une propriété que monsieur rabourdet avait payée le double, en croyant faire un. excellent marché. cest ainsi que robert entendait les affaires. nattachant aucune valeur à largent, manquant absolument de prévoyance, comme tous les hommes de plaisir, il dissipait la fortune de sa femme et de son enfant avec autant de légèreté quil avait dissipé la sienne. à cela, il ne pouvait rien, eût dit pierre fromont. la nature lui avait donné une main fine et molle, avec des doigts relevés dans le bout, ces doigts de prodigue qui ne peuvent retenir largent, qui même ont peine à le saisir. vouloir inculquer la prévoyance, léconomie aux hommes qui ont ces mains-là, autant vaudrait enseigner la générosité aux avares qui, eux, ont tous, les doigts crochus ! étienne séveilla tard. cétait un de ces jours éclatants, pleins de lumière, un de ces jours qui donnent un vif sentiment de la réalité. lorsque dans la première confusion du réveil, tous les souvenirs douloureux de la nuit se présentèrent à son esprit, il crut avoir été le jouet dun effroyable cauchemar. en si peu de temps, quel bouleversement dans son existence ! mais quand il vit juliette à ses côtés, le désordre de sa chambre et sa malle prête, le tout éclairé par un soleil cru et moqueur, qui lui montrait la terrible évidence, une amertume profonde lenvahit. ainsi tout cela était vrai : trois fois de suite, convaincu des mensonges de juliette, il lui avait pardonné. cen était fait de lui ! sil navait pas le courage de la quitter, chaque jour ces scènes recommenceraient. il douterait, souffrirait, pardonnerait encore : sa vie serait un enfer. bientôt rappelé à lui-même et un peu plus calme, voici à quel parti il sarrêta. il lui répugnait de devenir un de ces maris ombrageux, tyranniques, ridicules. sil ne pouvait continuer de souffrir ainsi, moins encore pouvait-il se résoudre à faire souffrir. entre le rôle de bourreau et celui de victime, il eût choisi le dernier. enfin surtout, il voulait savoir sil pouvait accorder sa tendresse à lenfant qui porterait son nom. il retarderait donc de huit jours son départ pour rio-janeiro. pendant ces huit jours, il ne montrerait à juliette aucune défiance, lui laisserait une entière liberté ; mais il la surveillerait ; et sûrement, si elle était coupable, si elle aimait robert, elle se trahirait. alors, il labandonnerait et partirait seul. quand juliette séveilla, il sexcusa de nouveau, mais en termes calmes et respectueux, de ses violences de la veille, lui promit, pour expier ses torts, une confiance absolue, et lui annonça lajournement de leur départ. cependant juliette nentendait aucunement partir, et il fallait imaginer promptement quelque motif pour rester. étienne lui ayant dit quil sabsentait toute la journée pour le règlement de ses affaires, elle passa dans sa chambre, sy enferma. elle avait hâte décrire à robert. dune main fiévreuse, elle traça ces lignes : ah ! mon ami ! quels événements ! quelle nuit horrible ! il se doute. il a voulu me tuer, se tuer lui-même, partir, me quitter ; et puis, enfin, il veut memmener. où ? au brésil ! robert, robert, cest impossible, je ne veux, je ne puis partir. te quitter pour six mois, un an, pour toujours peut-être ! à cette pensée le vertige me prend, je ny vois plus ; je pleure, jétouffe, jai envie de crier ; car il me semble quon marrache le cœur, quon marrache la vie. vivre loin de toi, quand je meurs de rester deux jours seulement sans te voir ; maintenant surtout que je suis jalouse ; car tes serments ne mont pas rassurée ! au milieu de tous les supplices que je viens dendurer, celui-là est encore le plus cruel. robert, ne me trahis pas, je ten supplie. je pourrais tout supporter, labandon de mon mari, le mépris du monde, tout, excepté la douleur de perdre ton amour. je veux te voir demain, je le veux. il ma rendu sa confiance. quil est bon, même au milieu de ses colères 1 je suis une indigne créature de le tromper ainsi ! mon grand amour pour toi est ma seule excuse, un amour insensé, aveugle. mon robert, mon soleil, mon seul dieu ; car, pour toi, jai renié ma religion, jai damné mon âme. il ny aura ni verrous, ni grilles, ni océan qui pourront jamais nous séparer. ah ! qui meût dit hier au soir que cette nuit si pure et si calme cachât pour nous tant dorages ; que cette heure divresse, pleine de parfums et dharmonie, était la dernière peut-être ! mais non, ce ne sera pas la dernière ; demain, de trois à cinq heures, je tattendrai. je ten conjure, ny manque pas. jai le cœur oppressé, inquiet, malade à en mourir. toi seul peux le rassurer, le guérir. à toi toujours. un baiser infini. ayant terminé cette lettre, juliette shabilla assez élégamment, mit une robe claire, un chapeau provocant. elle sortit. cependant, dissimulé derrière le rideau de sa fenêtre, étienne lépiait. que signifiait une pareille toilette pour sortir à pied ? dès quelle eut franchi la porte de la cour, il descendit à son tour. elle tourna la rue de la pépinière. là, étienne ralentit le pas pour lobserver, et la vit jeter une lettre à la poste. il pressentit la vérité : cétait une lettre à robert. ses artères sifflèrent dans ses tempes. en passant devant la poste, il sarrêta. cette boîte contenait le secret de juliette. quest-ce qui le séparait de ce secret quil eût payé au prix de son sang ? un faible obstacle, quun coup de poing eût brisé. une sorte de démence sempara de lui : déjà sa main était levée, quand il aperçut juliette qui montait dans une voiture de place. où allait-elle ? il fit ce raisonnement rapide : elle ne peut aller que chez son amant ; ce nest donc pas à lui quelle écrit. il héla un cocher qui passait somnolent sur son siège. vingt francs, lui cria-t-il, si vous suivez cette voiture brune attelée dun cheval blanc. la voiture brune sarrêta rue de provence devant lhôtel rabourdet. navaient-ils pas laissé les rabourdet à leur villa ? que venait faire juliette dans cette maison ? robert devait être là. elle était entrée. étienne attendit à quelque distance. les secondes lui semblaient des heures. soudain, il sauta de voiture, comme sil obéissait à une impulsion plus forte que sa volonté, et vint demander monsieur rabourdet. il est chez lui, répondit le concierge. et monsieur de luz ? nous ne lavons pas vu aujourdhui. il va venir sans doute, pensa étienne, qui re monta dans sa voiture. cependant robert narrivait pas, et juliette ne sortait point. elle faisait donc une visite à monsieur rabourdet ; elle savait donc le trouver là ! une idée lui vint à lesprit. il la repoussa avec horreur ; mais elle reparut plus impérieuse, plus arrêtée. étienne se sentit froid à la racine des cheveux. sa prunelle pâlit. maintenant que juliette nétait plus à ses yeux la femme chaste et fidèle quil avait rêvée, il croyait tout possible ; il ne sarrêtait plus dans le champ des suppositions. lui avait-elle caché quelques dépenses et venait-elle… il avait si souvent entendu parler de mainte et mainte grandes dames, qui comblaient ainsi les déficits causés par leur toilette ! pendant quil sabandonnait à ces irritantes conjectures, juliette coquetait avec monsieur rabourdet. sans doute, elle avait mis à dessein cette robe de mousseline claire, qui laissait entrevoir, sous un fin tissu, ses splendides épaules et ses beaux bras de statue. elle avait laissé tomber le riche burnous qui les enveloppait, et elle semblait éprouver un vaniteux plaisir à sentir le regard ému de démosthènes rabourdet ségarer sur son cou si blanc, folâtrer au travers des petites boucles rétives échappées au peigne, et soulever le transparent fichu de mousseline. ainsi, monsieur, disait-elle avec une grâce pleine dintentions, nous pouvons compter que vous attendrez deux ans encore le payement de cet hôtel ? tout le temps que vous souhaiterez, madame. veuillez vous souvenir que je nai avancé cette somme que pour vous être agréable. croyez quen acceptant ce très-léger service, vous mavez constitué, non pas votre créancier, mais votre débiteur. et ce disant, il prenait la main de juliette, et déposait à la naissance du bras, plus haut que le gant, un baiser trop rempli despérances pour être complètement respectueux. et juliette ne retirait que lentement son bras. bien plus, reprenait-il, tout enivré de cette première faveur, jose implorer que vous mettiez le comble à vos bonnes grâces en me choisissant dorénavant pour votre banquier. une femme à la mode, comme vous, a tant de petits créanciers que le mari ne doit pas connaître !… si je dis : petits, cest que je crains de vous demander trop en vous suppliant de me charger aussi des gros. juliette se leva. merci, monsieur, répondit-elle avec beaucoup de hauteur : mon mari na jamais refusé dacquitter mes dettes. le pauvre rabourdet, tremblant et confus, balbutiait des excuses. pardon, madame, vous ne mavez pas compris. jai pour vous une admiration, une vénération même, qui me rendent incapable de toute intention blessante. cest un sentiment si pur, si élevé, que je mets au-dessus de toute autre faveur, celle que vous avez daigné me laisser prendre tout à lheure, un baiser respectueux sur la main. sans doute je ne suis guère façonné aux belles manières ; mais mon cœur est plein de tendresse et de dévouement. la gloire que jambitionne, cest dêtre votre esclave, trop heureux de vous servir, trop heureux même que vous daigniez me fouler aux pieds. le regard de juliette sadoucissait peu à peu. elle souriait maintenant de son sourire à la fois coquet et lascif, quelle savait irrésistible. eh bien ! puisque vos services sont complètement désintéressés, monsieur rabourdet… complètement, je le jure. avez-vous pu croire que jy misse une condition ? alors madame, ce serait à vous de me faire des excuses. quoique je naie pas eu le privilège de naître dans les hautes classes de la société, toutes mes aspirations me portent vers elles. je suis noble par le cœur, par lélévation des sentiments, je men flatte. croyez, madame, que vous ne vous abaissez pas trop en maccordant votre… bienveillance. dites-moi, je vous en supplie, que vous ne repoussez pas tout à fait mes offres de service. jy mettrai une discrétion… pour le moment, je vous lai dit, je les refuse. pour lavenir, alors ? pour lavenir, nous verrons. en tous cas, je nentends point cacher à mon mari les services que vous me rendriez. cest avec lui-même, monsieur, quil faudrait parler affaires ; car, pour moi, je ny entends absolument rien. eh bien ! cest convenu. mais de grâce, asseyez-vous, reprenez votre place, que je sois sûr que vous me rendez toute votre confiance. juliette se laissa retomber sur le divan avec une nonchalance presque provocante. vous ne me parlerez plus daffaires, nest-ce pas, monsieur rabourdet ? et elle lui adressa un regard si perfidement alangui que le pauvre démosthènes en fut tout à fait bouleversé. il se peut cependant, reprit-elle négligemment, que dici à huit jours je mette à lépreuve ce grand dévouement. transporté, hors de lui, monsieur rabourdet allait peut-être commettre quelque nouvelle balourdise, lorsque le domestique entra et annonça monsieur moriceau. ce nom tomba comme une douche glacée sur le délire du galant mercier. il regarda juliette avec effarement. mais elle affecta de conserver toute sa présence desprit. mon mari ! mais faites-le donc entrer, monsieur. il ma suivie, pensait-elle. étienne, en entrant, jeta un rapide regard vers juliette qui, par un mouvement instinctif, relevait jusquà son cou le burnous un peu trop abaissé. ce geste, ces épaules presque nues néchappèrent point à étienne. ah ! dit-il sévèrement, je ne pensais guère vous trouver ici. le motif de ma visite, repartit juliette, est probablement le même que celui qui vous amène, mon ami. vous maviez parlé avant-hier de quelques embarras pécuniaires et de la répugnance que vous éprouviez de demander encore un ajournement à monsieur rabourdet. un remords ma prise de dépenser toujours, de ne songer quà mes plaisirs en vous laissant tous les soucis. jai cru devoir vous épargner une fois au moins une démarche ennuyeuse. jespère, mon ami, que vous ne men voudrez pas davoir ainsi empiété sur vos attributions. jeusse préféré faire la démarche moi-même ; car je tiens beaucoup il appuya sur le mot beaucoup à conserver pour moi seul ces soucis dargent que vous avez bien voulu me laisser jusquà ce jour. quêtes-vous donc venue demander à monsieur ? de vouloir bien attendre encore le remboursement de notre dette. vous eussiez dû me consulter auparavant. moi, je viens lui demander de vouloir bien reprendre lhôtel pour le prix quil nous coûte. monsieur rabourdet profiterait ainsi de la plus-value qua acquise limmeuble depuis deux ans. je ne puis comprendre que, devant quitter paris dans huit jours, et pour longtemps peut-être, vous ayez songé à garder cette propriété onéreuse. cest que, repartit juliette un peu hésitante, en songeant à ce départ, je crois rêver. dici à huit jours vous y renoncerez vous-même, jaime à le croire. je ny renoncerai pas, dit fermement étienne. juliette le regarda dun air haineux. soit, mon ami, répondit-elle, je suis prête à vous suivre. vous partiriez aussi, madame ? demanda monsieur rabourdet, qui se crut joué par une coquette. puisque mon seigneur et maître lexige, fit-elle avec un soupir. veuillez vous souvenir que je nai rien exigé, reprit étienne. que vous me suiviez ou restiez, je partirai, moi. soyez donc assez bon, monsieur, pour réfléchir à ma proposition et me rendre réponse le plus promptement possible. jy songerai, répondit monsieur rabourdet, qui offrit son bras à juliette pour descendre lescalier. refusez, lui dit-elle à voix basse. bien ! repartit monsieur rabourdet tout empourpré démotion. rentrez-vous ? demanda juliette à étienne. oui, répondit-il. elle congédia son cocher, et monta dans la voiture de son mari. pendant le trajet, ils ne parlèrent ni lun ni lautre. le lendemain, juliette pria étienne de faire préparer son coupé pour deux heures. elle irait voir madame de brignon. de là, elle ferait une visite au couvent, quelle se reprocha davoir bien négligé. puis, elle sarrêterait à léglise pour se réconcilier avec dieu. elle avait écrit la veille à son directeur quelle se trouverait à saint-sulpice vers quatre heures. cest donc à son directeur quelle a écrit hier, pensa étienne. mais une fois la jalousie en éveil, il suffit du moindre indice pour faire renaître le doute. et tout maintenant était pour étienne motif à soupçon : lattitude embarrassée de juliette, son regard plus concentré que dhabitude, et sa voix plus adoucie, plus câline, dans laquelle se devinait un effort. ce jour-là, elle fit une toilette très-simple, un peu sombre, dune austérité affectée même. elle portait une robe de poult de soie noire garnie de longs effilés, avec un vêtement semblable. comme la robe, son petit chapeau gris ne se distinguait que par la forme gracieuse, par une coupe élégante qui révélait le talent dune bonne faiseuse. un voile épais couvrait son visage ; mais à ce je ne sais quoi de nonchalant, de félin dans la démarche, on devinait une jolie femme, la femme habituée aux hommages. étienne remarqua que cétait la robe et le chapeau quelle mettait dordinaire pour sortir à pied. et cependant elle venait de demander sa voiture. sors-tu aujourdhui ? dit-elle à son mari. je ne le puis pas. pourquoi cette question ? cest que, si tu étais allé de mon côté, tu aurais pu maccompagner un peu. étienne comprit quelle voulait prévenir un espionnage. cela mest impossible, répondit-il ; jai beau coup de comptes à régler ici. dès quelle fut partie, il se disposa à sortir à son tour. il franchissait la porte cochère, quand il rencontra madame de luz qui descendait de voiture et qui demanda madame moriceau. son visage était fort altéré. sa pupille, extraordinairement agrandie, rendait son œil presque noir. sa voix trahissait une émotion très-vive. elle est sortie, lui dit étienne ; mais quest-il arrivé ? quarrive-t-il ? mon mari nest pas venu ? reprit-elle. non, nous ne lavons pas vu. mais vous trouvez-vous indisposée ? entrez, de grâce, insista étienne. oui, je suis encore toute bouleversée de la frayeur… quelle frayeur ? vous rappelez-vous ce grand cri que nous avons entendu dans le parc avant-hier ? cétait lucette, qui tombait mortellement frappée. son mari ?… hélas ! oui. or, mon père vient de mapprendre à la fois que bassou était arrêté, et que vous alliez partir. alors, je suis accourue pour vous voir ; car vous savez, monsieur moriceau, que jai pour vous… pour madame… mon mari ma dit quil devait vous faire visite cette après-midi. jespérais le trouver ici. elle parlait fiévreusement, sans suite. il était aisé de voir quelle ne disait pas lexacte vérité, quelle cherchait seulement à dissimuler à étienne la véritable cause de son émotion. elle se laissa tomber presque mourante sur un fauteuil. ah ! je suis vraiment ridicule, dit-elle, dêtre aussi peu maîtresse de moi. puis le temps est si lourd ! un verre deau, je vous prie : je sens que cela me remettra. elle but, et en effet parut plus calme. vous comptiez trouver ici monsieur de luz ? demanda étienne qui poursuivait son idée jalouse. il avait hâte, comme moi, de vous exprimer ses regrets très-vifs de votre départ, tout en conservant aussi lespoir quune telle résolution nétait pas irrévocable. elle est irrévocable, madame. et madame moriceau vous accompagne ? en faisant cette question, marcelle eut dans le regard un éclair despoir. je nen sais rien encore, répondit brièvement étienne. comment pourrez-vous vivre loin de la france, loin de paris ? pour prendre un semblable parti, il faut des motifs bien graves. mes motifs sont très-graves, en effet. ainsi, monsieur, nous ne nous reverrons jamais ! hélas, madame, ce nest guère probable, répondit-il avec tristesse. vraiment, jai bien du malheur, reprit-elle. hier, je pensais à vous, monsieur. je vous avais vu la veille, si affligé, si bon pour moi cependant, au milieu de votre douleur ! et je me disais quune amitié comme la vôtre maiderait à supporter bien des chagrins ; car, moi aussi, jai de grands chagrins. vous aussi, madame ? dit étienne. ne vous en êtes-vous jamais douté ? fit-elle avec un sourire navrant. quelquefois, en effet, jai cru deviner… ah ! jai bien souffert, je souffrirai toute ma vie. mon existence est à jamais brisée. il ny aura plus jamais pour moi ni joie ni bonheur. vous le croyez, madame ; mais on se blase sur la souffrance comme sur le plaisir. sans doute, continua-t-elle, il y en a qui peuvent changer daffection. moi, je ne le puis pas ; je suis faite ainsi. mon père prétend que je ne comprends rien à la vie, ni au cœur humain, que jai des exigences impossibles. jentends dire autour de moi que la constance est le propre des esprits bornés, des cœurs étroits. êtes-vous aussi de cet avis, monsieur ? oh ! non certes ! les natures constantes sont, au contraire, les plus riches, les plus multiples, les plus ardentes, les plus complètes, puisquelles savent varier sans lassitude le thème infini de lamour, puisque leur flamme ne séteint jamais, puisquelles possèdent un sentiment poétique assez intense pour maintenir lenthousiasme au même diapason. marcelle ferma les yeux pour dissimuler son émotion, tant elle se sentait heureuse de rencontrer enfin un homme qui sût apprécier son cœur. mon amie cora, reprit-elle après un moment de silence, me conseille la coquetterie pour réveiller laffection éteinte de mon mari. peut-être, en effet… ah ! monsieur. moi, coquette ! interrompit-elle. jai voulu lessayer. jen rougis encore. me faire méchante, frivole ! mon cœur se gonflait, et mes yeux pleins de larmes protestaient. minauder quand on est prête aux sanglots, est-ce possible ? vous le voyez bien, monsieur, il ny a pour moi aucun remède, pas même loubli ; car je ne puis faire quà vingt ans mon cœur cesse de battre, cesse daimer. étienne nosa la contredire. il sentait par ce quil éprouvait lui-même que marcelle avait raison, et que ces natures faites pour lamour constant, infini, sont trop souvent prédestinées au martyre. hélas ! dit-il, il y a en effet de douloureuses fatalités. lindissolubilité du mariage les rend irrémédiables. on accorde, il est vrai, la séparation à une femme qui a été battue par son mari ; mais il est des souffrances intimes bien autrement atroces. et puis la séparation, ce nest pas la liberté. si une femme tient à la considération du monde, il faudra quelle refoule à jamais les aspirations les plus légitimes de son cœur. on sera pour elle dautant plus sévère quelle est moins protégée, que sa situation est plus fausse, plus malheureuse. telle est la justice de lopinion. mais, monsieur, je ne songe pas à me séparer de mon mari, se récria marcelle avec vivacité. pardon, madame, si votre ton amical ma laissé prendre une liberté… cest à moi plutôt, se hâta dajouter marcelle, à mexcuser si je viens vous ennuyer ainsi de mes chagrins. mais jétais tout à lheure si malheureuse, si… encore une fois, pardonnez-moi de pareilles confidences ; elles sont au moins intempestives au milieu de vos soucis de départ. votre douce affection me fait tant de bien, madame, et jai si grand besoin, moi aussi, dêtre soutenu et consolé. ah ! oui, je sais, je devine du moins. elle lui tendit la main. étienne, un peu troublé, la prit avec embarras. pendant un instant, émus tous deux, ils nosaient se regarder ni parler. trois heures ! sécria tout à coup marcelle. mon mari ne viendra pas ; il est inutile de lattendre plus longtemps ; car voilà une heure que je vous empêche de sortir. il vous avait dit pourtant dune manière positive quil viendrait ici ? oui, positivement… jétais venue surtout… jaurais voulu le voir pour… connaîtriez-vous parmi ses amis, monsieur jacques mennesson qui demeure ?… elle tira de sa poche un papier quelle déploya. cétait une facture. elle la tendit à étienne. voyez : le nom est presque illisible. je crois que cest bien cela pourtant : monsieur jacques mennesson, 7, rue servandoni… étienne prit la facture, et la considéra attentivement. jétais tout à lheure au salon, reprit marcelle. la porte de lantichambre était ouverte. jentendis un débat assez vif entre mon valet de pied et un inconnu. mon domestique soutenait que monsieur de luz était absent. linconnu prétendait quon voulait le berner, quon le berçait de promesses depuis un an ; mais que menacé par ses propres créanciers, il ne pouvait attendre un jour de plus. connaissant la négligence de mon mari à régler ses comptes, je soupçonnai quil sagissait dun fournisseur impatient. je me montrai ; et sur mon instance, linconnu, sans vouloir me donner aucune explication, me remit cette facture. vous le voyez, il sagit dun mobilier de 19,500 francs livré à monsieur jacques mennesson, habitant la rue servandoni, n° 7. je venais en hâte trouver mon mari, pour lengager à passer immédiatement chez ce tapissier ; car il ne peut sagir que dune méprise, à moins… elle sarrêta, regarda anxieusement étienne. étienne était en ce moment dune pâleur effrayante. ah ! enfin ! une preuve. je tiens ladresse. sécria-t-il. il venait de faire ces deux rapprochements qui étaient pour lui deux traits de lumière : cet appartement incomplet, composé seulement dun salon et dune chambre à coucher, ne pouvait être quun lieu de rendez-vous. léglise saint-sulpice, ouvrant par derrière sur la rue servandoni, était précisément léglise choisie par juliette pour ses dévotions. il navait plus aucun doute : juliette en ce moment était rue servandoni. enfin ! enfin ! répétait-il, haletant, en regardant autour de lui avec égarement. quoi donc ? demanda marcelle terrifiée. ils sont là. qui ? ma femme et votre mari, dit-il, les dents serrées. marcelle, éperdue, voulut ressaisir le papier. non, non, laissez-moi cela. il cherchait son chapeau ; il le prit et sélança vers la porte. où allez-vous ? cria marcelle, qui, par un mouvement rapide, lui barra le passage. rue servandoni, pardieu ! quoi faire ? les trouver, les confondre. les tuer peut-être. vous ne passerez pas. non, non ! jaime mon mari, entendez-vous ? je laime. vous ne le tuerez pas. tuez-moi plutôt, moi qui vous ai montré ce papier. ah ! vengez-vous sur moi, qui ai fait tout le mal ; mais pas sur lui, de grâce ! je ne le tuerai pas. que ferez-vous alors ? je nen sais rien. mais vous êtes en colère, et peut-être malgré vous… je ne suis pas en colère. vous tremblez pourtant. cest possible… lébranlement… vous me faites peur, vous me faites mourir. elle se laissa glisser aux genoux détienne. je vous en conjure, épargnez-les. à moitié folle, elle lui baisait les mains. pauvre femme ! fit-il, elle pardonne, elle ! vous êtes meilleure que moi. mais aussi votre malheur nest pas si grand. pas si grand ! votre mari peut-il vous donner un enfant qui ne vous appartienne pas ? marcelle entrevit lhorrible situation détienne. elle couvrit son visage de ses mains. ah ! cest affreux ! cest affreux, dit-elle. elle resta ployée devant lui. eh bien ! à cause de vous, reprit-il, de vous seule, je ne leur ferai aucun mal, je vous le jure. mais laissez-moi passer, laissez-moi. il la releva doucement, lentraîna à lécart, lui serra la main avec toute son âme, et sortit. 7, rue servandoni ! cria-t-il au cocher dune voiture de place, dans laquelle il se jeta. et machinalement, pendant le trajet, il répétait : 7, rue servandoni. ces trois mots revenaient sans cesse sur ses lèvres. ces trois mots, écrits en lettres de feu, dansaient devant ses yeux, martelaient son cerveau. il appuyait contre la glace de la voiture son front brûlant ; il respirait avec peine : une violente contraction de lorganisme empêchait les poumons de §e dilater. sa bouche était sèche, froide, comme si toute la vie se fût concentrée au cœur. peut-on souffrir ainsi pour une pareille femme ? se disait-il. juliette était allée dabord rue jean-bart, où elle avait donné hâtivement quelques ordres. puis elle avait passé au couvent dix minutes. à trois heures, elle fit arrêter sa voiture devant le portail de léglise saint-sulpice. elle entra dans léglise, la traversa rapidement, sortit par la porte du fond, et monta la rue servandoni jusquau n° 7. cétait une maison fort simple, dapparence austère. elle gravit deux étages ; et avec une clef longue au plus comme le petit doigt, une clef de nécessaire, elle ouvrit une porte. elle se trouva dans une sombre et douillette antichambre : épais rideaux, lourdes portières, tapis moelleux amortissaient la lumière, assourdissaient le bruit des pas et de la voix. puis elle pénétra dans un petit boudoir rose de chine, où tout était coquet, tendre, voluptueux, les tentures, les meubles, les tableaux, les glaces de venise, et jusquaux reflets, dont les teintes chaudes semblaient ménagées avec art pour embellir le visage et troubler les sens. robert lattendait, indolemment couché sur un sopha turc. le drame terrible qui se passait dans sa vie ne paraissait aucunement lémouvoir. au lieu déprouver cette anxiété, propre aux amoureux de la première phase, il était presque assoupi, ainsi quun amant ennuyé, qui nattend que le prétexte de la rupture. les menaces détienne avaient donné le coup de grâce à cet amour sur le déclin. juliette tomba mourante sur la poitrine de son amant. ah ! enfin ! sécria-t-elle dès quelle put parler ; je mappartiens, je puis penser à haute voix : car mentir, toujours mentir, tromper, se cacher, cela est affreux, vois-tu. depuis deux jours, il nest pas un de mes regards, pas une de mes paroles qui ne soient un mensonge, une dissimulation. cest là un supplice horrible. je ny tiendrais pas. vingt fois par jour jai été sur le point de lui crier : eh bien ! oui, robert est mon amant ; et je laime uniquement, follement. elle lui conta ce qui sétait passé. elle parlait impétueusement, se grisant de ses paroles. que faire ? mon dieu ! que faire ? partir avec étienne, je ne le puis pas, je ne le veux pas. ma chère enfant, dit robert qui sétait levé et marchait lentement dans la chambre, tu me demandes sérieusement ce quil faut faire ! eh bien ! tu nas quun parti à prendre. lequel ? demanda juliette anxieuse. écoute-moi dabord. je ne suis pas un moraliste, je ne pose pas pour cela, tu le sais bien. mon ami pierre fromont me refuse même le sens moral ; et il a peut-être raison, si lon entend par sens moral le respect des conventions sociales. en fait de morale, lergotage philosophique est pour moi lettre close. je ne reconnais quune morale, la bonté ; le christ disait lamour : cest la même chose. le mal, selon moi, nest pas de manquer à des devoirs sociaux ou mondains, plus ou moins étroits, puérils ou injustes ; le mal, cest de faire souffrir son prochain. or, juliette, songez-y ; si vous quittez votre mari, ce sont trois existences à jamais brisées et malheureuses, celle détienne, celle de votre enfant et la vôtre. il vaut mieux continuer à le tromper. mais tromper, cest pour moi une souffrance de toutes les heures. je suis fière : le mensonge mest odieux, parce quil mavilit. ma chère amie, repartit robert, vous êtes encore très-romanesque ; le mensonge est une nécessité sociale, puisque la plupart des relations sont basées sur la fausseté. vous vous habituerez à mentir. mais encore, cette existence ainsi partagée mest insupportable. enfin, il veut memmener à rio-janeiro. quest-ce quun voyage de six mois, si cela peut nous assurer ensuite une complète sécurité ? ah ! vous ne maimez plus, vous ne maimez plus ! sécria-t-elle désespérée. cest parce que je taime, au contraire, plus que moi-même, plus que ma passion, que je raisonne ainsi. non, non, ce nest pas là le langage de la passion. quand on aime, on ne raisonne pas. est-ce que je raisonne, moi ? pour vous, jai tout sacrifié, je sacrifierais tout encore. veux-tu partir avec moi, dis ? voyons, ma chère, calme-toi, reprit robert qui sassit à côté delle, et lentoura doucement de son bras. je taime de toute mon âme ; mais je ne puis pas plus quitter marcelle que tu ne peux quitter étienne, ces deux êtres si bons, si affectueux, qui nous aiment si tendrement. restez donc avec votre femme, sécria-t-elle, hors delle-même. elle se dirigea vers la porte. robert la retint. tu ne sortiras pas dans cet état. je naime pas marcelle comme je taime, tu le sais bien. vous laimez mieux. ce nest pas elle que vous consentiriez à quitter même pendant six mois ; tandis que moi, je quitterais étienne pour la vie. robert, robert, ne mabandonne pas. cest ma grande passion pour toi qui mexcuse, qui me réhabilite à mes propres yeux, cest cette passion seule qui me fait vivre. mais robert restait froid. il essaya encore de lapaiser. elle lécoutait, le scrutait dun regard pénétrant ; elle cherchait à lire au fond de son cœur. ny découvrant que de la froideur, de la lassitude, elle le repoussa avec violence. elle se leva, alla de nouveau vers la porte. là ses forces la trahirent. elle se retourna, sappuya au mur. robert, robert, supplia-t-elle en lui tendant les bras. elle sanglotait. robert était attendri, touché de tant damour. peut-être allait-il lui promettre de fuir avec elle mais, au milieu de cette douleur suprême, la malheureuse nosant invoquer dieu, et néanmoins cherchant au ciel un appui, un secours, sécria : ma mère ! ma mère ! cette invocation glaça robert, comme si un spectre se fût soudain dressé entre eux. il nosa prendre juliette dans ses bras, il nosa lui dire de rester, car cétait lentraîner dans un précipice, le même précipice où madame delormel était tombée. juliette, reprit-il avec énergie, je vous aime ; mais il faut partir. vous invoquez votre mère ; cest son souvenir qui nous dicte notre devoir ; car je lui ai juré, vous le savez bien, de veiller sur vous, sur votre bonheur. quen avez-vous fait de mon bonheur ? il faut nous séparer, momentanément du moins, continua-t-il avec le même ton dautorité ; car nous devons à tout prix détruire les soupçons de ton mari. consens donc à partir pour rio-janiero. mais une fois à nantes, tu parviendras sans peine à le faire changer de résolution. tu prétexteras une maladie, par exemple, et vous vous arrêterez au croisic. là, je tâcherai de taller voir. en tous cas, nous trouverons le moyen de correspondre. juliette, anéantie, incapable de lutter plus longtemps, finit par se rendre aux conseils de robert. les adieux furent déchirants. quand robert eut fermé la porte sur elle, il poussa un soupir dallégement. voilà une rupture, pensa-t-il, faite au bon moment. les tiraillements, les chocs, les reproches, tout ce triste cortége du désenchantement allait commencer, tandis que nous conservons tous deux quelques illusions ; et les souvenirs agréables lemporteront sur les souvenirs fâcheux. juliette, en sortant, ne remarqua pas une voiture qui stationnait devant le numéro 11. elle descendit jusquà léglise, rentra par la porte de derrière, se jeta à genoux : et, se voilant le visage de ses mains, elle sembla prier avec ferveur. à quelques pas delle, dissimulé derrière un pilier, étienne lobservait, en proie à une sorte de rage blanche. tant dhypocrisie le révoltait, le dégoûtait. il ny avait aucune hypocrisie pourtant dans lattitude de juliette. elle priait comme prient les désespérés ; car elle sentait bien que robert ne laimait plus. elle criait à dieu avec colère les déchirements de son cœur ; broyée de tous les côtés à la fois, elle demandait au ciel une consolation, tout en laccusant de sa douleur. mon dieu, disait-elle, si cest mal daimer ainsi, pourquoi mavoir donné un cœur, pourquoi mavoir refusé la force de résister ? seriez-vous réellement ce dieu méchant et jaloux qui ne se réjouit quau spectacle des sacrifices douloureux ? nous auriez-vous donc créés pour souffrir et pour vous repaître de la vue de nos souffrances ? non, vous êtes bon, voilà ce que je veux croire. ayez pitié de moi, de mon âme meurtrie ; faites que robert maime encore, ou du moins donnez-moi le courage de le fuir et de supporter son abandon. quand elle releva ses yeux baignés de larmes, étienne était devant elle. elle tressaillit ; mais elle se remit promptement. vous venez me chercher, fit-elle ; allons. ils sortirent ensemble et montèrent dans la même voiture. vous mespionnez, étienne ? dit juliette après un moment de silence. jen suis contente. je le souhaitais presque ; car je voyais que vous ne maviez pas encore rendu toute votre confiance. mon confesseur ma engagée à partir. cela me coûte sans doute ; mais à présent je suis résignée. quavez-vous donc ? demanda-t-elle tout à coup en remarquant le visage altéré de son mari. continuez, je vous écoute. mais non, tu souffres, étienne, quas-tu ? elle voulut lui prendre la main. il la repoussa rudement. de grâce, expliquez-vous, reprit-elle. encore dinjustes soupçons. taisez-vous, najoutez pas un mot ; je ne serais peut-être pas maître de moi. juliette se tut. étienne ferma les yeux, et saccota dans un coin de la voiture. on eût dit quil dormait. seulement de temps à autre juliette observait une légère crispation de la main et un frémissement des lèvres. arrivés rue de courcelles, juliette monta dans sa chambre. étienne la suivit. elle ne pouvait dominer entièrement son émotion ; car elle prévoyait une nouvelle scène, et sapprêtait à la révolte. elle jeta sur la table son chapeau et son vêtement. eh bien ! dit-elle hautaine, maintenant parlerez-vous ? en vérité, cette vie nest pas tenable. cest aussi mon avis, riposta étienne. être espionnée jusquà léglise, jusquau pied du confessionnal ! votre confesseur habite donc le numéro 7 de la rue servandoni ? juliette devint fort pâle ; mais, surmontant son trouble : vous mavez vue sortir de cette maison, dit-elle avec un sourire dédaigneux. jy étais allée en effet visiter une famille indigente, que venait de me recommander mon directeur. cette famille se nomme ? elle hésita. aucun nom ne lui venait à lesprit. eh bien ! je vais vous lapprendre, moi, dit-il : vous allez porter des secours à un monsieur jacques mennesson qui se paye un mobilier de 19,500 fr. et il lui jeta à la figure la facture du tapissier. juliette le regardait avec des yeux agrandis par la peur. ses genoux tremblaient. elle voulut balbutier une dénégation ; mais les paroles ne pouvaient sortir de son gosier serré. elle devinait quil savait tout. elle se laissa tomber à genoux. pardon, grâce, pardon, ne me tuez pas. étienne la regardait, inflexible, haineux. juliette, muette de terreur, restait dans son attitude suppliante. je ne vous tuerai pas, répondit-il enfin ; car je ne vous aime plus, dieu merci ! je vous méprise trop. mais vous quitterez cette maison à linstant même, entendez-vous ? vous irez chez votre grandmère. il ne faut plus que je vous voie. jai promis de ne vous faire aucun mal ; mais partez, partez tout de suite. il disait ces mots dune voix saccadée, haletante. est-il possible quil existe de semblables créatures ! reprit-il ; je naurais pu croire à tant dastuce et de perversité. vous, que jai tant aimée, quil nétait pas un battement de mon cœur qui ne fût à vous ! vous, que jai gâtée comme un enfant quon idolâtre, me mentir à tous les instants, me tromper jusque dans ma paternité ! étienne ! étienne ! tu ne sais pas. si tu savais, tu me pardonnerais. écoute… mon dieu… mon dieu ! non, assez de mensonges ! je nen veux plus entendre. je ne vous pardonnerai, je ne vous reverrai jamais. il se dirigeait vers la porte. étienne ! cria-t-elle dans une suprême détresse. il sarrêta. je taime, lui dit-elle avec un accent de supplication passionnée. je taime ! ah ! tu ne comprends pas, toi, un instant dégarement, de folie. pardonne, étienne, mon étienne ; comment ne taimerais-je pas ? il faudrait que je fusse un monstre ; et je ne suis quune pauvre femme un peu folle, si tu veux, mais bonne et tendre, qui naime réellement que toi. elle se traînait à ses genoux, appuyait contre lui sa belle tête éplorée, lui baisait ardemment les mains. abandonnée par son amant, abandonnée par son mari, elle était réellement éperdue. pauvre étienne ! il avait souhaité des preuves ; il les avait cherchées avec une ardeur presque sauvage. maintenant quil savait, il eût voulu douter encore. une affection comme la sienne ne pouvait se briser en un jour. mille attaches le retenaient invinciblement à cette femme, toute méprisable quelle fût. enfin, lexcitation de la jalousie ravivait encore cette flamme mal éteinte. il se sentait engourdir par ses caresses, comme au contact dune torpille. il ne pouvait séloigner, sa volonté faiblissait, sa colère tombait peu à peu. cependant, sil pardonnait, cen était fait de lui à jamais. il eut peur ; et se roidissant tout à coup contre cette langueur qui lénervait, il sarracha des bras de juliette et senfuit. juliette roula sur le parquet, comme une masse inerte. marcelle, le cœur oppressé par la crainte dun malheur, était repartie pour la campagne, où elle avait laissé son enfant. robert dailleurs avait promis de venir y dîner : cétait donc là quelle devait lattendre. quand elle y arriva, la justice était auprès du lit de lucette. le juge dinstruction interrogeait la malade. bassou, arrêté, avait accusé sa femme dadultère, et nommé monsieur de luz comme complice, il alléguait les mille francs que robert avait donnés à lucette pour plaider en séparation. pressée de questions adroites, affaiblie dailleurs par la fièvre, lucette avait avoué que dans la nuit du crime il y avait eu, en effet, un homme et une femme renfermés dans sa maison ; quenfin robert avait une fois abusé delle. marcelle trouva madame rabourdet atteinte dune sorte de crise nerveuse, la justice chez elle ! un procès scandaleux dans lequel leur nom allait figurer, les turpitudes de son gendre dévoilées ! il avait, sous le toit conjugal, séduit une femme de service ; il était lamant de madame moriceau ! dans son indignation, elle ne put rien cacher à sa fille, qui reçut ainsi le dernier coup. non-seulement il ne laimait plus, mais il ne la respectait pas. marcelle crut sentir un moment que la vie se retirait de son cœur. toutefois, devant le berceau de son enfant, elle trouva la force de dominer sa douleur ; elle chercha même à calmer sa mère ; elle lui cacha lappréhension terrible qui lobsédait. étienne, il est vrai, avait promis de ne faire aucun mal aux coupables ; mais une parole vive pouvait amener une provocation. ce serait un duel à mort. cependant robert, pour se distraire du départ de juliette et secouer limpression pénible de cette dernière scène, était allé chez cora, dont la sérénité, lenjouement spirituel, feraient une diversion agréable aux emportements passionnés de juliette. il commençait à douter pourtant quon pût entamer cette vertu. bah ! lui dit-il en la quittant, sous votre air gracieux et votre physionomie toute française, vous cachez une âme de quakeresse. les quakeresses me sont antipathiques. on les respecte, mais on ne les aime pas. décidément, je ne vous aime plus. alors, vous vous avouez vaincu ? voyons, essayez encore. venez avec nous dans la beauce, passer quinze jours. quoi ? dans ce pays plat, monotone comme un cœur sans passions ? je conçois que vous adoriez votre beauce. moi, je naime que les pays tourmentés, aux précipices insondables, aux torrents impétueux, aux rocs déchirés. eh bien ! allons en suisse. jirai où vous voudrez. je mennuie. tenez ! aimez-moi un peu par charité. je vous aimerai beaucoup ; mais il faut dabord vous convertir. vous avez trop de vices, vous me faites peur. me convertir ! adieu ! si jétais vertueux pendant huit jours, je prendrais le spleen. il sortit, malgré les instances de cora pour le retenir. peuh ! cest une femme charmante, mais impossible, pensa-t-il. ce mari toujours invisible, quelle adore ! qui sait ? cet amour ultra-conjugal nest peut-être quune tactique de coquetterie. cest égal, elle mirrite les nerfs. je ny retournerai pas. tout en se disant cela, il fit volte-face, et rentra chez madame dercourt. pardon, madame, lui dit-il ; javais oublié de vous demander quand vous partiez pour la beauce. dans huit jours. alors daignez nous prévenir ; marcelle et moi nous serons peut-être des vôtres, puisque vous le permettez. cora sourit. si vous souriez ainsi, je ne pars plus, reprit-il. je le vois, vous vous moquez de moi. prenez garde, quand vous serez ma victime, je pourrais bien me venger. puis il alla au cercle, et y passa la nuit. il perdit une forte somme, but et causa avec beaucoup dentrain. quant à marcelle, pendant que robert coquetait, jouait et riait, elle se tenait à la fenêtre, loreille tendue, lœil au guet, cherchant à percer les ténèbres, au moindre bruit palpitant tout à la fois despoir et de crainte. souvent elle lavait attendu des nuits entières, en passant par toutes les émotions que peut ressentir une femme aimante, lorsquelle attend un être cher ; mais cette nuit-là, une inquiétude horrible doublait son impatience. il était cinq heures du matin quand robert rentra chez lui. il trouva marcelle étendue tout habillée sur son lit, presque inanimée, tant elle avait souffert pendant cette nuit dangoisse. elle ne lattendait plus ; elle le croyait mort. à sa vue, elle se dressa, jeta un grand cri, sélança vers lui. monsieur moriceau ! lavez-vous vu ? sécria-t-elle. non, je nai pu passer chez lui, comme jen avais dabord le projet. chez lui, je le sais bien ; mais ailleurs… robert, ému par les libations de la nuit, répondit avec ce demi-sourire hébété de livresse : ailleurs ! où donc ? ma foi, non ! étienne est un bon garçon, mais peu divertissant, maintenant surtout quil devient jaloux de sa femme. je suis allé chez ton amie cora, charmante toujours, quoiquun peu bégueule. puis, jai été retenu au cercle : jai joué, je perdais, je me suis entêté, la nuit passait… eh bien ! pourquoi me regardes-tu avec ces grands yeux égarés ? mais cest vous, robert, qui avez les yeux égarés ; jamais je ne vous ai vu ce singulier visage. je suis un peu gris, cest possible. on nous a servi un petit vin du rhin qui portait à la tête. voyons, couche-toi vite. jy vais aussi, jai besoin de dormir. il sest grisé pour sétourdir, pensait marcelle. vous voulez me donner le change, reprit-elle. une provocation, peut-être un duel ! ah ! robert, je vous en conjure, ne vous battez pas contre cet honnête homme. jai tant souffert cette nuit ! songez à notre pauvre petit, qui serait orphelin, et un peu à moi aussi, qui mourrais, sil arrivait un malheur. ah çà, de quoi parles-tu ? rêves-tu ? ou si cest moi qui suis complètement ivre ? il riait toujours de ce même rire qui effrayait marcelle. jai vu monsieur moriceau, moi, dit-elle lentement, en regardant fixement son mari ; il allait rue servandoni. robert tressaillit. marcelle reprit : dans lappartement loué au nom de monsieur jacques mennesson. vous ny étiez donc plus ? à ces mots, robert se leva comme un homme qui se réveille en sursaut. rue servandoni ! comment sait-il ? qui lui a dit ? cétait vrai !… murmura marcelle en saffaissant sur son lit… la jeune femme alors, tremblante dindignation, lui conta ce qui sétait passé. robert baissait la tête sans répondre. ainsi, sécria-t-elle, plus de doute possible, pas un mot dexcuse ! vous me trompiez, vous trompiez votre ami. quel homme êtes-vous donc ? jai les idées un peu troublées ; demain je texpliquerai… une méprise… il voulut sapprocher de marcelle, lui entourer la taille, la baiser au front. elle fit un mouvement en arrière, un mouvement de répulsion, presque dhorreur. comment, ma petite femme, tu deviendrais méchante, toi ? eh bien ! tu as raison, je le mérite. mais demain tu me pardonneras, nest-il pas vrai ? je te promets dêtre bien sage, et nous irons dans la beauce avec ton amie cora. en passant devant le berceau de son fils, il lui envoya un baiser. il sortit en chancelant un peu. marcelle le regardait séloigner. elle restait stupéfiée, pâle comme une morte. cet homme quelle avait aimé avec une sorte didolâtrie, cet homme en cet instant la dégoûtait. involontairement elle pensait à étienne, à étienne si bon, si affectueux, si digne dêtre aimé, et comme elle, si malheureux ! elle se jeta sur le berceau de son fils, lembrassa avec passion, avec désespoir ; ce fils désormais était sa seule affection. lorsque robert se réveilla, complètement dégrisé, il passa dans lappartement de sa femme. marcelle navait pu prendre aucun repos. elle se tenait encore auprès du berceau de son enfant. son attitude, ses regards, son visage fatigué, marbré, attestaient une incurable douleur. madame rabourdet se trouvait chez sa fille. ses yeux rougis portaient les traces des larmes quelle avait versées depuis deux jours. robert, quand il nétait pas emporté par ses passions, montrait une très-vive sensibilité, surtout devant les douleurs quil avait causées. cétait cette bonté native, pleine délan et de générosité, qui, malgré ses coupables entraînements, lui gagnait la sympathie. en voyant ces deux femmes brisées par lui, il se sentit honteux, repentant. il les aborda dun air réellement contrit. mais elles furent insensibles à ses avances. toutefois lair méprisant de madame rabourdet lirrita. peut-être, si un tiers nétait pas sans cesse entre nous, dit-il, trouverais-je plus de plaisir à rester auprès de toi. ah ! cest cela, monsieur, je vous gêne, repartit madame rabourdet. vous sentez que je nai pas la même indulgence que marcelle. je métonne, en effet, que vous osiez paraître dans cette chambre après les révélations dhier. exaspérée, elle lui jeta à la face les aveux de lucette. robert était atterré. marcelle eut pitié de lui, et fit signe à sa mère de les laisser seuls. je le vois, tu veux lui pardonner encore, se récria madame rabourdet. mais pauvre femme, plus tu lui pardonneras, plus il te mettra sous ses pieds. ah ! les hommes se ressemblent tous, quils soient comtes comme ton mari, ou marchands de coton comme ton père. mère, laisse-nous, supplia marcelle, jai à parler à monsieur de luz. quand ils furent seuls, robert fit un mouvement pour prendre la main de sa femme. je vous en prie, dit-elle sévère et triste, ne me touchez pas. je veux vous demander ce que vous entendez faire. ce que jentends faire, marcelle ? mais me mettre à tes genoux et implorer mon pardon. je le sais, je suis un misérable, je mérite ton mépris, ta haine ; je nai despoir quen ton angélique bonté. ta mère a raison, tu as été trop douce et trop bonne ; jen ai abusé. mais tu me vois vraiment malheureux de tavoir causé tant dinquiétude et de chagrin. tu es trop pure sans doute pour comprendre certains entraînements. je me suis conduit à légard de lucette dune manière infâme, je lavoue. ma seule excuse, cest que je navais pas ma raison. jétais, comme hier, tout à fait gris. quant à madame moriceau, jai rompu avec elle ; elle va partir, dailleurs. je ne la reverrai jamais. marcelle, je ten conjure, sois bonne une fois encore. ne crois pas, comme le prétend ta mère, que je sois ingrat. chacun de tes pardons accroît ma reconnaissance et ma tendresse pour toi. sans doute le repentir de robert était sincère ; mais marcelle, si souvent déçue, ne croyait plus à ses protestations. elle soupira tristement. trop accablée pour résister plus longtemps, elle lui abandonna la main quil sollicitait ; et le conduisant auprès du berceau de son enfant : jurez-moi, dit-elle, sur la vie de notre fils que, quoi quil puisse arriver, vous ne vous battrez pas avec monsieur moriceau. je le jure sur la vie de notre enfant et sur notre amour. quétait-il devenu, hélas ! ce bel amour quil invoquait ? quétait devenue cette tendresse exaltée qui autrefois lui montrait robert comme un dieu ? ces dernières blessures avaient à jamais tué en elle la foi et lamour. si elle conservait pour son mari un reste daffection, ce nétait plus quun sentiment de pitié. quand juliette reprit ses sens, elle avait une sorte de fièvre folle. pendant plusieurs jours, ainsi quaprès le premier abandon de robert, sa vie fut en danger. étienne alors ne vit plus en elle quune femme quil avait aimée, quune créature malheureuse, qui réclamait ses soins. oubliant tout grief, il sétablit à son chevet. lui qui avait voulu la tuer, il tremblait à présent, en découvrant sur ses traits les symptômes de la mort. maintenant que la maladie lui enlevait sa beauté, que la jalousie parlait moins impérieusement, et que les sens étaient apaisés, il lexcusait presque. toutefois, quand le médecin la déclara hors de danger, sa compassion diminua en même temps que ses craintes. mais il ne la quitterait quaprès son complet rétablissement. lorsque juliette recouvra toute sa connaissance, ressaisit la réalité, et vit, penché sur elle, le doux visage détienne, elle se leva sur son séant, et regarda son mari avec des yeux hagards. vous ici ! sécria-t-elle. ah ! vous me pardonnez donc ? pour le moment, laissons le passé, répondit-il. plus tard… maintenant, il vous faut du calme. et il lappuya doucement sur loreiller. cependant, à mesure que la convalescence se dessinait, étienne restait moins longtemps à côté delle. parfois même, il ne sarrêtait que pour prendre de ses nouvelles. elle nosait se plaindre, bien que cet abandon laffectât douloureusement. elle demanda la liste des personnes qui étaient venues sinformer delle pendant sa maladie. parmi tous ces noms, elle nen cherchait quun, celui de robert, et il ny était pas. que sétait-il donc passé entre lui et étienne ? elle nosait questionner son mari ; mais quand il était là, elle le regardait dun œil anxieux, interrogateur. un soir, comme elle souffrait davantage, étienne prolongea sa visite. elle semblait endormie. il sapprocha delle sans bruit, et pendant un instant la contempla. elle lui parut vraiment laide. son visage émacié avait les tons mats et bistrés de la maladie. ses tempes évidées, les orbites des yeux, creusées, les coins de la bouche abaissés, son air souffrant et triste lémurent profondément. pauvre femme ! murmura-t-il tout bas. juliette, enhardie par cette exclamation de pitié, lui prit la main. dun geste plein de câlinerie, elle la passa sous sa joue. elle ne dit rien et continua de fermer les yeux. mais bientôt étienne sentit des larmes chaudes mouiller sa main. souffrez-vous ? demanda-t-il en sinclinant vers elle. étienne, étienne, dit-elle suffoquée par les sanglots, ai-je assez souffert, assez expié ? suis-je assez repentante ? mon étienne, mon mari bien-aimé, mon seul ami, maimes-tu encore ? il se tut. de grâce, réponds-moi. plus comme autrefois. et jamais, jamais vous ne me rendrez votre tendresse ? je ne puis faire que le passé nait pas existé. il y a désormais entre vous et moi un abîme que ma volonté ne peut combler. il est telle flétrissure que rien ne saurait effacer, ni le temps, ni lexpiation. que vous êtes sévère, étienne ! elle continua de pleurer. ces larmes coulant sur un visage flétri, cette poitrine amaigrie soulevée par les sanglots avaient quelque chose de si navrant, quétienne ny put résister. eh bien ! peut-être pardonnerai-je. mais soyez franche une fois, faites-moi votre confession entière. depuis quand aimez-vous monsieur de luz ? dites la vérité, entendez-vous, car vous ne me tromperiez plus. oui, je vous dirai tout ; cest dans la vérité entière quest mon excuse. vous savez la douloureuse histoire de mon enfance. quand je connus monsieur de luz, javais douze ans. cétait le seul être qui maimât, qui sintéressât à moi. je lai donc aimé dès ce temps-là de toute mon âme denfant abandonné. il me gâtait, lui, alors que tout le monde me délaissait. depuis quand lai-je aimé damour ? je nen sais rien. déjà au couvent, lors quon mappelait au parloir, mon cœur battait avec force ; et quand mes amies me disaient : cest ton beau prince charmant, je me sentais rougir. mais je nai su réellement que je laimais dune passion invincible, que lorsquil vint mannoncer son mariage. jai failli mourir. ainsi, dit étienne dune voix étouffée, vous vous êtes mariée par dépit. quand vous avez juré de maimer, votre cœur déjà était à un autre. jamais, jamais, moi, pauvre malheureux, vous ne mavez aimé ! quelle atroce déception ! il cacha sa tête dans ses mains. continuez, je veux tout savoir, reprit-il. vous êtes moins coupable peut-être. la faute est aussi à moi, à moi que lamour aveuglait. depuis quand étiez-vous la maîtresse de monsieur de luz ? ne me questionnez pas à ce sujet, répondit-elle. un moment dinexplicable vertige, de folie ! mais je lai durement expié. il ne maime plus. qui sait même sil ma jamais aimée ? lui à qui javais sacrifié mon repos, mon honneur et votre affection, eh bien ! lui-même ma conseillé de partir. cest un être égoïste, cruel, qui ma broyé le cœur sans pitié. vous le voyez donc, mon amour est éteint ; il ne peut renaître. ainsi, reprit étienne, la cause de votre maladie ce nétait pas le chagrin de notre séparation, cétait la douleur de perdre votre amant. ainsi pour vous je nai jamais rien été, rien que votre valet ! sans doute, répliqua-t-elle, vous maviez fait la vie trop facile ; je nai apprécié votre affection que le jour où elle méchappait. non, ce nest pas labandon de monsieur de luz qui ma désespérée, cest le vôtre, je vous le jure. je ne vous demande plus votre amour, je men reconnais indigne ; mais votre amitié, me la refuserez-vous ? elle mest plus chère que tout au monde. quand vous vous êtes arraché de mes bras, jai senti autour de moi la nuit et le vide, un vide sans fond, une nuit sans issue, et mon cœur tout à coup sest glacé. ah ! puisque vous ne pouviez me rendre votre affection, que ne mavez-vous laissé mourir ? étienne ! étienne ! soumettez-moi à telles épreuves quil vous plaira. il nest aucune expiation que je naccepte avec joie. étienne gardait le silence. il marchait dans la chambre dun air sombre. eh bien ! reprit-il enfin, voulez-vous encore partir pour rio-janeiro ? oui. oh ! oui, emmenez-moi loin, bien loin, dans une solitude où vous serez certain que je vous aime uniquement. et un jour, plus tard, nest-ce pas ? quand vous serez sûr de moi, vous me rendrez votre affection. jessayerai, dit-il avec effort. mais sachez-le bien, si nous quittons la france, ce sera pour longtemps. elle accepta et remercia avec effusion. ils convinrent de partir aussitôt que le médecin le permettrait. cependant juliette navait pas été complètement sincère. sans doute son ressentiment contre robert lui faisait croire quelle ne laimait plus ; sans doute elle était touchée de la générosité de son mari ; mais elle ne voulait pas quitter la france. de toute la nuit, elle ne put reposer. dès le matin, elle se traîna jusquà son bureau et écrivit : cher docteur, mon mari veut memmener à rio-janeiro. je sens que locéan sera mon tombeau. avant dentreprendre ce long voyage, ne pensez-vous pas quil faudrait réparer mes forces et macclimater à lair de la mer ? vous serez davis, je nen doute pas, quune station au croisic me serait nécessaire. comme je ne puis paraître mopposer au désir de mon mari, je compte sur vous pour lui faire retarder ce départ, qui meffraye beaucoup. pas un mot de cette lettre à mon mari, puis elle adressa à monsieur rabourdet un autre billet ainsi conçu : monsieur, nous allons passer quelques mois au croisic. veuillez, je vous prie, ajourner à notre retour toute décision relative à lhôtel. jai vu avec un vif plaisir votre nom plusieurs fois inscrit parmi les amis qui sont venus prendre de mes nouvelles. merci de ce bon souvenir, et croyez à ma profonde reconnaissance, dans la journée, le docteur vint, et déclara que madame moriceau ne pouvait encore supporter la traversée. il ordonna les bains de mer du croisic. cependant de nouvelles circonstances vinrent modifier lhabile stratégie de juliette. le procès de bassou allait se juger. il avouait son crime et lintention quil avait eue de tuer sa femme. mais il continuait à accuser lucette, et invoquait à lappui le billet de mille francs donné par robert. lucette, qui pendant sa maladie avait confessé la présence de robert et de juliette dans sa maison, sétait depuis rétractée. robert niait également. cependant une porte avait été enfoncée, une porte verrouillée en dedans. or, la justice devait séclairer sur ces faits ; car du plus ou moins de culpabilité de lucette dé pendrait la condamnation ou lacquittement de bassou. un matin, étienne reçut la visite dun juge dinstruction, qui lui exposa les motifs de son enquête. cest moi, dit étienne, qui ai enfoncé la porte de bassou. vous pensiez trouver à lintérieur monsieur de luz et madame moriceau ? javais en effet quelques présomptions quils pouvaient être là ; et jai parfois des violences de caractère qui me troublent le cerveau. mais jai acquis, depuis, la certitude que je métais trompé. et vous ne soupçonnez pas, reprit le juge, qui avait pu fermer la porte à lintérieur ? je ne soupçonne personne. mais, en prononçant ces mots, sa voix fléchit. le juge surprit ce changement dintonation. il demanda à interroger madame moriceau. étienne le conduisit auprès de sa femme. il navait pu la prévenir. le magistrat demanda à rester seul avec elle. dès quil eut expliqué le but de sa visite, juliette montra tant démotion, de terreur, que le magistrat en fut touché. remettez-vous, madame. le cas est grave, comme vous le voyez ; mais nous tâcherons dans le procès-verbal de sauvegarder votre réputation. ma réputation ! sécria-t-elle, mon nom figurerait dans une affaire criminelle ! ah ! monsieur, cest horrible, je ne suis point la maîtresse de monsieur de luz. vous navez pas le droit de minterroger. la femme bassou a tout avoué, reprit le juge avec une impassibilité qui bouleversait juliette. cest vous et monsieur de luz qui étiez dans la maison du garde, et que bassou a vus séchapper par la fenêtre. en avouant ici, vous serez dispensée de comparaître devant le tribunal ; tandis que si vous niez, vous devrez être confrontée avec la femme bassou. moi, confrontée avec une femme de chambre ! mais, monsieur, de quel droit me faire subir de pareilles humiliations ? encore une fois, je ne suis point la maîtresse de monsieur de luz. devant tant de fierté, la conviction du juge fut ébranlée : il crut à linnocence de juliette. il hésitait, prêt à se retirer, lorsque se ravisant : cette femme de chambre, dit-il, passe pour votre rivale. ma rivale, cest faux, cest faux ! exclama juliette, visiblement troublée. la femme bassou déclare cependant que monsieur de luz la séduite. monsieur de luz ne vous a-t-il jamais parlé de cette femme ? navez-vous jamais soupçonné aucune intrigue entre elle et lui ? juliette se leva chancelante, courut à la fenêtre. de lair, de lair ! criait-elle. ah ! monsieur, de grâce, ne voyez-vous pas que vous me faites mourir ? avouez, madame, et je vous quitte à linstant. cest horrible, horrible ! répétait-elle toute frémissante. le magistrat appela étienne qui attendait dans la chambre voisine, et qui reçut juliette dans ses bras. les yeux hagards, la prunelle fixe, elle était effrayante à voir. cela nest pas, cela nest pas ! disait-elle. elle paraissait navoir plus conscience de ses paroles. quy a-t-il donc ? demanda étienne au magistrat. le juge ne répondit pas. non, non, reprenait-elle, monsieur de luz nest pas lamant de lucette. une femme de chambre, cest impossible, impossible ! étienne comprit que la jalousie causait cet égarement. elle laime encore, pensa-t-il. le juge se retira. sa conviction était formée. cependant, il se faisait en juliette une révolution profonde, la révolution du dégoût, le plus horrible châtiment pour la femme qui a aimé. ah ! vous êtes bien vengé, étienne, dit-elle, mieux vengé que si vous meussiez laissé mourir, vengé par la honte, par la dernière des humiliations. partons tout de suite : que je nentende pas mon nom mêlé à celui de cet homme, mon nom mêlé à un procès criminel, mon nom, que dis-je ? le vôtre. ah ! je suis une infâme créature. je ne mérite pas votre pitié. non, chassez-moi, reniez-moi, car votre bonté me rend plus vile encore. jamais je noserai vous regarder en face, vous si grand, si généreux ; et moi… ce repentir était si sincère cette fois, quétienne en fut ébranlé. sauver du désespoir cette femme si humiliée, la relever par le pardon complet, tel fut lélan de son cœur. je te pardonne, pauvre femme, dit-il avec une voix et un regard pleins dune bonté infinie. huit jours après ils étaient à nantes, attendant un départ pour rio-janeiro. laffaire bassou se jugea en septembre. les débats ayant établi la culpabilité de lucette, bassou obtint le bénéfice des circonstances atténuantes. il ne fut condamné quà deux ans de prison. la séparation entre les époux fut en même temps prononcée par le tribunal civil. mais à sa sortie de prison, le père aurait le droit de reprendre lenfant. cependant, malgré la prudence quapportèrent les magistrats dans linstruction du procès, pour ménager lhonneur des deux familles mêlées à cette affaire, la société à laquelle étienne et robert appartenaient, connut une partie de la vérité. les femmes les moins collet-monté ne prononcèrent plus le nom de la belle madame moriceau quavec des exclamations dhorreur. désormais, juliette se trouvait donc bannie de ce monde où elle avait excité tant dadmiration et tant denvie. moriceau, appelé à paris pour les débats, obtint que sa femme ne comparaîtrait point ; et il poussa même la générosité jusquà lui cacher la cause de son voyage, ainsi que les sévérités inexorables des jugements du monde. au commencement doctobre ils sembarquèrent pour le brésil. deux années se passèrent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . lettre de juliette a robert de luz. rio-janeiro, 23 novembre. mon ami, car vous maccordez au moins votre amitié, nest-ce pas ? que vous dirai-je des deux années qui viennent de sécouler ? que vous dirai-je de la malheureuse juliette que vous avez aimée ? vous ne la reconnaîtriez pas. je languis, je métiole, je meurs. encore un an de cette existence, et jamais je ne reverrai la france. la france ! il faut en être loin pour savoir combien on laime. non, je ne veux pas mourir dans cet affreux pays où tout mest odieux, même le ciel éternellement doux, éternellement bleu. je veux mourir là-bas, au milieu des brouillards ; je veux revoir paris, mon beau paris, et les chers parisiens surtout. je sens dailleurs que dès que je respirerai lair de la france, je renaîtrai, car en france seulement je puis vivre. ah ! le mal du pays, on en meurt, cela est trop vrai. le cerveau et le cœur se resserrent… et la poitrine aussi ; et, dans lesprit incessamment tourné vers la patrie, il ne germe plus que la fleur, sombre et amère du regret. alors le sang pâlit, et les forces sen vont, et lon sent la vie qui lentement vous abandonne. jai un enfant, pourtant, une fille qui vous ressemble, robert. ce sont vos regards, votre sourire, vos beaux cheveux dorés comme un rayon de soleil. je reste des journées entières à la contempler ; car, à sa vue, je me souviens ; je me souviens, et cest pourquoi tout à coup je ne puis plus la voir sans colère ; je me sens tout embrasée par les souvenirs qui menvahissent comme une fièvre. avec le regret du pays, voilà la maladie qui me tue. cependant jai voulu aimer ma fille ; je me suis jetée dans la maternité avec passion ; je croyais quelle me sauverait, quelle éteindrait dans mon cœur toute autre flamme. hélas ! lamour le possède tout entier. je ne puis vivre sans amour. et jai beau faire, je ne puis aimer étienne comme je vous ai aimé, robert. cependant, il est si bon pour moi ! il a voulu me faire ici la vie heureuse, aussi française que possible. jai une maison confortable, luxueuse même, avec des meubles français. mes modes viennent de paris. un parisien qui descendrait ici, se croirait transporté dans un appartement de la chaussée-dantin. pour me plaire, il cherche à aimer cet enfant, qui vous ressemble. il la caresse. lenfant laime et lui sourit. mais quand il ne sait pas que je lobserve, je vois bien, à la tristesse qui se répand sur son visage, quil est malheureux, quil souffre par moi et sans se plaindre. ah ! je préférerais sa colère à cette douce résignation, à ces reproches muets, qui sont pour moi un remords permanent. le croiriez-vous ? parfois je le déteste, cet homme si parfait, à cause de sa perfection même. sil était méchant, emporté, brutal, au moins aurais-je une excuse à mes fautes, au moins pourrais-je sans crime songer à le fuir ; car je ne puis rester ici. je veux partir, je le veux comme veulent les mourants quempoigne une idée fixe. je quitterai étienne, je quitterai ma fille, je quitterai tout pour revoir la france, et pour te revoir aussi, robert ; car je taime encore, malgré tout, et je veux mourir dans lair que tu respires. mais je nen ai pas prévenu mon mari ; il sopposerait à mon départ… je reprends ma lettre interrompue par une altercation assez vive entre étienne et moi. hier, je lui exprimai mon désir de revoir la france ; je lui certifiai que là seulement je pourrais me guérir de cette maladie de langueur dont je meurs ; mais il me répondit très-sèchement : cest impossible. jinsistai. plus impérieusement encore, il répéta : cest impossible. vous préférez donc que je meure ? si vous le voulez, me dit-il, nous irons dans un autre pays ; mais en france, jamais ! ainsi, il préfère sa tranquillité à ma guérison. malgré sa générosité, il y a là un égoïsme révoltant, un ressentiment qui, ce me semble, doit alléger un peu ma reconnaissance. depuis que jai parlé de retourner en france, ses regards, comme sa contenance, sont gros de réticences et de reproches ; il semble redevenu soupçonneux, et lorsquil fixe sur moi sa grande pupille, jéprouve par tout le corps un frisson de peur. ce matin, jai pu sortir. jai vendu mes diamants pour trois mille francs, qui suffiront à payer ma traversée. puis jai retenu secrètement une place sur le second paquebot. celui qui vous portera ma lettre, ne me devancera que de huit jours. je vous en supplie, robert, par amitié pour moi, venez mattendre au havre. si jarrivais en france sans voir une figure amie, jéprouverais une impression trop douloureuse. enfin, malade comme je le suis, jaurai peut-être besoin de secours. je vous serai aussi fort obligée de mavancer une somme dargent, que je vous rendrai dès que jaurai régularisé ma situation vis-à-vis de mon mari ; car jai lintention, sil ne veut pas me rejoindre, de réclamer ma dot ou une pension qui me permettra de vivre loin de lui. à bientôt, bientôt. en traçant ces mots, mon cœur bat à se rompre. ah ! pourvu que jarrive ! au revoir, robert ! robert ! noubliez pas la pauvre femme qui vous a tant aimé. juliette. mais comme juliette ne comptait pas absolument sur robert, elle écrivit une seconde lettre à monsieur rabourdet : monsieur, je retourne en france, seule ; car mon mari refuse de maccompagner. vous mavez autrefois offert vos services avec tant de désintéressement et de bonne grâce, que, parmi tous mes anciens amis, vous êtes le seul à qui jose madresser, et sur lobligeance duquel je compte entièrement. ce qui minspire cette confiance, outre la noblesse, bien connue de votre caractère, cest laffection que vous mavez témoignée, affection dont je suis aussi flattée que reconnaissante. je pense vivre modestement, avec une grande économie. ne pourriez-vous me louer un appartement de deux à trois mille francs dans lune de vos maisons, et me prêter dix mille francs qui me suffiront pour la première année ? je vous les rembourserai dès que je rentrerai en possession de ma dot, ce qui ne peut tarder un an. jarriverai au havre le 12 janvier, et serai à paris le 13. je vous préviendrai immédiatement. recevez à lavance, monsieur, lassurance de ma profonde gratitude. juliette. le jour du départ arrivé, juliette se dit plus souffrante que de coutume. étienne crut quelle avait un peu de fièvre. son regard était ardent ; ses joues, ordinairement si pâles, étaient dun rose vif. elle avait en effet la fièvre, la double fièvre de lespoir et de langoisse. pourrait-elle mener à bien son projet dévasion ? dès quétienne, après lui avoir dit bonsoir, eut fermé la porte, dès quelle entendit son pas séloigner, elle sélança hors du lit, jeune, alerte, vigoureuse. il semblait que toute son ardeur et toutes ses forces lui fussent revenues, comme par miracle. elle shabilla à la hâte. puis elle entassa pêle-mêle dans un portemanteau les objets disposés à lavance. le plus léger bruit la faisait tressaillir, lui causait comme des défaillances : car étienne pouvait rentrer. sa petite malle terminée se trouva trop lourde ; elle ne put la soulever. elle rejeta dehors quelques effets au hasard. puis elle alla au berceau de sa fille, en souleva le rideau. lenfant souriait dans son sommeil. à la vue de ce joli visage rose, de ce charmant petit être, si confiant au bonheur, son amour maternel se ré veilla impérieux, passionné. elle éprouva, dans ses entrailles de mère, un déchirement suprême. elle se laissa tomber à genoux, entoura la couchette de ses bras, attacha ses lèvres à la petite main potelée qui reposait sur le bord du berceau ; et le cœur gonflé, les yeux pleins de larmes ; non, non, murmura-t-elle, je ne veux pas te quitter. je ne le puis, je ne le puis pas. en cet instant, une poignée de sable jetée du dehors frappa la vitre. elle tressaillit. cétait le signal de lhomme qui venait chercher ses effets. elle alla à la fenêtre ; puis elle revint au berceau. mais ce ne sera quune séparation de quelques mois, pensa-t-elle ; car étienne viendra me rejoindre. elle baisa encore lenfant, aspira sa douce haleine. ah ! si je la regardais plus longtemps, dit-elle, je ne partirais point. elle posa sur la table une lettre à ladresse détienne, souffla sa lumière, et sans se tourner du côté de lenfant, se dirigea à tâtons vers la porte. mais elle tremblait si fort que ses genoux sentrechoquaient, et ne pouvaient la soutenir. elle entendait, dans le silence de la nuit, les battements de son cœur. elle passa devant la chambre détienne. ce fut une nouvelle épreuve. involontairement, elle sarrêta, appuya sa tête contre la porte, et étouffa un sanglot. pauvre étienne ! soupira-t-elle. elle continua sa route, dune main portant péniblement sa malle, de lautre se soutenant à la muraille. elle arriva dans la rue. là, sa poitrine crispée par tant démotions se dilata, et aspira lair à pleins poumons. cétait lair de la liberté. enfin ! sécria-t-elle. lhomme qui lattendait, prit le portemanteau. allons, allons vite, lui dit-elle en espagnol. elle craignait quétienne ne se fût éveillé, ne leût entendue, ne suivît ses traces. maintenant elle courait presque, tant il y avait de ressources nerveuses dans cette femme tout à lheure mourante. bizarre créature, en effet ; capable de toutes les énergies, comme de toutes les faiblesses ; inconséquente comme tous les êtres passionnés, que dominent à la fois plusieurs sentiments ! elle avait une réelle amitié pour étienne, un réel amour pour son enfant ; mais elle était encore plus amante que mère. vers trois heures du matin, étienne séveilla, pensa à sa malade quil croyait avoir laissée plus souffrante que de coutume. il se leva, et, doucement, alla écouter à sa porte pour savoir si elle reposait. la porte était entrouverte. il entra, et vit çà et là des objets épars. il courut au lit de juliette. ce lit était vide. que signifiait cette sortie nocturne ? la possibilité dune fuite ne lui vint pas à lesprit. cependant un vague et horrible pressentiment loppressait. il souleva le rideau de lenfant qui dormait toujours. il aperçut sur la table la lettre quy avait déposée la fugitive. il la saisit avidement ; mais au moment de louvrir, il ne put pas. ses bras retombèrent. quallait-il apprendre ? il lut enfin. pardonnez-moi, étienne, la grande douleur que je vais encore vous causer. je pars, je retourne en france, car je ne puis vivre ici. je meurs lentement, et je me sens trop jeune encore pour accepter la mort. vous comprendrez, je lespère, cette résolution extrême dune mourante qui se cramponne à la vie. cest chez moi une conviction intime, instinctive, que je ne guérirai que là-bas, et je veux guérir. vous avez refusé de my conduire ; cest pourquoi je pars seule, sans vous prévenir ; mais je désire ardemment que vous veniez my rejoindre, que vous mameniez ma fille. ma fille ! ah ! si vous saviez avec quel déchirement je la quitte, et quelle confiance il faut que jaie en votre cœur pour vous la laisser ! sans doute je vous dois une grande reconnaissance pour votre infinie mansuétude, surtout pour la tendresse que vous montrez à cette enfant. merci à genoux, merci ! de ne pas la rendre responsable de ma faute. vous navez pas voulu me pardonner à demi ; vous me pardonnez jusque dans mon enfant. aussi, on dirait quelle comprend linépuisable bonté de votre cœur. elle vous aime plus que moi. cest vous quelle appellera à son réveil, cest à vous quelle tendra les bras. étienne, ne repoussez pas ma petite juana ; car elle est innocente, elle. vous ne voudrez pas non plus men séparer à jamais ; vous ne voudrez pas que je meure sans la revoir. au moment de vous quitter, je fais, croyez-le, un retour bien douloureux sur le passé. je sens profondément mes torts. et cependant, il y a bien de la fatalité dans votre malheur et dans le mien. si je vous ai fait souffrir, ce nest pas sans souffrir moi-même. hélas ! nous nétions pas faits lun pour lautre. quand je vous ai épousé, je vous ai trompé sans doute, puisque je ne vous aimais pas comme vous maimiez ; mais je ne croyais plus aimer robert, je croyais le haïr. le monde dailleurs nadmet-il pas ces mariages de pure convenance dans lesquels lamour nentre point ? enfin, je ne me connaissais pas. pouvais-je supposer quil y eût en moi tant de passions mauvaises ? je ne sais par moment quel démon me possède ; limpureté est dans mon âme, quoi que je fasse. jai voulu la combattre en vous aimant, en aimant ma fille. je sentais que ces douces affections meussent purifiée, réhabilitée. eh bien ! elles nont pu remplir ma vie. cest le vide, cest lennui qui me tuent ; il me faut le bruit, le mouvement, les dissipations et les plaisirs dune vie mondaine. vous le voyez donc, cest ma nature qui est pervertie, mon imagination qui est dépravée, et non mon cœur, qui vous aime profondément, sincèrement, et qui souffre de vous causer un chagrin. lorsque je pense à la douleur que vous éprouverez dans un moment, il se serre à me faire mal. pauvre étienne 1 ah ! oui, je suis indigne de vous. jembrasse vos genoux avec respect. bon et cher cœur, pardonnez une dernière fois à votre juliette, bien coupable, mais bien reconnaissante. je vous dis au revoir, non pas adieu. si jarrive vivante, dès que je serai là-bas, je vous écrirai. quand il eut achevé la lecture de cette lettre, étienne, étourdi par le choc, resta quelques instants immobile, la prunelle fixe ; et de temps à autre il criait : juliette, juliette ! puis tout à coup il se leva ; une pensée domina le tumulte de son esprit : lempêcher de partir, lui dire ce que par une générosité exquise, il lui avait laissé ignorer jusqualors, cest-à-dire le scandale causé par le procès bassou, sa réputation compromise, partant limpossibilité pour eux de rentrer en france. il courut au port. les premières lueurs du jour blanchissaient le ciel, et éclairaient la majestueuse embouchure du fleuve. il senquit du paquebot qui partait pour la france. on lui montra à lhorizon un point noir. il y a une heure, lui dit-on, que lespérance a levé lancre. il sappuya contre un ballot de marchandises, et son regard se fixa sur ce point, qui peu à peu diminua, et enfin disparut. alors, il revint chez lui, dans la chambre de juliette. il vit sur un fauteuil la robe quelle avait quittée la veille. il la saisit, la pressa convulsivement contre sa poitrine, contre ses lèvres. et puis il la déchira avec une sorte de rage. lenfant se mit à crier. étienne, furieux, courut au berceau, rejeta le rideau, leva sa main crispée, prête à frapper. mais lenfant souriant à travers ses larmes dit : papa ! étienne alors laissa retomber sa main, prit lenfant dans ses bras, la serra sur son cœur. il sanglotait. robert, après avoir reçu la lettre de juliette, se rendit chez pierre fromont. il le trouva bourru, morose. quas-tu, lui demanda-t-il, le rubicon est-il franchi ? quel rubicon ? le rubicon de la popote. je suis plus que jamais ennemi du mariage, du ménage et de la famille. et cependant, malgré tes théories échevelées, je doute quil y ait au monde un monogame de ta force. avoue que tu aimes toujours ton ingrate. cest possible ; mais je mets les principes au-dessus des sentiments. alors, quest-ce qui te donne cet air renfrogné ? je viens de jeter mon perroquet par la fenêtre, et jai battu jocko. quont-ils donc fait les malheureux ? ils magacent, lun, avec son éternelle chanson : jai du bon tabac ; lautre, avec ses grimaces. je me suis surpris tout à lheure faisant les mêmes grimaces que jocko. et il me regardait dun air si narquois, si outrecuidant, que jen étais à me demander sil naurait pas la prétention de refaire à son usage le système de darwin, de se croire, lui, singe, un homme perfectionné. pour le ramener à lhumilité, je lai mis en pénitence. tiens, regarde-le, qui me fait des pieds de nez. en effet, jocko, juché sur la corniche dun buffet antique, se livrait, vis-à-vis de son maître, aux ironies les moins respectueuses. que les singes sont des gens heureux ! soupira robert. au moins, ils nont pas inventé une civilisation où les jouissances sont mesurées, non selon lampleur des capacités, mais selon le volume de métal quon a en poche. et surtout, ajouta pierre, ils nont pas inventé le mariage. oui, une belle trouvaille, reprit robert. ah ! mon cher, tu as raison, résiste, résiste. que tarrive-t-il donc à ton tour ? il marrive que je suis sur le point de me démarier, autant du moins que faire se pourra. que dis-tu ? avant de mengager dans ces liens odieux, jétais à peu près honnête homme. maintenant, je suis forcé de me considérer comme un chenapan. dabord, jai rendu ma femme très-malheureuse ; mais cétait prévu. en outre, jai gaspillé sa dot. comment, les six millions ? javais des dettes, que jai payées ; puis jai pris au bout. tu sais que rien au monde ne mest répulsif comme une règle darithmétique. quand jai de largent, je le jette par les fenêtres jusquà ce quil ne men reste plus. je nai pas dautre manière déquilibrer mon budget. jai vendu tout ce quil métait possible de vendre. il ne nous reste plus que lhôtel de la rue de berry, et 500,000 francs de valeurs à peu près entre les mains de monsieur rabourdet, qui refuse de sen dessaisir. je suis donc dans une dèche complète. que veux-lu que je fasse, avec 25, 000 francs de rente ? je sais bien que beaucoup de pauvres diables se contenteraient de ce morceau de pain ; mais pour moi, cest la misère. il faudrait mastreindre à de sordides lésineries ; il faudrait me dire à tout instant : si je dépense 10,000 francs à ce caprice, il ne me restera rien pour manger. alors, ne pouvant résister à mes fantaisies, je continue à les satisfaire avec la même facilité quelles me viennent ; et je me trouve, comme avant mon mariage, criblé de dettes. or, voilà les créanciers qui envahissent lhôtel. cest à fuir aux antipodes ; cest à souhaiter de redevenir sauvage ou singe, pour aller vivre dans les bois. pauvre malheureux ! ah ! ne te moque pas. ma vie nest pas gaie, va ! madame rabourdet me fait une mine longue comme ça. pour elle, jy suis habitué. car dès le premier jour, elle ma regardé comme un voleur qui venait lui dérober le cœur de sa fille. maintenant elle me hait. quant au beau-père, il était charmant avant lélection. tu sais quil comptait sur moi pour lappuyer auprès de la noblesse ; mais depuis… il a échoué ? à lunanimité. désastre honteux ! alors cest ma faute, bien entendu. jy ai mis de la négligence, je nai pas su intriguer. moi, intriguer pour un rabourdet ! je ne suis donc plus bon quà jeter aux loups. jai mal géré la fortune. il est vrai que je lai plus digérée que gérée. on me reproche le crime de bassou, le procès qui sen est suivi. tout cela ne mest pas dit en face ; ils savent bien que je ne le supporterais pas. mais ce sont des allusions indirectes, des regards haineux, des inflexions de voix acides, enfin tout un arsenal de petites épingles et daiguilles crochues, auprès desquelles un bon coup de poignard en pleine poitrine serait un bienfait. comment, ce sublime démosthènes, aux airs olympiens, posant pour les belles manières et les grands sentiments… est devenu méchant comme un mauvais roquet. sa nature primitive, sa vraie nature de cuistre a reparu. physiquement même, tu ne le reconnaîtrais pas. ce nest plus ce bel homme entre deux âges, pomponné, sanglé, toujours la bouche en cœur, portant beau, la figure rebondie. hélas ! son menton rejoint mélancoliquement sa poitrine ; ses joues pendent ; son ventre ballotte ; son œil, autrefois émerillonné, est terne, abattu ; sa bouche, triste ; ses cheveux sont presque blancs. si sa mauvaise humeur ne se tournait pas tout entière contre moi, je le plaindrais presque. et ta femme, de quel côté se range-t-elle ? pauvre femme ! elle voudrait protester, me défendre ; hélas ! ma cause est si mauvaise ! elle ne lose pas. elle est encore sublime de résignation, de dévouement ; mais on sent quelle naccomplit quun devoir. le saint enthousiasme est éteint. elle ne taime plus ? jen ai peur. alors reviens à elle sincèrement, reconquiers son amour. que veux-tu que jen fasse ? je lai cependant essayé une fois ou deux, et sais-tu à quelle humiliation je me suis exposé ? dès que je laborde avec tendresse, immédiatement elle me parle daffaires. la chère créature a deviné que je ne lavais épousée que pour sa fortune. et maintenant elle croit que chacune de mes protestations est intéressée. en un mot, je sens quelle me méprise, et je nai pas le droit de men offenser. en effet, tu nes guère non plus sur un lit de roses. ce nest pas tout, voilà juliette qui me tombe sur les bras. madame moriceau ! exclama pierre fromont avec un soubresaut. oui, elle mécrit quelle quitte son mari, quelle senfuit sans un sou, et elle me demande de lui prêter de largent, elle sadresse bien ! et daller lattendre au havre. comment ! elle arrive bientôt ? dans huit jours. or, je ne me soucie pas de renouer une intrigue avec elle. je ne puis aucunement lentretenir. après le scandale du procès bassou, il ne me manquerait plus quune affaire de ce genre. alors cède-moi ta place. jirai à sa rencontre, et lui porterai quelques milliers de francs en ton nom. toi ! merci, mon cher, merci ! ah ça ! tu es donc amoureux delle ? cest possible. et jamais tu ne men as rien dit ? je ne laime pas encore ; mais puisque loccasion se présente, je veux essayer. toujours pour oublier annette ? oui. et pierrot ? ne me parle jamais de lui. pourquoi ? parce que je déteste les enfants plus que jamais. tu te vantes. mais vois donc jocko. il lit ta correspondance, dieu me pardonne ! jocko, en effet, était assis devant le bureau de pierre. il avait ouvert le buvard, en avait éparpillé tous les papiers. dune main, il tenait une lettre froissée et jaunie ; de lautre, un de ces chiffons dont les peintres se servent pour essuyer les pinceaux. il semblait lire, et par intervalle se frottait les yeux avec ce mouchoir improvisé. pierre se retourna. à la vue des nouvelles singeries de jocko, il ne put sempêcher de rire et de rougir à la fois. je gage que cest une lettre dannette, sécria robert. il te la voit lire tous les jours, et sans doute quen la lisant, tu te sers dun mouchoir. ce singe est affreux, il suivra le perroquet, dit pierre, qui fit le geste de le frapper. le singe senfuit, laissant tomber la lettre. robert la ramassa. cétait une lettre de pierrot, si usée, à force davoir été tenue et embrassée peut-être, que les mots en étaient illisibles. robert la lut. mon cher papa, si tu voyais ton petit pierrot, tu ne le reconnaîtrais pas. on dit que jai lair si raisonnable que je ressemble à un petit homme. depuis que je ne te vois plus, je nai plus envie de rire ni de jouer, et maman pleure bien souvent. quand je lui demande pourquoi nous avons quitté le bel atelier où lon samusait, où il y avait des confitures et des joujoux, où il y avait petit père surtout qui nous aimait tant, elle ne me répond pas, elle pleure encore plus fort. elle me dit : sois bien sage, et nous y retournerons. mais voilà très-longtemps que je suis bien sage, petit père, je tassure. si cest toi qui nous as mis en pénitence, nous méritons bien den sortir. ton petit pierrot tembrasse à la pincette sur les deux joues et sur les œils. si tu ne veux pas que nous allions là-bas, viens nous voir. nous te pardonnerons, car nous taimons toujours de tout notre cœur. pierrot. laisse donc cette lettre, dit lartiste. elle a dû être revue et corrigée par annette. je naime plus cette femme. nous faire souffrir tous depuis deux ans, avec cet entêtement qui lui a pris tout à coup ! cependant… ne men parle plus. au fait, tu as raison : ne te marie pas ; cependant… tu mimpatientes avec tes cependant, laisse-moi achever : cependant quand on sest entendus pendant dix ans, il y a beaucoup de chances pour que lon continue à sentendre. cest tout le contraire. tu le vois bien dailleurs, puisque nous voilà brouillés. mais parlons, je ten prie, de madame moriceau. il alla retourner une grande toile sur laquelle robert, ébloui, vit une magistrale ébauche du portrait de juliette. il y avait là une splendeur de coloris inouïe, une hardiesse de lignes, une largeur de dessin vraiment admirables. eh bien ! dit-il, je trouve madame moriceau plus belle encore. je nai pas su rendre la passion de son visage pâle et de ses grands yeux sombres. retrouver cette expression, cest depuis deux ans mon idée fixe, un désir si intense, que je suis presque amoureux de cette femme, qui occupe ainsi ma pensée. voilà pourquoi je veux la voir, lui rendre service. je voudrais laimer éperdument. madame moriceau ne te fera pas oublier annette. tu laimeras autrement, dun amour exalté, dun amour dimagination ; mais le cœur ne sera pas pris. on naime avec le cœur que les femmes qui en ont. juliette est trop passionnée pour être aimante. nimporte ! pour le moment jai besoin de métourdir. me permets-tu daller lattendre en ton lieu et place ? sans doute, dit robert ; mais que pensera-t-elle de moi ? cest bon, jarrangerai cela. juliette arriva au havre complètement rétablie. la traversée et surtout le bonheur de revenir en france avaient opéré sa guérison. sans doute, pendant les premiers jours, le remords davoir quitté étienne, le souvenir de son enfant lavaient douloureusement obsédée. mais, peu à peu, en approchant du terme de son voyage, ses impressions pénibles sétaient effacées, pour ne laisser de place quà la joie. elle était plus belle quelle ne lavait jamais été. sa beauté, comme voilée de langueur, sans perdre son caractère passionné, avait une teinte de poésie et de sentiment qui en augmentait le prestige. la beauté des premières années, en effet, na ni ces ombres, ni cette flamme, ni ces hardiesses, ni ces mystères. en la voyant, pierre fromont, fasciné, honteux de sa laideur, se montra tout à fait gauche et timide. il balbutia les excuses de robert ; mais, à léclair qui passa dans les yeux de juliette, à la rougeur subite de son visage, il vit quelle nétait pas dupe de ce mensonge, et quelle attribuait labsence de robert à la vraie cause : son indifférence. elle reçut donc assez mal le pauvre pierre, à peu près comme un intendant ou un premier domestique. pendant le trajet du havre à paris, prétextant une grande fatigue, elle lui parla fort peu, et le remercia froidement. toutefois, elle lautorisa à revenir prendre de ses nouvelles. le lendemain matin, monsieur rabourdet, prévenu, vint la chercher à lhôtel dangleterre, où elle était descendue, et la conduisit dans un appartement, à la fois discret et somptueux, situé rue caumartin. il sexcusa galamment de navoir pu mieux faire. il eût voulu lui offrir lhospitalité dans lhôtel même de la rue de courcelles, quil possédait encore ; mais cet hôtel était loué pour une année. aussitôt vacant, il le mettrait à sa disposition. tout cela fut dit dune façon si respectueuse, que juliette ne put sen offenser. alors, le prenant pour confident, elle lui conta ses douleurs, ses ennuis, colora sa conduite des plus beaux sentiments, et lui protesta de sa reconnaissance sans bornes pour le service si désintéressé quil lui rendait. laimable rabourdet, subjugué par ce langage élevé et sentimental, par ces manières de princesse, quelle savait si bien prendre, était ému au point de sentir ses yeux se mouiller. il eût voulu mettre sa fortune entière aux pieds de juliette ; il y mit son cœur, sa vie, un dévouement à toute épreuve, accompagnés dune lettre de crédit illimité sur son banquier. juliette accepta, la rougeur au front et des larmes de honte dans les yeux. elle maudit de nouveau sa douloureuse destinée, qui la forçait de recourir ainsi à la générosité de ses amis. mais étienne ne la laisserait pas sans ressources. elle sacquitterait bientôt, et elle ne profiterait de ces offres quavec une grande réserve et dans la mesure de ce quelle pourrait rendre. elle mit une grâce si touchante dans ses remercîments que rabourdet la quitta, enivré et rajeuni. en effet, lamour de cette belle femme, de cette perle incomparable, le dédommageait de ses ambitions déçues. cétait une consolation inespérée. lidée de supplanter son gendre, dont il avait à se plaindre, accrut encore livresse quil ressentait de son futur triomphe ; car labandon avec lequel juliette lui avait fait ses confidences, la manière expressive dont elle avait accentué sa gratitude, ne lui laissaient aucun doute sur limpression quavait produite sa délicate munificence. cependant juliette voulait voir robert, et robert ne venait point. le malheureux avait caché à son ami fromont une partie de sa détresse et de ses fautes. repoussé par cora dercourt, dont la vertu était demeurée inflexible, il sétait jeté plus que jamais dans la dissipation. cétait actuellement une femme du demi-monde qui loccupait et le ruinait. la belle toto était la splendeur du moment ; elle était célèbre sur le turf par ses chevaux, ses équipages, ses paris audacieux, ses diamants et ses cheveux rouges ; du reste, spirituelle autant quhabile, et aussi avare quavide. robert laimait parce quelle le trompait et lamusait. chez elle, en outre, on jouait gros jeu, et toute la jeunesse crevée, parieuse et chevaline sy donnait rendez-vous. jusqualors, robert avait dominé les femmes quil avait aimées. cétait à son tour de subir une domination. il semble que ce soit le châtiment de ces hommes qui, toute leur vie, se sont joués des femmes et de lamour, de tomber sous la tyrannie dune créature indigne. la belle toto traitait robert sans pitié, et il ne regimbait pas. quand elle linsultait, il lui baisait la main ; si elle le mettait à la porte, il rentrait par la fenêtre. il passait sa vie chez elle ; quelquefois même il restait plusieurs jours sans rentrer à son hôtel. cétait cette nouvelle passion qui lempêchait daller voir juliette. dailleurs, que lui dirait-il ? si elle voulait renouer, comme cela était certain, pourrait-il la repousser, dans lisolement où elle se trouvait ? et il ne voulait pas rompre avec toto ; car il était jaloux. un soir, il perdit 30,000 francs, et toto lui fit un affront sanglant : elle lui montra une broche de diamants quelle lui demandait depuis quinze jours, et quun seigneur russe venait de lui envoyer. il rentra chez lui humilié, découragé, malade. maintenant il haïssait et méprisait cette femme ; il eût voulu la broyer sous ses pieds, et cependant il navait quune pensée : éclipser son rival par un présent dune valeur double. enfin, les 30,000 francs quil avait perdus sur lhonneur, il fallait les payer ou se brûler la cervelle. il trouva chez lui plusieurs lettres de juliette quil nouvrit pas. il passa chez sa femme. marcelle était sortie. il vit sur un meuble de boule une cassette où elle serrait ses diamants. il ne pensa pas quil allait commettre un vol ; il se dit seulement quil contractait un emprunt, dont elle ne sapercevrait pas. il ouvrit la cassette, enleva une rivière de diamants et une couronne de comtesse du prix de 100,000 francs. il noffrit pas à sa maîtresse les bijoux de sa femme ; mais il les engagea pour la somme de 50,000 francs. il paya 30,000 francs les pendants doreilles, semblables à la broche de toto ; et, avec les 20,000 francs restants, il partit pour bade. deux jours après, il écrivait à marcelle : ma chère femme, cest à peine si jose encore vous donner ce nom. cest moi qui ai volé vos diamants ; nen accusez personne. je dis volé, car je ne me crois aucunement le droit de disposer de vos bijoux, pas plus que de votre fortune. si je me suis emparé de votre bien, ce nétait donc point que je prétendisse user du droit injuste que maccorde la loi ; non, jy ai été poussé par des entraînements plus forts que mon raisonnement, je dirai presque que ma volonté. mais peut-être, dans votre infinie mansuétude, trouverez-vous que cette faiblesse de caractère mérite votre pitié. quoi quil en soit, jexpie durement mes fautes. javais à payer une dette de jeu, une dette dhonneur. pour me sauver, il ne me restait quune ressource, jouer encore. jai donc engagé vos diamants, que je comptais pouvoir racheter, et je suis parti pour bade. jai tout perdu, et si vous ne me venez en aide… quallais-je écrire ? un mot qui vous eût bouleversée… je connais, ma chère femme, votre générosité. je sais quil suffit de vous exposer mon embarras, et que vous ferez limpossible pour venir à mon secours, quels que soient mes torts envers vous. ne vendez pas vos beaux bijoux. engagez-les seulement ; je suis sûr, dans huit jours, de pouvoir les racheter. merci encore. je baise humblement vos pieds, ma divine marcelle, ma seule consolation. ce que je noserais plus vous dire, je vous lécris encore. tu es, je te le jure, la seule femme que jaie réellement aimée, la seule à qui je puisse confier mes faiblesses, parce que tu es la seule assez bonne, assez aimante pour les excuser. ton robert. quand marcelle reçut cette lettre, elle resta un instant stupéfiée. cet homme, autrefois placé si haut dans son esprit, cet homme dérobait des dia mants comme un voleur ; et il shumiliait, et il mentait pour obtenir, non pas son pardon, mais de largent. elle se demanda avec une sorte de terreur sil ne pourrait descendre plus bas encore. pendant quelle songeait, son fils vint la tirer par sa robe. elle abaissa les yeux vers lui, et fut frappée en cet instant de sa ressemblance avec robert. ô mon dieu ! murmura-t-elle en le serrant avec effroi contre sa poitrine, ne lui donnez pas aussi les passions de son père. elle se leva, prit le reste des bijoux, alla chez son bijoutier, emprunta 30,000 francs quelle envoya à robert avec ces simples mots : jai fait ce que vous mavez demandé. je vous envoie tout ce que jai pu obtenir. je souhaite que cette somme vous suffise. puissiez-vous nous revenir bientôt ! le petit réclame souvent son père, et vous embrasse de tout son cœur. marcelle. trois jours après, robert revint, en effet, mais sans un sou. il était complètement abattu par ce dernier revers. il savait que monsieur rabourdet rachèterait les diamants de sa fille, mais refuserait de largent. cependant, il ne pouvait reparaître chez toto sans avoir payé sa dette de jeu. une seule ressource lui restait : vendre lhôtel. depuis longtemps il y pensait ; mais il nosait demander la signature de marcelle. dailleurs, comment se résoudre à mettre sa femme hors de chez elle ? en revoyant marcelle, il eût voulu se jeter à ses pieds ; il fut retenu par la gravité, par la sévérité de son accueil. elle ne lui adressa pourtant aucun reproche. il rentra dans son appartement. désespéré, las de vivre, il avait perdu cette énergie nerveuse qui lui permettait autrefois de réagir si gaiement contre les mauvais tours du sort. depuis une demi-heure il était devant son feu, les pieds sur ses chenets, regardant les tisons dun œil vague et morne, dans lattitude, en un mot, dun homme accablé sous le poids de linfortune, quand on annonça pierre fromont. juliette, ne recevant aucune réponse à ses lettres, lenvoyait à robert comme ambassadeur. ah ! te voilà ! fit machinalement robert. es-tu malade ? demanda pierre, surpris de lui voir ce visage atone. oui, très-malade. quelle maladie ? une maladie mortelle : le dégoût de la vie. tu nas donc plus dargent ? je suis ruiné, archi-ruiné. jai tout perdu : lhonneur, lamour de ma femme et lestime de moi-même. et toto peut-être ta mis à la porte ? cela mest égal ; je ne laime plus. eh bien ! mon cher, en revanche, juliette taime toujours. cest elle qui menvoie. cest bon ! jirai lui faire mes adieux. pauvre femme ! encore une victime du mariage. mais il me semble que cest plutôt le mari quil faudrait plaindre. ah ! tu crois cela, toi ? le mari est comme marcelle. ils ont souffert, sans doute ; mais ils nont pas, comme juliette et moi, à se débattre contre leurs passions et contre les entraves du lien conjugal. enfin ils ont pu conserver lestime deux-mêmes. ils nont à se reprocher aucune souillure, tandis que nous… ah ! jen ai assez de la vie ; elle nest supportable quavec beaucoup dargent. autrement, cest un tissu de douleurs, de privations, dhumiliations surtout. et comme ma ruine est aujourdhui irrémédiable… eh bien ? eh bien ! je songe à me faire sauter la cervelle. allons ! tu me rassures, répondit fromont. quand on songe vraiment au suicide, on nen prévient personne. si jen parle, cest que je regarde cette manière den finir comme la plus simple et la plus naturelle. la mort subite nest-elle pas cent fois plus enviable quune mort amenée par la maladie ? entre une tuile qui me tomberait sur la tête et un coup de pistolet, il ny a ; quune insignifiante différence. le premier genre de mort est leffet du hasard ; le second est leffet de ma volonté, dominée, elle aussi, par le hasard des circonstances. quest-ce que la vie après tout, puisquun accident si mince peut la briser ? limportance que les hommes attachent à lexistence, tient à leur immense orgueil. que sommes-nous, hélas ! dans le mouvement universel ? qui donc sapercevra que demain jaurai cessé dexister ? ah çà ! robert, parles-tu sérieusement ? très-sérieusement. je suis inquiet de tentendre discourir ainsi ; car jai remarqué que tu ne raisonnes jamais que lorsque tu vas commettre une sottise. cest sans doute, répliqua robert en souriant tristement, parce que jai besoin de me prouver à moi-même que cette sottise est chose raisonnable. voyons, tâchons de causer sensément. plaie dargent, dit-on, nest pas mortelle. diable ! comme tu y vas ! se tuer parce quon na plus que 25,000 fr. de rente ! si tous ceux qui ne les ont pas, se brûlaient la cervelle, combien resteraient debout ? dis-moi que tu éprouves un moment dennui, difficile à passer. non, ce nest pas cela seulement. dailleurs, il ne me reste même pas ces 25,000 fr. de rente ; car jai encore des dettes, et le sieur rabourdet se propose de plaider en séparation. ta femme ny consentira pas. eh bien ! quoi ? tu veux que je continue à mhumilier ainsi, à soutirer à cette femme angélique jusquà son dernier sou ? et puis ce nest pas tout, je vieillis, je suis vieux. as-tu bien trente-cinq ans ? trente-sept, mon cher, et je ne puis me résoudre à vieillir. vois-tu sous mes yeux ces petites lignes encore minces, mais menaçantes ? vois-tu ces fils blancs dans mes cheveux ? mes yeux rapetissent sensiblement, et lautre jour, en parlant devant ma glace, il ma semblé que ma bouche se tordait un peu. enfin, signe plus caractéristique, deux échecs en un an ! madame dercourt sest moquée de moi, on ne peut plus agréablement, cest vrai ; mais elle sest moquée de moi. puis toto me traite comme un valet, et me trompe outrageusement. hélas ! cest à ces sortes de déceptions quun homme reconnaît réellement quil baisse. dans un an ou deux, on mappellera un vieux beau. les femmes que jaimerai, car jaimerai toujours, je suis de ceux dont le cœur ne vieillit pas, ces femmes, je les verrai me préférer des clercs davoué de vingt-cinq ans. oh ! honte ! tu las dit souvent : je suis un artiste, un apôtre de lamour. je dois tirer le rideau au beau moment, au sommet de ma gloire, et ne pas me laisser voir dans ma décrépitude. je trouve que jai déjà trop attendu. tu es superbe ; vrai, tu es superbe. dans ton genre, tu es un héros. je tadmire, je tapprouve. retire-toi de cette vie daventures, deviens un bon bourgeois. il est temps. mets au monde encore une demi-douzaine denfants, fais-toi patriarche, fonde une dynastie, puisque tu nas pas contre les enfants les mêmes préventions que ton serviteur. tel est, le genre de suicide que je te conseille. comment, cest toi, toi dont toute la philosophie se base sur la fatalité des organisations, qui viens me prêcher cette sorte dhuîtrification ? allons ! reprit pierre, puisque tu plaisantes, me voilà plus tranquille, et jespère que tes idées noires vont senvoler au premier rayon du soleil. le soleil, en effet, voilà la seule bonne chose de la vie, la seule jouissance qui ne laisse après elle aucune amertume, la seule que je regretterai. et lamour ? ingrat ! viens voir juliette, ne fût-ce que par reconnaissance. tes affaires ne marchent donc pas ? elle a consenti hier à poser pour son portrait, mais seulement si je tamenais chez elle. tu le vois, de gré ou de force, il faut que je ty conduise. cest bon, jirai pour te rendre service. pourrais-je saluer ta femme ? si tu veux. mais ne lui dis pas un mot de notre conversation. sois tranquille. pierre entra chez marcelle. il connaissait assez robert pour savoir que son ami méditait sérieusement un suicide. il crut, devoir communiquer ses craintes à madame de luz. cette révélation bouleversa marcelle. elle se leva par un soubresaut, puis elle retomba. se tuer ! dit-elle. ah ! je devine. mon dieu ! mon dieu ! elle courut à lappartement de robert, lenlaça dans ses bras. robert, vends tout, tout. te faut-il une procuration ? tout ce que je possède est à toi. le lendemain, robert avait une procuration en règle pour vendre lhôtel. huit jours après, il le cédait, au prix de 400,000 francs, à un monsieur robinet, agent daffaires, qui nétait que le prête-nom de mlle zoé coulon, autrement dite la belle toto. marcelle dut ainsi céder la place à la maîtresse de son mari. or, toto, quand il sagit de payer, sut reconquérir lamour de robert, et elle ne paya point. il resta donc avec ses dettes. seulement toto lui fit la grâce de lui offrir un logement gratuit dans son hôtel. robert passa ainsi pour avoir chassé sa femme de sa maison, afin dy installer sa maîtresse. marcelle le crut aussi. ce dernier outrage combla la mesure. sur les instances de monsieur et de madame rabourdet, madame de luz se décida enfin à rentrer avec eux rue de provence et à déposer au parquet une demande en séparation. cependant robert, malgré sa promesse, nétait point allé voir juliette. elle aussi commençait à expier ses fautes. depuis son retour en france, elle avait subi une série dhumiliations et de déboires. la première déception, la plus poignante, cétait labandon de robert, dont elle avait appris enfin les relations avec la belle toto. la seconde, cétait le silence détienne, qui navait pas daigné répondre à ses lettres. puis cétait lamour de monsieur rabourdet chaque jour plus explicite, plus pressant, et quelle ne pouvait repousser entièrement, sous peine de rester sans ressources. enfin, une blessure plus récente avait achevé de labattre. ignorant le retentissement scandaleux quavait eu le procès de bassou, elle avait cherché à renouer ses anciennes relations et envoyé des cartes ; mais ces cartes étaient restées sans réponse. elle fit des visites. on la reçut avec froideur. dans certaines maisons même on léconduisit. que signifiait cet ostracisme ? son retour en france était-il mal jugé ? connaissait-on lhospitalité que lui accordait monsieur rabourdet ? abandonnée de tous, désespérée, elle se jeta dans les bras de pierre fromont, que pourtant elle naimait pas. elle subit la cour de monsieur rabourdet, qui lui faisait horreur. robert avait pris un appartement modeste, place de la madeleine. il commençait à accepter une pauvreté relative. de temps à autre, il recevait de largent dune main inconnue. qui lui adressait cet argent ? il devina la main généreuse de marcelle. pauvre marcelle ! en pensant à lui, elle était prise de vagues terreurs. quallait-il devenir ? elle le savait, dans un besoin dargent, capable de tout, et elle ne le voyait plus ; mais elle lui écrivait quelquefois. elle croyait ne pas devoir labandonner entièrement, afin quil sût à qui recourir en cas dextrême détresse. robert, lui, était toujours à peu près dans la même disposition desprit. dégoûté de la vie quand sa bourse était vide, il reprenait goût à lexistence, dès quelle était remplie. tantôt il gagnait au jeu, tantôt il perdait. et, selon la perte ou le gain, il se voyait repoussé ou favorablement accueilli par zoé coulon. il avait aimé dans nana la bonne fille gaie, un peu folle. ce qui le subjuguait dans toto, cétait sa perversité raffinée et couverte, son air royal, son regard impérieux et méchant. plus elle le maltraitait, plus il semblait sattacher à elle. un soir pourtant, elle labreuva de tant doutrages quil sortit de chez elle avec la résolution héroïque de ny jamais rentrer. pour oublier cette fille, qui se jouait de ses souffrances, il se décida à revoir juliette ; il tâcherait de ranimer cette ancienne passion. dès le lendemain soir, il se dirigea rue caumartin. mais en route, prévoyant une scène de larmes, de reproches, prévoyant que juliette allait se jeter à son cou, lui témoigner un amour que peut-être il ne partagerait plus, il faillit rebrousser chemin. juliette avait cessé de lattendre. elle se tenait au salon, étendue sur un divan. sa robe de velours noir faisait ressortir la pâleur délicate de son teint et le sombre éclat de ses yeux. quand on annonça monsieur de luz, elle se dressa comme soulevée par un choc galvanique. je ny suis pas pour monsieur de luz, dit-elle très-haut, de façon à être entendue de robert. puis elle retomba, accablée par le sacrifice quelle venait de faire à son orgueil. mais robert, forçant la consigne, entra et se précipita à ses pieds. juliette ! juliette ! sécria-t-il, embrassant ses genoux. la tête renversée, les yeux fermés, elle restait immobile, comme paralysée par une émotion quelle voulait cacher. je ne vous aime plus, dit-elle enfin dune voix étouffée. depuis que je vous connais, je souffre par vous. vous avez fait de moi la dernière des femmes. savez-vous ce que je suis ? savez-vous où ma poussée votre abandon ? je suis… elle sarrêta, rejeta des deux mains ses cheveux en arrière. elle se leva et séloigna de robert. non, nachevez pas, juliette. jai peur de comprendre, dit robert en jetant un regard sur les splendeurs de lappartement. que comprenez-vous ? fit-elle en le toisant fièrement. il se rapprochait. navancez pas. il ny a plus rien de commun entre nous. adieu ! elle voulut se retirer ; mais des liens irrésistibles lenchaînaient à sa place. elle fit pourtant quelques pas, chancelante, alanguie. sa figure pâle, émue, était alors dune beauté si souveraine, que robert, lui aussi, invinciblement attiré, sélança vers elle, la prit dans ses bras, la ramena au divan, se prosterna à ses pieds, couvrit ses mains de baisers violents. enveloppée, aveuglée par les flammes de cet amour, quelle ne pouvait vaincre, juliette pardonna. marcelle obtint gain de cause. la séparation de corps et de biens fut prononcée. du reste, robert ne se défendit pas. il acceptait même avec bonheur cette sorte de divorce. en se retrouvant libre, il se sentit comme rajeuni, ressuscité. marcelle, au contraire, quoique guérie de tout amour, éprouva de cette séparation une amère tristesse. bien quen réalité elle fût veuve, le monde lui faisait un devoir de ne plus aimer, de rester fidèle à un homme qui, lui, avait manqué à tous les serments et à tous les devoirs, à un homme qui avait brisé sa vie et son cœur. elle prit son enfant, le serra passionnément dans ses bras, et pleura longtemps. cet enfant avait quatre ans alors, et dans trois ans le père pourrait le lui prendre. depuis quelle plaidait, elle navait pas revu robert. peut-être conserverait-il quelque ressentiment de ce procès, et un jour, par vengeance, réclamerait-il lenfant. elle pensa dabord à lui écrire ; mais une froide lettre ne saurait le convaincre, lattendrir, comme la vue de ses larmes, de sa profonde douleur. elle se résolut à laller voir. robert la reçut avec une politesse parfaite, quoi quun peu cérémonieuse. pendant quelques instants, tous deux, embarrassés, gardèrent le silence. robert, le premier, surmonta cette contrainte. eh bien ! madame, dit-il avec respect, à quoi dois-je lhonneur de votre visite ? vous men voulez beaucoup de ce procès ? dit-elle toute tremblante. moi, vous en vouloir ! je sais bien que vous ny êtes pour rien. alors, appelez-moi votre amie, robert, car je veux à tout prix conserver votre amitié. mon amie ! oh ! oui, fit-il avec un soupir. ma meilleure et ma plus chère amie, je vous le jure. ainsi, reprit marcelle, je ne serai pas désormais pour vous, comme je le redoutais, une étrangère. vous me garderez un affectueux souvenir. comment ! sécria robert vraiment touché, cest vous qui venez me demander cela ? nest-ce pas moi qui dois me mettre à vos pieds, vous implorer, afin que vous ne me retiriez pas toute estime et toute affection ? votre générosité me confond, mécrase. quel homme eût pu être digne de vous ? je me suis conduit à votre égard comme le dernier des misérables ; et ce nest pas seulement votre pardon que vous maccordez, vous venez moffrir votre amitié ! et aussi je viens, dit-elle hésitante, vous demander si vous me laisserez mon fils. comment, vous auriez pu supposer un moment que, me prévalant du bénéfice de la loi, jirais vous enlever votre enfant ? pour quel homme me prenez-vous donc ? je le sais, je vous ai donné droit aux soupçons les plus injurieux. mais, au moins, faites-moi la grâce de penser que je ne suis pas un méchant homme. je suis faible seulement, incapable de résister à mes passions. ces passions impérieuses mont rendu parfois égoïste, dur envers vous. mais, avez-vous pu croire que froidement, de propos délibéré, je vous causerais la plus grande des douleurs en vous prenant ce que vous avez de plus cher au monde, votre enfant ? je craignais, javais peur. je me disais : si pourtant il laime autant que je laime, moi, peut-être un jour, triste, malheureux, voudra-t-il avoir aussi son fils pour le consoler. car, enfin, puisque la loi vous en accorde le droit… encore une fois, non ! est-ce que le droit du père peut balancer un instant celui de la mère ? si la loi le fait prévaloir, cest que les hommes seuls ont fait le code. mais croyez, marcelle, que malgré mes fautes, il y a encore dans mon cœur quelque justice. or, que suis-je à cet enfant ? quai-je fait pour lui ? que ma coûté sa création ? vous, au contraire, vous avez souffert par lui, avant même sa naissance ; et, depuis quil est au monde, ne lavezvous pas enfanté cent fois par toutes les inquiétudes, les douleurs morales quil vous a causées ! jamais, soyez-en sûre, bien que la loi my autorise, je ne commettrai ce dernier vol, cette dernière iniquité, vous prendre votre fils, cest-à-dire votre substance même, votre propriété indéniable, votre unique consolation, jamais, marcelle, jamais ! je vous le jure sur tout ce qui me reste dhonneur et sur la vie même de notre enfant. merci ! ô merci ! dit la jeune femme en lui tendant la main. robert prit cette main, et la baisa avec une vive et réelle émotion. elle voulut se lever et partir, car elle-même se sentait fort émue. robert la retint. le passé fut évoqué. les jours de vrai bonheur avaient été rares ; mais marcelle en gardait le souvenir ineffaçable. elle en parla avec un regret touchant, une grâce attendrie. robert la regardait avec surprise. il lui trouvait une poésie nouvelle. cette femme, qui jusqualors ne lui avait paru quune frêle et charmante enfant, lui sembla grandie par la souffrance. il découvrit des séductions inattendues dans ses yeux plus profonds, un peu voilés maintenant par les pleurs quil avait fait verser, dans le triste et bon sourire de ses lèvres pâlies, et jusque dans ses traits déjà fatigués, portant la trace des chagrins quil avait causés. enfin, dégagé de ces liens, de ces devoirs si antipathiques à sa nature indépendante et mobile, il vit en marcelle une autre femme, une femme qui ne lui appartenait plus, et qui dès lors avait pour lui lattrait du fruit défendu. il sentit renaître son amour ; ou plutôt, pour la première fois, il éprouva auprès delle un trouble véritable. une fantaisie bizarre sempara de lui : il voulut reconquérir sa femme. il shumilia, implora ; il déploya cette éloquence passionnée et ces caresses de langage qui lui avaient si souvent ramené le cœur de marcelle. il devint pressant, audacieux même. marcelle crut à un caprice, à une dépravation. elle se leva toute pâle deffroi, toute frémissante. ne moutragez pas, dit-elle. il ne peut plus y avoir entre nous que de lamitié. si nous nous revoyons, comme je lespère, veuillez ne pas loublier. et elle sortit. robert resta un instant comme étourdi. ah ça voyons ! dit-il, est-ce que je serais amoureux de ma femme à présent ? mais oui, cest positif. me voilà tout ému, parole dhonneur ! jai voulu la séduire, je crois. en effet, ce serait piquant. bah ! quoique séparés, nous ne restons pas moins mariés. si je revenais à elle, il faudrait encore laimer éternellement. et dailleurs juliette… juliette est décidément la seule femme assez semblable à moi, assez asservie à ses passions, assez révoltée contre les lois du monde pour mintéresser sérieusement et longtemps. cependant, malgré lui, il pensa tout le jour à marcelle. marcelle, en rentrant chez elle, encore bouleversée de cette scène inouïe, trouva cora qui lattendait. eh bien ! lui dit son amie, jai appris ce matin la bonne nouvelle : tu as gagné ton procès. ah ! un triste procès, cora, et qui va me faire une vie bien désolée. quelle que soit la pureté de ma conduite, ma position restera fausse aux yeux du monde. la loi est cruelle. est-il juste que mon existence demeure à jamais enchaînée à celle dun homme qui na pas pris au sérieux ses engagements ? tu sais à quel point je suis constante, et si jeusse souhaité de rencontrer dans le mariage une affection durable. mais aujourdhui, je vois bien que tu avais raison, et que les liens indissolubles sont souvent un obstacle à la constance même et au bonheur. il est certain, répliqua cora, que si le mariage indissoluble était notre destinée naturelle, dieu ou la nature nous eût tous créés constants. mais cest là une vérité trop claire pour que les hommes la reconnaissent. quas-tu donc ? tu parais toute fiévreuse. marcelle raconta sa visite à son mari. jamais, ajouta-t-elle, il ne parut maimer autant. il taime, certainement. la perspective de te perdre lui fait apprécier enfin la valeur du trésor quil possédait. un moment jai cru quil avait besoin dargent, et que cette recrudescence de tendresse nétait quun calcul. tu ne connais pas encore ton mari, ma chère marcelle ; il est trop impétueux, trop fantaisiste pour être jamais un calculateur. il taimait tout à lheure, tout simplement parce quil ny était plus obligé. ce serait peut-être le moment de le ramener ; et si maintenant tu voulais suivre mes conseils… non, cora, non, il est trop tard. mon amour est éteint. peut-être renaîtrait-il ; mais, à présent, jai quelque tranquillité, et, après mes douleurs passées, ce calme est presque du bonheur. dailleurs, avec sa nature capricieuse, il naimerait pas long temps ; quinze jours peut-être, et je recommencerais à souffrir. non, oh ! non jamais ! je lui continuerai mon amitié, je laiderai autant quil sera en mon pouvoir ; japprendrai à mon fils à le chérir, à le respecter même ; mais cest tout ce quaujourdhui le devoir mimpose, et cest tout ce que je puis faire. pauvre femme ! tu as raison, dit cora. le mal, cest que nos lois, comme notre morale, veuillent ramener tous les hommes au même moule, sans admettre linfinie variété des caractères, tout aussi normale et légitime que linfinie variété des visages. une loi qui prétendrait soumettre les visages à un type unique, et qui déclarerait subversifs et punissables tous ceux qui sen écarteraient, ne me paraîtrait pas plus insensée que la loi qui prétend enserrer tous les amours dans des chaînes éternelles. au moins faudrait-il, quand, par exemple, deux natures tout à fait dissemblables se sont méprises en sunissant, quelles pussent se désunir et recouvrer la liberté. ah ! oui, je sais, tu prêches le divorce. eh bien ! nes-tu pas de mon avis maintenant ? maintenant, que ferais-je de cette liberté ? pour rien au monde, je ne voudrais me remarier ni aimer. aujourdhui, cest possible ; mais dans deux ou trois ans, quand tes plaies seront parfaitement cicatrisées, ton pauvre cœur, si jeune encore et si aimant, souffrira de lisolement. car rien ne soublie plus vite que la douleur ; et cest là sans doute un des plus grands bienfaits de la nature. comme marcelle secouait tristement la tête en signe de dénégation, un domestique annonça monsieur moriceau. monsieur moriceau, sécria marcelle qui tressaillit, faites entrer. elle alla avec empressement au-devant de lui. mais en le voyant, elle fit un haut le corps involontaire. cest à peine si elle pouvait le reconnaître. cora, elle aussi, le regardait avec stupeur et avec cette compassion respectueuse quinspire une infortune imméritée. les traits détienne portaient en effet lempreinte dun malheur navrant. ses yeux tristes étaient à moitié baissés : on eût dit quil craignait de rencontrer sur les visages un sourire railleur ou une expression de pitié. ses cheveux étaient blancs. je voudrais parler à monsieur rabourdet, dit-il après les civilités dusage. mon père est absent ; mais veuillez lattendre, je vous prie. il sassit, ne répondant que par monosyllabes aux questions affectueuses de marcelle. cora crut que sa présence lembarrassait, et se retira. dès quelle se trouva seule avec lui, marcelle lui tendit la main. monsieur moriceau, mon ami, mon seul ami, dit-elle, que je suis heureuse de vous revoir ! jai pensé à vous bien souvent. je voulais vous écrire, et je nosais pas. comme vous nécriviez pas vous-même, je me disais : cest quil est heureux, car on prétend que rien ne rend égoïste comme le bonheur. cest plutôt le malheur, madame, qui ma fait garder le silence. je vous sais si bonne, que je neusse point voulu vous attrister du récit de mes chagrins. ah ! oui, je sais, elle vous a quitté, elle est revenue seule. depuis six mois. et vous, depuis combien de temps êtes-vous de retour ? depuis trois semaines. depuis trois semaines je lépie, je me contiens, jai voulu savoir, je sais, dit-il. cest horrible. cette femme est la dernière des créatures. je ne la reverrai pas. elle ment avec tant dart, saccuse en termes si touchants, que peut-être me laisserais-je encore abuser par ses impostures et son faux repentir. alors dit marcelle anxieuse, que voulez-vous faire ? rassurez-vous, madame, je ne laime plus assez pour la tuer, elle et ses amants. ses amants ! exclama marcelle. ah ! cest vrai, vous ne pouvez savoir… elle a trois amants. vous vous trompez, peut-être. je suis sûr. je payerai ses dettes, car je ne veux pas quon puisse attribuer les désordres de ma femme à un manque dargent. je reviens de nantes, où je me suis procuré 200,000 francs, sa dot. je la lui rendrai ; jy ajouterai 100,000 francs, à une condition : cest quelle quittera mon nom, et me laissera lenfant. lenfant ? interrogea marcelle timidement. sa fille, qui nest pas la mienne. dans mon désespoir, pour avoir un être à aimer, je lai adoptée, pauvre petite ! elle me rappelle bien des douleurs : mais elle en est innocente, et elle maime, elle. pensez-vous retourner au brésil ? je ne sais pas encore ce que je ferai. il ne me restera quune fortune très-modique, 40,000 fr. de rente à peu près. cest bien strictement le nécessaire. jhabiterai paris ou peut-être la province, un endroit où je pourrai vivre inconnu. la curiosité du monde et sa pitié banale me seraient insupportables mais laffection dun ami, dit encore marcelle. hélas ! les amis sont rares ; et puis il faudrait. confier à cet ami mes secrets chagrins ; il faudrait enfin quil connût mon cœur ; et par nature je suis concentré, un peu voilé. lexpansion est pour moi un effort que je ne me sens plus capable de faire. jai trop souffert. mais un ami qui connaîtrait déjà votre vie, un ami qui aurait lu dans votre cœur, qui saurait tout ce quil contient de grandeur, de dévouement, de sentiments tendres et généreux, un ami qui déjà laurait entendu battre dans un moment de suprême douleur ; enfin, si cet ami… cétait moi, monsieur moriceau, ajouta-t-elle avec élan, en lui tendant ses deux mains ! vous ! vous ! balbutia étienne tout ému de surprise. il hésita pourtant. merci de cette offre si généreuse, reprit-il, merci de votre confiance, mais je ne puis accepter, madame. ainsi vous refusez, dit marcelle tristement. oui, madame. vous ne me jugez donc pas digne de votre amitié ? ah ! madame, une amitié comme la vôtre serait pour moi, croyez-le, un bonheur inespéré. mais votre générosité même me fait un devoir de refuser. jai pour votre caractère un si profond respect, vous méritez si bien lestime de tous que je craindrais les interprétations malveillantes du monde. un seul mot qui atteindrait votre réputation, serait pour moi le plus grand de tous les chagrins. certes, repartit marcelle avec dignité, il faut tenir à la considération du monde, et jy tiens autant que personne ; mais lamitié que je vous offre ne peut en rien porter atteinte à ma réputation. si je croyais que votre cœur comme le mien fussent encore accessibles à une affection plus tendre, je ne vous eusse jamais fait cette proposition. je sais tous les dangers de lamitié entre un homme et une femme encore jeunes ; mais nous avons trop souffert lun et lautre par lamour pour quun tel sentiment puisse renaître en nous. pour moi, je le disais, il ny a quun instant, à madame dercourt, lamour me fait horreur ; tandis quune douce amitié me serait un réel bienfait, et pourrait seule guérir des blessures qui saigneront longtemps encore. sans doute, madame ; mais le monde est sceptique. nous plaçant sur la même ligne que ma femme et votre mari, il nous confondrait tous deux, vous surtout, dans une même réprobation. eh bien ! je pense, moi, monsieur moriceau, que lorsque le monde est injuste, il faut avoir le courage de saffranchir de ses jugements. cest pourquoi je vous renouvelle ma proposition : voulez-vous être mon ami ? il hésitait encore. mais elle le rassura. ils prendraient des précautions dailleurs. elle avait lintention de vivre loin du monde. qui saurait à paris leur intimité ? en été, au lieu daller dans les villes deaux trop fréquentées, ils se réfugieraient dans quelque anse solitaire, et là, se livreraient ensemble et tout entiers à léducation des chers petits quils aimaient. ce serait désormais le but, le bonheur de leur vie. étienne ne demandait quà être convaincu ; il accepta. toutefois, il navait pas dit à marcelle tous les motifs de son hésitation. dans ce moment monsieur rabourdet entra. il était redevenu le beau, le majestueux, le sémillant rabourdet des meilleurs jours. en voyant monsieur moriceau, il tressaillit. cependant, il lui tendit la main ; mais étienne ne la prit point. je voudrais vous entretenir seul un moment, dit étienne. monsieur rabourdet sentit une sueur froide le couvrir tout entier. il le conduisit dans son cabinet. étienne commença ainsi : je viens, monsieur, régler votre compte avec madame moriceau. les jambes de monsieur rabourdet tremblèrent si fort quil sappuya à la cheminée. je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répondit-il. inutile de jouer létonnement, monsieur, je connais vos relations avec madame moriceau. monsieur rabourdet nia avec dautant plus dassurance quil nétait pas encore lamant heureux de juliette. il avait seulement des espérances, quil regardait déjà comme des réalités. ce nest point là la question que je viens vous adresser. je sais bien que, fussiez-vous lamant de ma femme, vous ne lavoueriez pas. voici ce que jai appris dune manière très-positive : vous lui louez un appartement quelle na pas le moyen de payer ; car cet appartement et son train de maison représentent au moins quarante mille, francs de rente. je dois vous prévenir quelle nen aura en réalité que quinze mille. veuillez donc me dire ce quelle vous doit. ne dissimulez pas un centime ; je tiens à vous payer intégralement. jusquà ce jour, je suis responsable des dettes de ma femme. demain, je ne le serai plus. je lui remettrai sa fortune, et lui rendrai sa liberté, en la prévenant quelle est dégagée envers vous de toute reconnaissance. voilà ce que je dois faire, et je le ferai. monsieur rabourdet sattendait à une provocation. quand il vit quil ne sagissait, en effet, que dun règlement de compte, il respira. toutefois, il essaya de nier encore que juliette lui dût quoi que ce fût. puisque vous ne voulez rien accepter, cest donc que vous êtes payé déjà, dit étienne terrible. mais, en cet instant, le doux souvenir de marcelle lui apparut, et se plaça entre lui et monsieur rabourdet. sa colère tomba. payez-moi donc, monsieur, dit démosthènes ; car je vous jure sur lhonneur que je ne suis pas lamant de madame moriceau. et il lui mit sous les yeux une lettre de juliette prouvant, en effet, quils nen étaient encore quau platonisme. ah ! tant mieux, dit étienne. en laissant échapper cette exclamation, il pensait moins à juliette quà marcelle, quil neût pu revoir dans cette maison du moins, si ses doutes eussent été fondés. six ans après les événements que nous venons de raconter, cest-à-dire lannée dernière, au commencement de juin, marcelle écrivait à étienne, alors à nantes : mon ami, je pars pour roscoff, où vous avez eu lobligeance de me retenir une chaumière ; mais vous ne me dites pas que vous en ayez retenu deux : cest là ce qui minquiète. la chaumière nest supportable quavec un cœur, et je ne puis me passer du vôtre. depuis votre départ, je suis obsédée par toutes sortes de diables bleus. pourquoi nous avez-vous quittés aussi brusquement le mois passé ? des affaires pressantes, disiez-vous. et puis vos visites plus rares cet hiver, et puis cette seule et unique chaumière, et puis vos lettres laconiques, et puis, et puis… je me fais tant et tant de questions, je me livre à des suppositions si fantastiques que je nen dors plus ; et lidée que vous avez peut-être un secret chagrin, môte lappétit. vous savez que votre amitié est mon seul bonheur en ce monde ; et si je devais la perdre… mais jai tort décrire cela. dabord ce ne sont peut-être que des chimères, que se forge mon esprit inquiet, dans la solitude absolue où je vis depuis votre départ. auriez-vous quelque projet, quelque affection, que sais-je ? mon dieu ! je suis folle. par donnez-moi. vous êtes si bon ! jen abuse pour vous tourmenter. non, il ny a rien, nest-ce pas ? vous maimez toujours comme votre meilleure amie, et vous ne mabandonnerez pas. vous viendrez à roscoff. je le veux, je le veux, je le veux. vous mavez tant gâtée depuis six ans que je ne mets plus de bornes à mes exigences. cest votre faute. dailleurs, que deviendrait mon charlot sans sa petite juana ? il la réclame tous les jours. cest au point que jen ai des impatiences. cependant juana me manque aussi. une idée qui me bouleverse, parce que je connais votre excessive délicatesse : auriez-vous entendu quelque propos sur notre intimité ? mais vous savez mes sentiments à ce sujet : quand on est fort de sa conscience et de son droit, il faut mépriser ce monde injuste et corrompu, ce monde si tolérant pour ceux qui se soumettent hypocritement à ses lois, et si sévère envers ceux qui marchent loyalement devant eux, sans se soucier de ses calomnies. dailleurs là-bas, à roscoff, nous serons heureux, tranquilles, ignorés. les bruits du monde ne pourront nous y atteindre. à bientôt, nest-ce pas, très-bientôt. car vous ne voudriez pas nous causer à tous un immense chagrin. marcelle. roscoff est un petit port de bretagne, encore inconnu de la gent élégante et joyeuse qui, chaque année, se répand sur les côtes de locéan. roscoff, dailleurs, par la sévérité de son aspect, ne plaît guère quaux artistes et aux âmes reployées sur elles-mêmes dans une grande pensée ou dans un grand sentiment ; car roscoff est à la fois affreux et splendide. ville noire. mer terrible. rochers sinistres. on arrive à roscoff, et lon sent son cœur se serrer. on y reste en voulant fuir. un charme secret vous y retient, vous y fixe, et lon saperçoit que ce coin sauvage possède dattachantes beautés. il faut être artiste pour en découvrir les harmonies mystérieuses et les puissants contrastes. la mer y mugit comme nulle part. elle y vit, elle y palpite, elle y a des fureurs léonines, elle y déracine des granits géants, et arrache aux gouffres où elle sabîme des blocs démesurés, quelle vomit sur ses rives. elle nourrit des monstres. les pieuvres y sont colossales ; les crabes, effrayants. le cap est dans leau. partout la lame bat ce grand corps dénudé et le lave. partout aussi le roc surgit du flot, et semble repousser locéan. et puis, au milieu de cette nature grandiose, âpre, austère, des îles verdoyantes, des baies calmes et chaudes, qui font rêver aux sites colorés de la côte napolitaine ; des cimes de rochers enguirlandées de lierres et de lianes, ouvrant aux amours, dans leurs flancs creusés par la vague, des nids frais et charmants, doù lon entend le flot soupirer sur les grèves. enfin le gulf-stream y promène son eau tiède, et y nourrit toute une flore terrestre et marine, dont les grâces délicates, les senteurs, les formes exotiques, la luxuriante végétation, jettent un peu de lumière et de sérénité, comme un sourire, dans ce paysage sombre et tourmenté. cest là que marcelle vint sétablir avec son fils et avec lucette, quelle avait consenti à reprendre auprès delle, malgré sa faute. à la suite de son procès, la pauvre lucette, malade et incapable de gagner sa vie, était tombée dans une profonde misère. bassou, en prison, avait fait de mauvaises connaissances. sétant rendu complice dun vol important, il avait été condamné à quatre ans de travaux forcés. madame de luz, touchée de tant de malheurs, avait pardonné à lucette, qui, depuis lors, lui témoignait un dévouement sans bornes. étienne, sur la prière de marcelle, était venu les attendre à la station de morlaix. à laltération de ses traits, à son embarras, à sa voix émue, au tremblement quil éprouva, quand marcelle sappuya sur lui, elle devina quelle ne sétait pas trompée, quun secret chagrin le torturait ; elle devina quil laimait, et luttait de toutes ses forces contre cet amour. aussi nosa-t-elle pas lui demander de vive voix lexplication des bizarreries quelle lui reprochait dans sa lettre. ils reprirent leur existence des années précédentes. marcelle évitait les trop longs tête-à-tête le soir au bord de la mer ; le jour, les enfants étaient là. elle avait peur, non pas détienne, mais delle-même. toutefois elle ne se rendait pas bien compte encore que cette crainte mêlée dattrait fût aussi de lamour. sans doute elle se disait quune amitié aussi intime, sils étaient libres, pourrait devenir une affection plus tendre ; mais ce quelle éprouvait pour étienne ressemblait si peu au sentiment exalté que robert lui avait inspiré, quelle sétait abandonnée sans réserve à cette pure affection. elle sétait fait une telle habitude de la société détienne, de ses attentions, de ses soins, quelle ne pouvait passer un jour loin de lui sans souffrir. maintenant quelle avait un ami sur qui sappuyer, un cœur en qui verser ses peines passées, ses espérances en lavenir ; maintenant surtout quelle était aimée comme elle avait souhaité de lêtre, elle avait repris confiance, et croyait au bonheur. quant à étienne, il aimait en effet, profondément, ardemment, cette femme si chaste et si tendre, qui lui donnait son âme avec tant dabandon. mais aussi, depuis six ans, il souffrait, il se sentait inquiet, malheureux, malade ; il eût voulu non-seulement lamitié de marcelle, mais son amour. cependant il avait pour elle un tel respect quil neût point osé lui révéler ses souffrances. et puis il avait, lui, des cheveux blancs, des traits fatigués et tristes ; tandis que marcelle était encore si belle ! elle avait trente ans, cest-à-dire quelle était dans toute la splendeur de la jeunesse, dans lachèvement de sa beauté. depuis que robert était effacé de son souvenir, son visage avait repris ses teintes rosées ; ses yeux, leur éclat voilé dombre ; et son sourire, encore un peu triste, avait recouvré pourtant sa grâce enfantine. donc étienne aimait marcelle comme il avait aimé juliette, avec la même impétuosité contenue, avec le même dévouement passionné. et ce second amour bénéficiait encore des déceptions du premier. il neût même osé comparer dans sa pensée marcelle si pure et si sincère à limpudique et menteuse juliette. comment avait-il pu comprimer aussi longtemps cet amour ? cest quil ne souffrait violemment que loin delle. hors de sa présence, il était fiévreux, emporté, irascible même ; il se révoltait contre son malheur ; il voulait lui avouer son amour, et si elle le repoussait, la quitter, la fuir à jamais ; mais dès quil la revoyait, dès quil rencontrait son regard calme et son frais sourire, dès quil entendait sa voix douce, un peu plaintive, dès quil se sentait enveloppé par le charme apaisant que dégageait toute sa personne, il se trouvait soudain rasséréné, plus attendri que troublé. toutefois, cet amour entravé était arrivé à cette période de souffrance aiguë où il devient une véritable maladie morale, une idée fixe, presque une folie. un soir, ils étaient rentrés plus tôt que dhabitude. le temps pronostiquait une tempête. latmosphère chargée délectricité accablait et surexcitait en même temps. les enfants, fatigués par la chaleur du jour, luttaient péniblement contre le sommeil. dordinaire, marcelle ne les couchait quaprès le départ détienne, car elle gardait aussi juana pendant leur séjour au bord de la mer. ce soir-là, elle les envoya reposer de meilleure heure. voyons, chers enfants, leur dit-elle, venez faire votre prière. et tous deux agenouillés devant marcelle, les mains jointes sur ses genoux, récitèrent leur prière du soir. marcelle, sans être exagérée dans sa dévotion, était restée pieuse. son esprit un peu faible, chez lequel le sentiment dominait la raison, navait pu saffranchir des préjugés religieux. mais sa piété était douce et élevée comme son âme. quand les enfants eurent terminé, elle ajouta avec un accent pénétré : mon dieu, veuillez que ceux qui nous ont fait du mal ne soient pas punis de leurs fautes, et par donnez-leur comme nous leur pardonnons. étienne, à ces paroles, sentit ses yeux se mouiller. qui donc ta fait du mal, maman ? sécria le petit chariot. je voudrais bien le savoir, car je ne lui pardonnerais pas du tout. moi non plus, fit juana, qui répétait ordinairement ce que disait chariot. voyons, chariot, si tu avais battu juana, et si juana, au lieu de te le rendre, venait tembrasser, ne serais-tu pas honteux de ta méchanceté et disposé à devenir meilleur ? eh bien ! mon enfant, la plus belle et la plus terrible vengeance que lon puisse tirer du méchant, cest le pardon et la bonté. pourtant, je tassure, mère, quon ne peut pas toujours être bon. quand on nous frappe, encore passe ; mais quand on nous manque de respect… qui donc vous aurait manqué de respect, monsieur chariot ? dit en souriant marcelle. dabord, quest-ce que des bâtards ? demanda lenfant. pourquoi cette question ? cest quaujourdhui, sur la plage, jai entendu une femme qui disait, en nous voyant passer : ce sont les petits bâtards, les enfants de cette femme blonde que vous voyez là-bas avec ce monsieur noir. alors jai demandé au petit pêcheur qui nous ramassait des coquillages ce que cétait que des bâtards. il ma répondu : ce sont des enfants quon méprise, parce que leurs parents ne sont pas mariés ; et il ma demandé à son tour si tu étais mariée avec le monsieur noir. et quas-tu répondu ? reprit marcelle troublée. jai dit que je connaissais bien papa, que ce nétait pas monsieur moriceau. alors il a eu un vilain rire qui ma mis très-fort en colère, et je nai plus voulu répondre à ses questions ni à celles de cette vilaine femme qui était venue nous rejoindre. tu as bien fait, mon enfant. nous ne sommes pas des bâtards, nest-ce pas, maman ? non, mon enfant. et papa vit toujours ? oui, certainement. il ne nous aime donc pas, quil ne vient jamais nous voir ? et maman, dit aussi juana, vit-elle toujours ? oui, répondit étienne. je vois bien que tu ne laimes pas. pourquoi ? est-ce quelle ta fait du mal ? tu sais, juana, que je tai défendu ces questions. et bien ! moi non plus, je ne laime pas. je me rappelle une belle dame avec de grands yeux qui me faisaient peur, tandis que toi, quoique tu ne sois pas si beau, et quon tappelle le monsieur noir, tu ne mas jamais fait peur. dailleurs, moi, je te trouve beau, petit père, ajouta-t-elle en sautant sur les genoux détienne, parce quil ny a personne daussi bon que toi ; cest maman marcelle qui le disait hier. étienne et marcelle se regardèrent, et, dans ce regard, leurs cœurs sétreignirent. marcelle appela lucette, qui vint chercher les enfants. lucette maintenant était méconnaissable. le malheur, la misère avaient détruit tout vestige de son ancienne et merveilleuse beauté. que de tourments accusaient les rides prématurées de son front ! que damertume dans les plis de ses lèvres autrefois si gracieuses ! qua donc lucette ? demanda étienne quand il se trouva seul avec marcelle. il me semble quelle a les yeux rouges, et elle paraît plus triste encore que de coutume. son mari lui a écrit de nouveau ce matin. toujours cet odieux chantage. il lui enlèvera son fils, si elle ne lui envoie pas dargent. sans doute, il en a perdu le droit ; mais lucette lui fait passer tout ce quelle gagne de peur dun mauvais coup. pauvre femme ! se trouver liée pour la vie à un être pareil, un forçat ! cest affreux ! soupira marcelle. la terreur de lucette, cest quil ne périsse un jour sur léchafaud. la loi, reprit étienne, ne devrait-elle pas du moins prévoir des cas semblables, et rompre des liens qui rivent lexistence dun être honnête à celle dun criminel ? ces demi-séparations ne sont-elles pas plus immorales, plus douloureuses, plus funestes même à lordre social que le divorce ? car la séparation désunit sans délivrer ; elle condamne à une sorte de suicide moral des cœurs faits pour aimer. pourquoi pas le divorce ? les enfants, diton. mais la séparation, aussi bien que le divorce, ne brise-t-elle pas pour eux la vie de famille ? je prétends, moi, que la séparation est aussi douloureuse pour les enfants que pour les parents, quelle leur fait une situation aussi fausse. vous le voyez bien : votre enfant, aujourdhui, a failli rougir de vous, parce que votre position est équivoque, et la sienne aussi. vous le voyez bien : malgré la pureté de votre vie, vous serez toujours soupçonnée, votre vertu sera toujours suspecte. vous avez beau nêtre que victime, le monde vous traite en paria ; vous êtes une sorte de déclassée. que sont donc les vils intérêts dargent que prétend sauvegarder le code, à côté des droits du cœur, à côté de lhonneur ? nest-elle pas inique, immorale, flétrissante, au lieu dêtre protectrice, cette loi qui ne rompt que la communauté des intérêts, et qui laisse subsister, quand elle ne la crée pas, la communauté du déshonneur ? ils avaient souvent ensemble abordé cette question ; mais jamais marcelle navait entendu étienne sélever avec cette véhémence contre la loi qui les vouait lun et lautre à un malheur irréparable, éternel. ce nest pas seulement la loi civile, objecta marcelle timidement, cest la loi religieuse, mon ami, qui soppose au divorce. la loi religieuse ! je respecte votre foi, madame, si elle vous a aidée à supporter le malheur. pourtant, sous peine dimpiété, nous ne pouvons prêter à dieu des exigences aussi injustes, aussi barbares. non, car dieu est équitable et bon : il nous a créés pour le bonheur ; surtout il nous a faits libres, il veut la libre expansion de notre cœur. les hommes seuls sont iniques ; ils nont pas le sentiment de la vraie loi morale et de leur dignité. non, la société na pas le droit dattenter à la liberté individuelle en ce qui concerne lessor des affections, de dire à deux êtres qui ont un cœur : vous naimerez plus. elle na pas le droit, quand personne ne doit en souffrir, dempêcher chacun darranger sa propre destinée comme il lentend. cest elle qui est responsable de tous les crimes de désirs, de tous les adultères cachés et de tous les malheurs qui en résultent. qui donc serait lésé, par exemple, si vous vous remariiez, si je me remariais ? serait-ce votre mari, qui ne vous a jamais aimée ? et la fortune de son enfant serait-elle compromise, puisquil ne lui en a pas laissé ? serait-ce ma femme, qui a déshonoré mon nom, qui le déshonore chaque jour, ma femme qui me hait, et qui sans doute souhaite ma mort ? seraient-ce ces pauvres enfants abandonnés ? nauraient-ils pas du moins une famille régulière dont ils ne rougiraient pas ? vous-même, pure et noble femme, unie à un être digne de vous, vous ne seriez plus en butte aux soupçons injurieux. enfin lucette, protégée par un autre mari, naurais plus à redouter les menaces de ce bandit, et sa vie ne serait pas à jamais flétrie par ce lien qui la déshonore, elle et son enfant. ah ! sans doute, vous avez raison, mon ami ; mais les lois, hélas ! sont plus fortes que nous, et nos souffrances ignorées ne les feront pas changer. je vous en prie, ouvrez cette fenêtre. ne trouvez-vous pas quil fait un peu chaud ? étienne se leva pour ouvrir la croisée. marcelle était oppressée : elle éprouvait une sorte de malaise. lanimation nerveuse avec laquelle étienne venait de parler, lui faisait vaguement appréhender un danger. elle essaya de changer de conversation. vous ai-je dit que jattendais ma mère demain ? jai reçu un mot ce matin qui mannonce son arrivée, si toutefois mon père consent à la laisser partir, et à lui donner largent nécessaire pour son voyage ; car, depuis les dernières catastrophes qui lont ruiné, il est plus irritable, plus tyrannique que jamais. croiriez-vous quil accuse cette pauvre femme de tous ses désastres ? cest elle qui la ruiné, dit-il, par son incurie, son insouciance. vous savez si elle avait le droit seulement de donner un conseil, de faire la moindre dépense. souvent même il lui refusait largent le plus indispensable, sous prétexte quelle eût été incapable de le gagner et de le dépenser sagement. je nose me plaindre, moi, quand je pense au malheur de ma mère. elle a tout supporté par tendresse pour moi, pauvre femme ! lamour maternel en a fait une sainte, une martyre. ah ! oui ! soupira étienne, que de victimes obscures, si complètement écrasées par le mariage, quelles nont plus même la force de se plaindre ! ma pauvre mère, reprit marcelle, a tant souffert des violences de mon père, de ses reproches iniques, quelle en a pris une sorte de tremblement nerveux. elle est réellement malade, et jespère que lair de la mer, le calme surtout et nos soins parviendront à la rétablir. seulement, mon ami, peut-être serons-nous obligés de nous voir un peu moins souvent. vous savez à quel point ma mère est jalouse de mon affection, et cette jalousie augmente de jour en jour. est-ce mon éloignement que vous ordonnez, madame ? demanda étienne bouleversé. au même instant, un éclair illumina le ciel, et un coup de tonnerre terrible ébranla la cabane. une rafale poussa violemment les fenêtres entrouvertes, la bougie séteignit, un meuble renversé tomba avec fracas. surpris par cette brusque tempête, tous deux se levèrent à la fois. marcelle jeta un cri ; tremblante, elle sélança vers son ami, et de tout son poids sappuya sur le bras frissonnant détienne, qui la serrait doucement contre lui, ainsi quun enfant effrayé quon veut rassurer. elle ployait davantage. tout le jour, à bout de courage, obsédé par cette pensée fiévreuse qui le torturait depuis six ans, il avait été sur le point davouer ses luttes, ses souffrances. à présent quil tenait entre ses bras cette femme tant aimée, au lieu de lui crier son amour qui débordait, il nosait pas même le lui laisser deviner. quavez-vous, marcelle, quavez-vous ? de grâce, répondez-moi, disait-il dune voix étouffée. rien, je ne sais… la frayeur. elle voulut se dégager ; mais elle retomba. il la conduisit à son fauteuil. le tonnerre… jai eu peur… je vais mieux… merci, dit-elle. restez auprès de moi, je vous en prie. par une étreinte nerveuse, elle lui pressait fortement la main. souffrez-vous ? demanda encore étienne effrayé de ce trouble. non, plus maintenant. je suis bien, là, près de vous ; mais ne me quittez pas. suis-je assez peureuse ? quel danger cependant pourrait matteindre, protégée par une amitié comme la vôtre ? la foudre elle-même ne meffraye plus. et vous pensiez tout à lheure que je vous ordonnais de me quitter ? mais que deviendrais-je sans vous ? nêtes-vous pas mon seul ami, le seul devant lequel jouvre ma pensée tout entière ? après mon fils, vous êtes ce que jai de plus cher au monde ; et si vous mabandonniez, je ne pourrais plus vivre. loin de vous, si vous saviez commeje suis malade, inquiète ! chaque fois que vous me quittez, il me semble que mon cœur se déchire. quel bien-être on éprouve à sentir à côté de soi une amitié si tendre, toujours en éveil, ingénieuse à vous épargner la moindre contrariété, la plus légère souffrance ! étienne sétait laissé glisser aux genoux de marcelle. merci, merci, murmurait-il en baisant pieusement ses mains. lorage continuait au dehors, mais avec moins de violence. le tonnerre grondait au loin. on entendait le sourd mugissement des flots. la pluie fouettait les vitres. ils restèrent quelque temps silencieux, ivres de bonheur, et bercés par le bruit de la tempête. tout à coup marcelle, cédant à un mouvement irrésistible de reconnaissance et de tendresse, prit entre ses petites mains le front détienne, et le baisa. étienne laissa échapper un cri sourd, un cri de passion. il repoussa violemment marcelle, se leva, voulut séloigner ; mais il chancela, et tomba comme foudroyé. en le voyant étendu, inerte, marcelle fut prise d une terreur folle. elle se jeta sur lui, lappela avec délire par les noms les plus tendres, et dans son égarement, elle lentourait de ses bras. il revint à lui. je vous aime, je vous aime, répétait-il éperdu. vous maimez donc aussi. je nosais espérer un pareil bonheur. mon amie adorée, ma femme, ma femme ! il la serra dans ses bras avec transport. quel vertige ! ah ! pardonne, je suis fou ! marcelle ne répondait plus ni à ses paroles ni à ses étreintes. elle restait immobile, stupéfaite. cet amour si véhément leffrayait, mais elle nosait le repousser. oui, reprenait-il avec la même ardeur, ma femme devant dieu, puisque les hommes nous ont séparés. nos cœurs faits lun pour lautre sont unis à jamais. nous quitterons la france, veux-tu ? ce monde où nous avons tant souffert, et nous irons bien loin dans un pays où personne ne nous connaî tra ; un beau pays plein de soleil et de poésie, un de ces pays où il y a toujours des fleurs. là, plus de froid, plus de souffrance ; un printemps doux et éternel comme notre tendresse, comme notre bon heur. réponds, réponds-moi donc. tu consens, nest-ce pas ? tu macceptes pour ton mari, ton soutien, ton ami à jamais. mais ta main est froide, tu pleures. tai-je offensée ? non, vous ne moffensez pas, étienne. rien de vous ne peut moffenser ; mais je pleure, parce que le bonheur que vous moffrez, que je désire autant que vous, est impossible. ce ne sont pas, je vous lai dit, les hommes seulement qui nous séparent ; cest dieu, cest ma religion, cest ma conscience. vous céder serait un crime, une souillure que ni le monde, ni dieu, ni moi-même, ni nos enfants peut-être ne nous pardonneraient. non, je ne puis, je ne veux pas faillir à mon honneur, à ma dignité. sans doute la conduite de mon mari me rendrait excusable ; mais parce que jai épousé un homme indigne, en suis-je plus autorisée à manquer à mes devoirs, à mes serments ? cependant je suis heureuse que vous mayez avoué votre amour. maintenant, il ny aura plus de secret entre nous. je devinais que vous me cachiez une souffrance, je ne pouvais y remédier, puisque je lignorais : mais à présent, je saurai lapaiser, la guérir. elle se releva, ralluma la bougie ; car toute cette scène sétait passée à la lueur des éclairs incessants qui déchiraient le ciel. quand marcelle revint à étienne, elle le trouva, la tête inclinée, le visage abattu, lœil morne. il était maintenant désespéré, presque honteux de ce moment de folie… il pensait : elle est calme, elle raisonne, tandis que je délire. elle céderait peut-être par bonté, par pitié. mais elle ne maime pas ; elle ne peut maimer. elle est trop pure, trop parfaite ; et moi, je suis trop vieux, trop laid, marcelle lui prit la main. dites-moi, supplia-t-elle, que vous maimez toujours, que vous ne men voulez pas de mon refus, que vous ne me quitterez pas, que nous resterons à jamais amis. oui, vous avez raison, répondit-il résigné et calme en apparence, vous ne pouvez faillir, vous ! merci de mavoir rappelé à moi-même, merci de votre pardon ! que vous êtes bonne et généreuse ! mais il se fait tard. il est temps que je rejoigne ma cabane. vous reviendrez demain, nest-ce pas, de bonne heure ? oui, de bonne heure, fit-il. en passant devant la chambre des enfants, il demanda à les voir dormir. il les baisa au front tous les deux. y a-t-il rien de plus beau quun enfant endormi ! dit-il en soupirant. quelle sérénité ! puissent les passions ne jamais les atteindre ! voyez donc, que notre juana est belle ! vous laimez bien, nest-ce pas ? vous laimerez toujours ? oui, mon ami, toujours, puisque vous laimez. au moment de le quitter, promettez-moi, ajouta marcelle, saisie dune vague appréhension, promettez-moi que nous ne nous séparerons pas. je vous le promets, dit-il dune voix hésitante. il déposa sur la main de marcelle un baiser respectueux et recueilli, dans lequel il parut mettre toute son âme. dès quelle fui seule, marcelle se jeta à genoux, et laissa éclater les sanglots qui la suffoquaient. mon dieu, mon dieu ! comme je laime ! sécria-t-elle en joignant les mains avec désespoir ; donnez-moi la force de lui résister. lui résister ! pauvre cœur, si bon, si dévoué ! lui qui a déjà tant souffert, le faire souffrir encore, cest horrible. elle marchait maintenant à travers la chambre, indécise, troublée. elle se rappelait la résignation douloureuse, le désespoir contenu quexprimait tout à lheure le visage détienne. sil allait partir !… ne plus le voir ! à cette pensée, elle était saisie dune sorte dégarement, lair manquait à sa poitrine, et son cœur sarrêtait de battre. elle songeait à courir chez lui, à se jeter à ses pieds. elle alla jusquà la porte, louvrit ; mais la tempête, qui redoublait en cet instant, la repoussa violemment. elle rentra. je suis folle, se dit-elle. me quitter, le pourrait-il ? nos cœurs ne sont-ils pas si étroitement liés quils sont comme rivés lun à lautre ?… et cependant, pour résister à cet amour, il faudrait fuir, je le sens bien. pardonnez-moi, mon dieu ! je ne le pourrai pas. mais étienne a raison : vous êtes bon, et vous nordonnez pas un pareil sacrifice, un sacrifice inutile, dont personne ne profiterait… dailleurs est-il bien sûr que ce soit un crime ? me donner à un homme qui maime autant, que jaime, moi, de toute mon âme, y a-t-il rien là qui puisse blesser ma dignité ? elle sarrêta, voila son visage de ses mains. est-ce bien moi qui raisonne ainsi ? pendant quelques instants, elle resta accablée, la rougeur au front. puis, soudain se redressant avec exaltation : après tout, si cest un crime, eh bien ! je le commettrai pour lui. oui, mon cœur, ma conscience, ma dignité même my poussent. ce qui est honteux, cest de faire souffrir ceux qui nous aiment. ah ! quil me tarde de le revoir et de lui confier pour toujours ma vie, mon bonheur et mon honneur aussi, quil saura mieux sauvegarder que moi-même ! plus calme maintenant, elle alla se coucher à côté des enfants. étienne, au lieu de rentrer chez lui, resta dehors sur la grève. mais ce nétait point pour observer les horreurs grandioses de cette nuit dorage, les incendies du ciel et la tourmente des flots. il marchait lentement, la tête penchée en avant. il ne sentait ni la pluie qui mouillait son visage, ni la rafale, qui par instant sopposait à sa marche. de temps à autre, il découvrait son front brûlant, comme pour apaiser la tempête qui bouleversait aussi son cerveau. mille pensées tumultueuses traversaient son esprit désolé, semblables aux nuages grisâtres qui, poussés par le vent, couraient épars sur un fond noir. tout à coup il marcha plus vite, puis il revint sur ses pas comme invinciblement attiré. il séloigna de nouveau avec colère. marcelle habitait une maisonnette sur la baie des villes. il côtoya le rivage, franchit le rochroum, puis le fort de liek, et continua son chemin jusquà une falaise escarpée, qui dominait la mer en sur plomb. la tempête semblait se calmer. on voyait circuler sur la plage quelques vigies, quelques falots. il gravit le rocher. arrivé au sommet, son regard embrassait la mer immense. dun côté, la petite anse de roscoff ; en face de lui, lîlot de batz, avec son phare à feux tournants, qui éclairait de ses rayons impassibles et splendides cette lutte titanesque des éléments. tout à coup, il lui sembla que des voix sortaient du rocher. il tressaillit, prêta loreille. il nentendit plus rien. alors il leva au ciel un regard désespéré ; une dernière fois il se tourna vers la demeure de marcelle ; puis il se précipita dans le gouffre. au moment où étienne moriceau parvenait au haut de la falaise, deux hommes assis dans une anfractuosité du rocher, à labri de la bourrasque, fumaient et devisaient. tu mavoueras, disait lun, que tu me conduis là à un spectacle peu récréatif : passer la nuit dernière en chemin de fer, et, au lieu de sétendre dans un bon lit, venir sasseoir dans cette grotte humide, si ce sont là les délices de roscoff… tais-toi, ripostait lautre, ton prosaïsme me fait pitié. peut-on être dépourvu à ce point de lamour du beau ? de lhorrible, veux-tu dire ? mais regarde donc cette sublime tempête, ces montagnes mouvantes qui se heurtent et se dévorent, ces embrasements sinistres succédant aux ténèbres du chaos, et ces déchirements du ciel et ces nuages semblables à des dragons en furie. puisque ce spectacle ne témeut pas, fume et ne dis rien. tu sais que je naime pas à être distrait, quand je fais mes études. il faut que je mimprègne de toutes ces horreurs ; car je médite un naufrage pour la prochaine exposition, une œuvre magistrale, tu verras. ils se turent. soudain, ils virent le corps dun homme traverser lespace et disparaître dans la vague. tous deux, dun même élan, coururent au bord du précipice. au secours ! au secours ! crièrent-ils ; mais leurs voix se perdaient dans les mille voix de louragan. lartiste jeta ses vêtements, et plongea. lautre hélait toujours. penché sur labîme, il sondait le gouffre dun regard plein de terreur. cependant, les secours arrivèrent. il était temps. vingt fois le sauveteur avait saisi étienne ; vingt fois la vague les avait séparés. ses forces étaient à bout. une heure après, étienne, ranimé, se trouvait couché à lhôtel de bretagne. il avait une forte fièvre, accompagnée dassoupissement. toutefois, le médecin déclara quun bon sommeil le remettrait, et que le lendemain il serait sur pied. mais étienne ne put dormir. à travers la mince cloison qui le séparait de ses voisins, une conversation, qui lui parut dabord un rêve, un effet du délire, tint son esprit en éveil. les deux amis qui lavaient sauvé, soupaient avant de se coucher ; car on entendait le bruit des verres et des fourchettes se mêler à celui des paroles. quelle chose bizarre ! disait lartiste, nai-je pas cru reconnaître tout à lheure dans mon noyé un homme que je nai vu quune fois, mais dans une circonstance difficile à oublier ? bah ! cest impossible. il y a huit ans, tout au plus, monsieur moriceau était encore fort jeune, et cet homme a les cheveux blancs. quelle ressemblance pourtant ! monsieur moriceau ! exclama son compagnon. serait-ce le mari de la belle moriceau qui a, un moment, occupé tout paris, et à laquelle tu nas pas été, je crois, tout à fait étranger ? cest cela. tu as même été, rapporte la chronique, au mieux avec elle. oui. longtemps ? pendant un mois. cest peu. ah ! mon cher, cétait déjà trop. comment ? on la dit si séduisante ! elle a de belles lignes, une couleur superbe ; mais pas de cœur. tu las aimée, cependant. à la folie. on ne peut aimer cette femme que comme cela. on prétend quelle a le diable au corps. oui ! elle vous brûle. cependant, au bout dun mois, tu en avais assez ? certes, jai plus souffert en ce mois de douloureuse mémoire, que je nai souffert dans toute ma vie. cette femme a pourtant eu sur ma destinée une influence décisive et bienfaisante. elle ma fait comprendre que je nétais point bâti pour de telles secousses, et que lart est un maître jaloux qui nadmet pas de rival. juliette moriceau a contribué puissamment à modifier mes idées sur lart, sur la passion et sur la famille. moi qui avais cru jusque-là quil fallait être possédé de la fièvre damour pour produire de grandes œuvres, jai dû reconnaître que rien nest plus atrophiant pour le talent, plus opposé au développement du sentiment artistique que ces passions absorbantes, que ces entraînements violents. que dis-tu là ? hélas ! oui ; pendant ce mois de folie et les six mois qui ont suivi, je nai pu donner un coup de pinceau : je tournais tout bonnement à lidiotisme. jai compris alors que la famille seule pouvait me sauver, en me rendant le calme et les douces affections. cest à ce moment que tu as rappelé annette ? et que je me suis marié. dès lors, jai recouvré toute ma liberté desprit, qui depuis ne ma plus quitté. donc, à quelque chose malheur est bon ; car tu es aujourdhui le modèle des papas et des maris. positivement. moi, qui croyais détester les enfants, je reconnais maintenant que je les adore, et que jétais fait pour le mariage. mes deux marmots font la joie de ma vie. alors tu ne crois plus à la fatalité des organisations, au contraire, plus que jamais. jai souffert tant que mon organisation était hors de sa voie normale. depuis que jai trouvé ma véritable destinée, cest-à-dire lamour de lart, le travail dans le calme de la vie de famille, je suis le plus heureux des hommes. tu vois donc bien que mon histoire prouve en faveur de ma thèse. cependant, allégua son interlocuteur, supposons que la belle juliette, au lieu de tomber sur un mari quelle naimait pas, un mari jaloux comme plusieurs tigres, jaloux comme un vrai peau-rouge, pas civilisé du tout, eût épousé robert de luz, crois-tu quelle neût pu faire une bonne et vertueuse femme ? mariés, répliqua lartiste, ces deux êtres-là se fussent arraché les yeux au bout de quinze jours ; car ils ne comprennent pas les sentiments tendres. tandis que voilà dix ans quils saiment, quils souffrent, quils se brouillent, quils se réconcilient. sans doute, cette vitalité exubérante, cette imagination toujours surexcitée, cette ardeur sensuelle inépuisable, constituent une maladie réelle. de pareils êtres sont des produits de notre société subversive, des sortes de maniaques passionnels qui portent avec eux le désordre et la douleur. mais combien ne sont-ils pas plus redoutables encore quand ils sont enchaînés ? encore une question sur cette belle juliette, quun de mes amis a, comme toi, connue particulièrement. qua-t-elle fait de son marchand de coton ? elle la ruiné, puis congédié. jai même entendu dire que le fameux comte de luz nétait pas étranger à cette ruine. comment cela ? on prétend que le dit rabourdet entretenait madame moriceau, et que madame moriceau… pauvre robert ! cest une de mes déceptions les plus douloureuses ; car je lai aimé à légal dun enfant dadoption. quelle belle et puissante nature ! il a traversé le monde parisien comme un resplendissant météore. que lui a-t-il manqué pour faire un grand homme, et peut-être un homme de génie ? une jeunesse difficile qui développât en lui la volonté et le sentiment du devoir, ces deux contre poids sans lesquels les plus belles organisations restent incomplètes et stériles. et quest devenue madame de luz ? le piquant de cette douloureuse histoire, cest que les deux époux trompés se consolent, dit-on, et se vengent ensemble par une lune de miel qui dure depuis six ans. deux êtres bons et constants, dailleurs, bien dignes de saimer et dêtre heureux. et moi qui croyais cette jolie madame de luz une héroïne de vertu ! ce chassé-croisé jette un froid sur mon admiration. puisquelle accepte un consolateur, elle est à peu près pour moi sur le même rang que la moriceau. or, étienne ne perdit pas un mot de la conversation des deux amis. une fièvre intense lagita toute la nuit. à quatre heures, il se leva, passa chez lui pour changer de vêtements. à six heures, il monta dans la patache qui conduit à morlaix, et là, prit le chemin de fer pour paris. il y arriva le lendemain, de bonne heure. il entra chez un armurier, où il fit emplette dun poignard, dont il examina la lame avec soin. puis il se fit conduire rue saint-lazare, 54, où il demanda madame moriceau. on lui répondit quelle était partie pour bade. il alla ensuite rue laffitte, 27, et senquit de monsieur de luz. parti pour bade, lui répondit-on également. alors il se rendit au chemin de fer de strasbourg, et prit un billet pour bade. il semblait parfaitement calme. la chaleur était accablante. son front ruisselait. ses doigts avaient un mouvement nerveux presque continuel. était-ce un mouvement machinal ou un indice dagitation intérieure ? il devait avoir encore la fièvre. depuis quarante-huit heures, il navait pas mangé. une ardeur singulière brillait dans ses yeux. il arriva à bade, vers dix heures du soir. au lieu de descendre dans un hôtel, il se rendit directement à la maison de jeu. placé dans langle dune porte, il pouvait observer sans être remarqué. robert de luz, debout près dune table de roulette, posait à chaque instant une poignée dor sur un numéro. étienne, immobile, suivait des yeux tous ses mouvements, et de temps en temps jetait autour de lui un regard rapide. il était là depuis une demi-heure, quand une femme fort élégante passa à côté de lui, au bras dun étranger. elle le frôla de sa robe. il tressaillit, regarda cette femme. sa figure, ordinairement si placide, prit une expression effrayante. ses narines se gonflèrent, sa bouche frémit. ses yeux pâles eurent un regard féroce. cette montée de colère dura peu. monsieur, demanda-t-il dune voix calme à un jeune homme qui paraissait observer comme lui, quel est donc lhomme auquel cette femme donne le bras ? un riche moldave, qui a fait sauter la banque hier. et cette dame ? une de ces aventurières qui chaque été infestent les villes deaux. juliette en cet instant sapprochait de robert, et lui parlait à demi-voix. et ce monsieur auquel elle adresse la parole ? poursuivit étienne. un joueur, une espèce de chevalier dindustrie, ou si vous aimez mieux, de chevalier damour, qui, dit-on, vit aux crochets de cette femme. il joue avec son argent. savez-vous où ils sont descendus ? oui, à lhôtel victoria. ah ! ah ! ajouta-t-il, seriez-vous pincé par la belle moriceau ? je vous préviens quelle coûte fort cher, plus quelle ne vaut. comme elle pose pour une femme honnête qui a eu des malheurs, il faut lui payer ses malheurs ; et comme elle conserve un certain décorum de femme du monde, il faut encore payer cela, ainsi quon paye le luxe des boutiques qui étalent beaucoup de tapis et de dorures. étienne alors sortit, se rendit à lhôtel victoria ; et là, en glissant une pièce dor dans la main du garçon dhôtel, il lui demanda une chambre voisine de celle de madame moriceau. le garçon sourit. il y en a une justement, répondit-il, qui peut communiquer avec lappartement de cette dame. seulement la porte est condamnée ; mais il ne vous sera peut-être pas impossible de vous la faire ouvrir. étienne le suivit. quand il fut dans sa chambre, il examina la porte, et en dévissa la serrure avec la pointe de son poignard. à minuit, juliette rentra, et quelques instants après robert la rejoignit. il jeta sur la table plusieurs poignées dor et une liasse de billets de banque. la veine est venue tard, mais elle est venue, dit-il, et fort à propos. oui, repartit juliette, car je vous avais donné ce soir mon dernier billet de mille francs, et, sans cette aubaine… eh bien ? fit robert. il eût fallu partir. pour aller où ? que sais-je ? à paris. ou en moldavie, répliqua-t-il vivement. je trouve que vous vous affichez un peu trop avec ce moldave. cela devient plaisant ! voyons, continuez. me croiriez-vous jaloux ? je lespérais un peu. eh bien ! non. je voudrais seulement que vous ne me rendissiez pas ridicule. je ne comprends pas. chère innocente ! à propos de quoi cette querelle, je vous prie ? dit juliette fièrement. allons ! nous avons ce soir trop de foin au râtelier, pour songer à nous battre. vous croyez peut-être que jai fait des coquetteries à ce prince moldave ? mon dieu, oui. et quand cela serait ? parbleu ! je le sais bien, je nai pas le droit de le trouver mauvais. eussé-je perdu ce soir, nous étions demain sans un sou. vous songiez à vous mettre à labri dun désastre. je ne saurais que vous louer de votre prévoyance. une injure semblable de votre part, cest odieux, cest lâche, sécria juliette, qui bondit sous linsulte. mais qui êtes-vous donc, vous, sinon le plus méprisable des hommes ! ma chère, tu ne me mépriseras jamais autant que je me méprise moi-même, répondit robert en allumant tranquillement une cigarette. juliette, désarmée par cette réponse, se promena silencieusement dans la chambre. robert, dit-elle tout à coup dune voix sourde. quoi ? maimes-tu ? maimes-tu toujours ? et veux-tu enfin naimer que moi, dis ? et je le jure, je serai à toi, à toi seul, ton esclave, ta servante pendant la vie entière. que me proposes-tu là ? recommencer une lune de miel après dix ans ! crois-moi, ce serait fade. nous en aurions des nausées au bout de quinze jours. non, vois-tu, nous sommes des galériens de lamour, des forçats du plaisir. la vie que tu me proposes, mais cest encore une espèce de mariage. et, dieu merci ! cest assez dune fois. vous préférez cette vie de bohème ? maintenant que jy suis fait, ce nest pas si désagréable. il y a au moins un peu dimprévu dans lexistence. je trouve assez piquant que moi, qui ai dépensé jusquà un million par an, je ne sache pas quelquefois si et où je dînerai. dailleurs, quand jen serai las, il y a un moyen bien simple… ah ! oui, le suicide, encore. vous naurez donc aucune pitié pour une pauvre femme qui vous aime ; car je vous aime toujours, moi, entendez-vous, robert ? ah ! parbleu ! je le sais bien. avoue seulement quil y a un peu de pose dans cet amour-là. moi ! je pose pour vous aimer ! cen est trop ! eh bien ! non, tu maimes, cest entendu. et je ten veux presque, ma pauvre juliette ! sans toi, qui es désormais la seule attache sérieuse qui me retienne à la vie, il y a longtemps que je me serais brûlé la cervelle. cest vrai, cela, robert ? fit-elle tout émue, tout heureuse ! oui, cest parfaitement vrai, dit-il tranquillement. elle sapprocha de lui par un mouvement impétueux, et lentoura de ses bras. ah çà, reprit robert en se dégageant doucement, tu maimeras donc toute ta vie ? juliette resta un moment étourdie par cette question. et… vous en êtes fatigué, nest-ce pas ? eh bien ! voulez-vous vous débarrasser de moi ? je vais vous en dire le moyen. aimez-moi comme je vous aime, aimez-moi à en devenir fou et criminel comme je lai été ; et je crois que je vous haïrai. savez-vous pourquoi je nai jamais aimé que vous, pourquoi je ne puis aimer que vous ? cest parce que jamais vous navez été complètement à moi ; parce que je vous sentais toujours prêt à méchapper. ah ! cest un amour vraiment fatal que celui que jai pour vous, un amour de damnée. que de fois jai essayé de vous oublier ! oui, cest vrai, jai voulu en aimer dautres ; je ne lai pas pu. jai voulu aimer mon mari ; je ne lai pas pu. jai voulu aimer ma fille ; je ne lai pas pu. je me suis jetée dans la dissipation, jai souhaité tous les luxes, tous les plaisirs, tous les hommages pour vous oublier, et je vous aime encore. emportée par cette infernale passion, jai renié tous mes devoirs : jai abandonné ma fille. pour vous, jai fait souffrir tous les êtres qui maimaient, à commencer par ce pauvre étienne, un martyr. je ny puis penser sans me faire horreur à moi-même, voilà un retour de tendresse conjugale qui ne manque pas dopportunité, dit robert en lançant une bouffée de fumée. ah ! cest quil y a des instants où, révoltée de votre froideur, de votre scepticisme… de mon scepticisme ? et vous, à quoi croyez-vous donc ? moi ! sceptique ! mais je crois atout ; à dieu, à lenfer, et surtout à lamour. aimer, être aimée vraiment, je nai plus que ce rêve, le seul de ma vie. je ne lai été quune fois, par étienne, et je ne lai pas compris. aussi, par moments, je songe encore à aller me jeter à ses pieds, le supplier de me rendre son amour, de me rendre ma fille. ces liens, ces amours purs que jai méconnus, me réhabiliteront, si je puis lêtre. il ny a quune difficulté, ma pauvre juliette, cest quil est assez probable que votre mari vous recevrait fort mal. vous savez quil est lamant de marcelle. ah ! je le sais bien, et cest pourquoi jhésite, jai peur. elle le savait, fit en riant robert. voilà donc pourquoi aujourdhui vous aimez votre mari : cest uniquement parce quil en aime une autre, et que ce bonheur vous gêne. croyez-moi, laissez ce brave homme en paix. laissez-lui surtout le soin délever votre fille. et si cest marcelle qui doit en être chargée, elle sen acquittera mieux que vous. cette femme que je hais, la charger délever ma fille ! ma fille à moi, la vôtre ! non, non, je ne le veux pas. je réclamerai mon enfant. ah ! comme vous me méprisez ! vous estimez donc bien votre femme ! elle est pourtant aussi coupable que moi maintenant, puisquelle aussi a un amant. en cet instant la porte de communication fut poussée violemment. étienne, pâle, livide, effrayant, se précipita dans la chambre, le poignard levé. il courut droit à juliette ; et, rapidement, avec une adresse de sauvage, avant quelle eût pu faire un mouvement, il la frappa au cœur. elle poussa un râle sourd et tomba. alors étienne, se tournant vers robert, voulut aussi le frapper ; mais robert esquivant le coup, le désarma, et sortit pour appeler du secours. quand il rentra, accompagné de plusieurs hommes, on trouva étienne tranquillement assis. on sapprocha. ses deux mains étaient posées sur ses genoux. sa tête, inclinée en avant, restait immobile. ses yeux fixes, démesurément ouverts, regardaient dans le vague. les muscles de son visage étaient horriblement contractés. on lui adressa la parole. mais au lieu de répondre, il éclata dun rire saccadé, strident, effroyable. tous reculèrent dépouvante. il était fou. deux jours après, les journaux de paris enregistraient ainsi aux faits divers cette scène tragique : bade vient dêtre le théâtre dun douloureux événement. monsieur m…, ancien officier de marine, a tué sa femme, dans un accès daliénation mentale. il a été ramené à paris et conduit à la maison impériale de charenton.